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T-232-17

2017 CF 872

Jade Elizabeth Thelwell (demanderesse)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Thelwell c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Mactavish—Ottawa, 14 septembre et 3 octobre 2017.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Passeports — Contrôle judiciaire d’une décision de la Division des enquêtes de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada, qui a conclu que la demanderesse a fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant sa demande de passeport —En conséquence, une suspension de cinq années des services de passeport a été imposée à la demanderesse — La demanderesse, une citoyenne canadienne âgée de 25 ans, aspirait à devenir chanteuse pop — Elle a été accusée d’extorsion et de harcèlement criminel — La police a ensuite saisi son passeport — La demanderesse a tenté de le récupérer, sans succès — Elle a présenté une nouvelle demande de passeport, mais elle a en fin de compte fourni de faux renseignements; la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a ensuite informé la demanderesse qu’elle faisait l’objet d’une enquête — La Direction de l’intégrité du Programme de passeport a rendu une décision en application du Décret sur les passeports canadiens — Elle a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une conclusion selon laquelle la demanderesse avait fourni des renseignements faux ou trompeurs — Une période de refus de services de passeport pour une période de cinq ans a été imposée à la demanderesse — Il s’agissait de savoir si l’imposition d’une suspension de cinq ans des services de passeport à l’encontre de la demanderesse était raisonnable — La Direction de l’intégrité du Programme de passeport n’a pas raisonnablement soupesé les considérations concurrentes en l’espèce — Il n’y avait aucune indication dans la décision faisant l’objet d’un contrôle que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport était informée que les droits de la demanderesse garantis par la Charte étaient impliqués en l’espèce — Les motifs présentés pour justifier l’imposition d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport de cinq ans à l’encontre de la demanderesse n’ont pas abordé l’incidence que cette décision aurait sur sa liberté de circulation; le décideur n’a pas non plus soupesé les intérêts de la demanderesse et les objectifs du Programme de passeport, tel qu’il était tenu de le faire — Un examen des affaires portant sur les passeports a été effectué — Les inconduites dans ces affaires étaient beaucoup plus graves que l’inconduite de la demanderesse — Rien n’indiquait dans les motifs présentés par la Direction de l’intégrité du Programme de passeport que cette dernière a examiné d’une manière significative les éléments de preuve abondants de la demanderesse quant à l’incidence dévastatrice de la décision; elle n’a pas non plus expliqué pourquoi il était raisonnablement nécessaire de refuser à la demanderesse de lui délivrer un passeport pendant une période de cinq ans afin de préserver l’intégrité du système de passeport canadien — Par conséquent, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a omis de procéder à l’analyse nécessaire en mettant en balance la gravité de l’atteinte à l’encontre de la liberté de circulation garantie par la Charte de la demanderesse, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part — La décision a été annulée et l’affaire a été renvoyée à un autre décideur pour une nouvelle décision — Demande accueillie.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation et d’établissement — La Division des enquêtes de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada a conclu que la demanderesse avait fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant sa demande de passeport; en conséquence, une suspension de cinq années des services de passeport a été imposée à la demanderesse — L’administration du Programme de passeport est régie par les Instructions sur l’exécution du Programme de passeport, qui ne reconnaissent pas que la liberté de circulation garantie par la Charte était impliquée dans des décisions telles que celle-ci — Il n’y avait aucune indication dans la décision faisant l’objet d’un contrôle que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport était informée que les droits de la demanderesse garantis par la Charte étaient impliqués en l’espèce; la décision n’a pas abordé notamment l’incidence que cette décision aurait sur sa liberté de circulation — Les décideurs sont tenus de mettre en balance la gravité de l’atteinte aux droits garantis par la Charte de l’individu, d’une part, et les objectifs du programme en question, d’autre part — L’évaluation individualisée requise était absente en l’espèce; donc, l’imposition d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport de cinq ans n’a pas tenu compte d’une restriction proportionnée à l’égard de la liberté de circulation garantie par la Charte de la demanderesse.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Division des enquêtes de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada, qui a conclu que la demanderesse a fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant sa demande de passeport. En conséquence, une suspension de cinq années des services de passeport a été imposée à cette dernière.

La demanderesse est une citoyenne canadienne âgée de 25 ans qui aspire à devenir chanteuse pop. Après que sa relation avec un bailleur de fonds potentiel qui s’était engagé à la soutenir financièrement a pris fin, la demanderesse s’est comportée d’une manière qui a abouti à des accusations d’extorsion et de harcèlement criminel contre elle. La police a subséquemment saisi le passeport de la demanderesse en satisfaction à une condition de mise en liberté. Les accusations ont par la suite été retirées ou encore la demanderesse a reçu une absolution inconditionnelle après avoir plaidé coupable à l’une des accusations. Elle a tenté par la suite de récupérer son passeport auprès de la police, sans succès. Elle a donc présenté une nouvelle demande de passeport, mais elle a en fin de compte fourni de faux renseignements. La Direction de l’intégrité du Programme de passeport a ensuite informé la demanderesse qu’elle faisait l’objet d’une enquête. Un enquêteur a conclu que la demanderesse avait fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant sa demande de passeport. On lui a ensuite donné la possibilité de présenter des renseignements qui auraient « contredit ou neutralisé » cette conclusion avant qu’une décision finale soit rendue, ce que la demanderesse a fait. La Direction de l’intégrité du Programme de passeport a néanmoins rendu une décision en application du Décret sur les passeports canadiens. La Direction de l’intégrité du Programme de passeport a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une conclusion selon laquelle la demanderesse avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans la déclaration qu’elle avait soumise dans sa demande de passeport. En conséquence, elle a refusé de délivrer un passeport au nom de la demanderesse et une période de refus de services de passeport pour une période de cinq ans a été imposée à cette dernière.

La demanderesse a fait valoir le fait que la suspension de cinq années des services de passeport était déraisonnable, car elle omettait de tenir compte de faits pertinents, de tenir compte de l’effet disproportionné qu’une longue période d’inadmissibilité à un passeport aurait sur elle, et d’établir un équilibre adéquat entre les objectifs du Programme de passeport et les répercussions qu’une suspension de cinq années des services de passeport aurait sur sa liberté de circulation garantie par la Charte canadienne des droits et libertés.

Il s’agissait de décider si l’imposition d’une suspension de cinq ans des services de passeport à l’encontre de la demanderesse était raisonnable.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La Direction de l’intégrité du Programme de passeport n’a pas raisonnablement soupesé les considérations concurrentes en l’espèce. L’administration du Programme de passeport est régie par les Instructions sur l’exécution du Programme de passeport (les Instructions). Aucune disposition dans les Instructions ne reconnaît que la liberté de circulation garantie par la Charte est impliquée dans des décisions telles que celle-ci. En outre, il n’y avait aucune indication dans la décision faisant l’objet d’un contrôle que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport était informée que les droits de la demanderesse garantis par la Charte étaient impliqués en l’espèce. Les motifs présentés pour justifier l’imposition d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport de cinq ans à l’encontre de la demanderesse n’ont pas abordé l’incidence que cette décision aurait sur sa liberté de circulation. Le décideur n’a pas non plus soupesé les intérêts de la demanderesse et les objectifs du Programme de passeport, tel qu’il était tenu de le faire.

Un examen des affaires portant sur les passeports, décidées par notre Cour et par la Cour d’appel fédérale, a été effectué. Toutefois, toutes les inconduites dans ces affaires étaient beaucoup plus graves que l’inconduite de la demanderesse en l’espèce. Les décideurs doivent mettre en balance la gravité de l’atteinte aux droits garantis par la Charte de l’individu, d’une part, et les objectifs du programme en question, d’autre part. Ce type d’évaluation individualisée était absent en l’espèce, le résultat étant que l’imposition d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport de cinq ans n’a pas tenu compte d’une restriction proportionnée à l’égard de la liberté de circulation garantie par la Charte de la demanderesse. La demanderesse a fourni à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport des renseignements concernant notamment sa santé mentale de même que l’incidence dévastatrice qu’une suspension des services de passeport aurait sur sa carrière musicale. Rien n’indiquait dans les motifs présentés par la Direction de l’intégrité du Programme de passeport que cette dernière a examiné ces éléments de preuve d’une manière significative, et elle n’a pas non plus expliqué pourquoi il était raisonnablement nécessaire de refuser à la demanderesse de lui délivrer un passeport pendant une période de cinq ans afin de préserver l’intégrité du système de passeport canadien.

En outre, étant donné la conclusion selon laquelle un refus des services de passeport d’une durée de cinq ans était une atteinte disproportionnée à l’encontre de la libre circulation garantie par la Charte de la demanderesse, dans cette situation, la possibilité de demander un passeport à durée de validité limitée pour des motifs urgents et de compassion n’a pas atténué suffisamment cette atteinte.

Par conséquent, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a omis de procéder à l’analyse nécessaire en mettant en balance la gravité de l’atteinte à l’encontre de la liberté de circulation garantie par la Charte de la demanderesse, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part. La décision a été annulée et l’affaire a été renvoyée à un autre décideur pour une nouvelle décision.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 6(1).

Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, art. 4, 9, 10, 10.2.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Kamel c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 103, [2013] A.C.F. no 402 (QL); Fontaine c. Canada (Procureur général), 2016 CF 376, [2016] A.C.F. no 343 (QL).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Thelwell c. Canada (Procureur général), 2016 CF 1304; Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2009] 2 R.C.S. vii; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613; Abdi c. Canada (Procureur général), 2012 CF 642, [2012] A.C.F. no 945 (QL); Brar c. Canada (Procureur général), 2014 CF 763; Desmond De Hoedt c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 829; Dias c. Canada (Procureur général), 2014 CF 64, [2014] 4 R.C.F. 915, conf. par 2014 CAF 195, [2014] A.C.F. no 958 (QL); Gomravi c. Canada (Procureur général), 2013 CF 1044; Latifi c. Canada (Procureur général), 2013 CF 939, [2013] A.C.F. no 975 (QL); Lipskaia c. Canada (Procureur général), 2016 CF 526, [2016] A.C.F. no 489 (QL); Mikhail c. Canada (Procureur général), 2013 CF 724; Okhionkpanmwonyi c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1129, [2011] A.C.F. no 1389 (QL); Saint-Vil c. Canada (Procureur général), 2014 CF 48, sub nom. Eastwood c. Canada; Sathasivam c. Canada (Procureur général), 2013 CF 419; Simmonds c. Canada (Procureur général), 2013 CF 967; Slaeman c. Canada (Procureur général), 2012 CF 641; Villamil c. Canada (Procureur général), 2013 CF 686; Wong c. Canada (Procureur général), 2017 CF 152, [2017] A.C.F. no 177 (QL); Mbala c. Canada (Procureur général), 2014 CF 107; Krivicky c. Canada (Procureur général), 2013 CF 1236, [2013] A.C.F. no 1335 (QL); Siska c. Passeport Canada, 2014 CF 298, [2014] A.C.F. no 326 (QL).

DÉCISIONS CITÉES :

Kurukkal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 695, [2010] 3 R.C.F. 195, conf. par 2010 CAF 230, [2010] A.C.F. no 1159 (QL); Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Allen c. Canada (Procureur général), 2015 CF 213.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Division des enquêtes de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada, qui a conclu que la demanderesse avait fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant sa demande de passeport. En conséquence, une suspension de cinq années des services de passeport a été imposée à cette dernière. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Seamus Murphy pour la demanderesse.

Patrick Bendin pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Gerami Law Professional Corporation, Ottawa, pour la demanderesse.

Le procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        La juge Mactavish : En raison d’une série de décisions extrêmement mal avisées de sa part, Jade Thelwell se retrouve sans passeport canadien. En conséquence, elle n’est pas en mesure de voyager aux États-Unis afin de poursuivre son rêve de mener une carrière de chanteuse pop.

[2]        Par la présente demande, Mme Thelwell demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Division des enquêtes de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada, qui a conclu qu’elle avait fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant sa demande de passeport. En conséquence, une suspension de cinq années des services de passeport a été imposée à Mme Thelwell.

[3]        Mme Thelwell ne conteste pas le fait qu’elle a fourni de faux renseignements dans sa demande de passeport. Elle fait toutefois valoir le fait que la suspension de cinq années des services de passeport était déraisonnable, car elle a omis de tenir compte de faits pertinents, dont l’explication de son erreur. Le décideur a commis une autre erreur, selon Mme Thelwell, en omettant de tenir compte de l’effet disproportionné qu’une longue période d’inadmissibilité à un passeport aurait sur sa carrière et sa santé mentale, ainsi qu’en omettant d’établir un équilibre adéquat entre les objectifs du Programme de passeport et les répercussions qu’une suspension de cinq années des services de passeport aurait sur sa liberté de circulation garantie par la Charte [Charte canadienne des droits et libertés].

[4]        Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a omis de reconnaître que des droits garantis par la Charte étaient en cause en l’espèce ou de mettre en balance les objectifs du Programme de passeport et les intérêts de Mme Thelwell, y compris les répercussions d’une suspension de cinq années des services de passeport sur sa liberté de circulation garantie par la Charte. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Thelwell sera accueillie.

I.          Les faits

[5]        Mme Thelwell est une citoyenne canadienne âgée de 25 ans qui aspire à devenir chanteuse pop. Elle soutient qu’en 2014, elle a fait affaire avec un bailleur de fonds potentiel qui s’était engagé à la soutenir financièrement. Toutefois, le soutien financier promis ne s’est jamais concrétisé et la relation entre Mme Thelwell et l’investisseur putatif a pris fin lorsqu’il est devenu manifeste qu’il voulait qu’il y ait plus qu’une relation d’affaires entre les deux.

[6]        Mme Thelwell affirme s’être sentie [traduction] « insultée et en colère » lorsqu’elle a découvert que son investisseur putatif faisait des promesses similaires à d’autres jeunes femmes et, dans une série de courriels, elle a exigé qu’il lui versât l’argent qu’il lui avait promis. Ces courriels ont abouti à des accusations d’extorsion et de harcèlement criminel contre Mme Thelwell en novembre 2014. Le 10 décembre 2014, la police de Toronto a saisi le passeport de Mme Thelwell en satisfaction à une condition de mise en liberté.

[7]        L’accusation d’extorsion a par la suite été retirée et Mme Thelwell a plaidé coupable à l’accusation de harcèlement criminel, pour laquelle elle a reçu une absolution inconditionnelle. Même si elle a tenté de récupérer son passeport auprès de la police, Mme Thelwell affirme que le représentant du service de police à qui elle a eu affaire a refusé de lui rendre son passeport.

[8]        Mme Thelwell indique qu’elle s’est adressée à l’avocat qui l’avait représentée dans le cadre de son affaire criminelle et que ce dernier lui a répondu qu’il était possible que le service de police ait détruit son passeport. Mme Thelwell affirme que son avocat lui a également indiqué que son absolution inconditionnelle signifiait qu’elle n’avait aucun casier judiciaire et qu’elle pouvait tout simplement présenter une nouvelle demande de passeport. Mme Thelwell affirme qu’elle comprenait que cela signifiait qu’elle n’avait pas à révéler le fait qu’elle avait été arrêtée ou accusée d’infractions criminelles dans sa demande de passeport.

[9]        Mme Thelwell a présenté une nouvelle demande de passeport en juin 2015. Avec sa demande, elle a inclus une « Déclaration concernant un document de voyage canadien perdu, volé, inaccessible, endommagé ou trouvé », dans laquelle elle a indiqué que son passeport précédent était [traduction] « sur le point d’expirer, endommagé par l’eau, inaccessible, jeté à la maison par une autre personne ».

[10]      Peu de temps après que Mme Thelwell ait présenté une nouvelle demande de passeport, le service de police de Toronto a informé la Direction de l’intégrité du Programme de passeport qu’il détenait le passeport de Mme Thelwell et qu’il avait été saisi aux termes d’une condition de mise en liberté. En conséquence, on a demandé à Mme Thelwell de remplir un questionnaire à propos de son passeport qui aurait été perdu. Mme Thelwell a déclaré dans le questionnaire qu’elle avait rempli qu’elle ne se souvenait pas exactement à quel moment elle avait perdu son passeport, mais que cela s’était produit à un moment quelconque au cours des quatre mois précédents. Elle a également indiqué qu’elle n’avait pas rempli un rapport de police concernant la perte de son passeport, car elle savait qu’il avait été [traduction] « jeté/détruit, mais pas perdu ».

[11]      La Direction de l’intégrité du Programme de passeport a ensuite envoyé une lettre à Mme Thelwell l’informant qu’elle faisait l’objet d’une enquête, car des renseignements avaient été reçus et laissaient entendre qu’elle pouvait avoir présenté des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport. On a demandé à Mme Thelwell de remplir un deuxième questionnaire qui comprenait des questions directement liées aux allégations qui pesaient contre elle.

[12]      Plus particulièrement, on a demandé à Mme Thelwell si un passeport canadien à son nom avait déjà été saisi par la police, ce à quoi elle a répondu : [traduction] « [n]on, aucun passeport n’a jamais été saisi ». La question suivante indiquait que des renseignements avaient été reçus en provenance du service de police de Toronto selon lesquels le passeport de Mme Thelwell avait été saisi dans le cadre d’une condition de mise en liberté, et on lui a demandé une explication. Elle a répondu que son dernier passeport avait été saisi par la police, mais que celle-ci ne le lui avait pas rendu [traduction] « lorsque les accusations ont été retirées ». Elle a poursuivi en affirmant que son avocat lui avait conseillé de présenter une nouvelle demande de passeport [traduction] « puisque, d’abord, il était endommagé et, deuxièmement, la police pose des difficultés ».

[13]      Entre le 31 juillet 2015 et le 18 août 2015, Mme Thelwell a envoyé plus de 20 courriels à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport expliquant sa version des événements. Entre autres choses, elle a laissé entendre qu’il n’était pas clair pour elle si son passeport actuel avait été endommagé ou s’il s’agissait d’un passeport antérieur. Mme Thelwell a déclaré dans un courriel du 3 août 2015 que [traduction] « [t]out était vrai dans la demande que j’ai envoyée! Je faisais référence au passeport que j’avais avant celui qui a été saisi ».

II.          La décision faisant l’objet d’un contrôle

[14]      Un enquêteur de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a conclu que Mme Thelwell avait fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant une demande de passeport. On lui a ensuite donné la possibilité de présenter des renseignements qui auraient [traduction] « contredit ou neutralisé » cette conclusion. Mme Thelwell a répondu par une autre avalanche de courriels qui étaient principalement axés sur les répercussions qu’une période d’inadmissibilité aux services de passeport aurait sur sa carrière musicale.

[15]      Mme Thelwell a également répété l’allégation selon laquelle elle faisait référence à un passeport antérieur lorsqu’elle a déclaré que son passeport avait été endommagé ou jeté, et non pas à celui qui avait été saisi par la police. Toutefois, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a remarqué que la demande de passeport antérieure de Mme Thelwell contredisait sa description de la façon dont son passeport antérieur avait été perdu. En conséquence, elle a informé Mme Thelwell que son enquête était close et qu’une décision serait rendue dans son affaire, qui examinerait si une période d’inadmissibilité aux services de passeport serait imposée.

[16]      Le 11 septembre 2015, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a rendu une décision en application des articles 4, 9, 10 et 10.2 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, qui confère à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de refuser les services de passeport aux personnes qui fournissent des renseignements faux ou trompeurs dans une demande de passeport.

[17]      La Direction de l’intégrité du Programme de passeport a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une conclusion selon laquelle Mme Thelwell avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans la déclaration qu’elle avait soumise dans sa demande de passeport. En conséquence, elle a refusé de délivrer un passeport au nom de Mme Thelwell et une période de refus de services de passeport pour une période de cinq ans lui a été imposée.

[18]      Le 29 octobre 2015, l’avocat de Mme Thelwell a présenté d’autres observations écrites à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport, demandant un nouvel examen de la période de refus de cinq ans. Ces observations étaient essentiellement fondées sur les répercussions que la décision aurait sur la carrière de Mme Thelwell en tant que chanteuse pop en devenir, pour qui le fait de voyager aux États-Unis était essentiel au succès. Dans une lettre datée du 30 novembre 2015, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a informé Mme Thelwell que sa décision du 11 septembre 2015 était définitive.

[19]      Mme Thelwell a demandé un contrôle judiciaire de la décision du 30 novembre 2015, faisant valoir que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a commis une erreur en refusant de réexaminer sa demande de passeport à la lumière des nouveaux éléments de preuve présentés par son avocat. Dans une décision publiée à 2016 CF 1304, le juge Southcott est arrivé à la conclusion que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport avait limité de manière inappropriée son pouvoir discrétionnaire en omettant de reconnaître qu’elle avait le pouvoir discrétionnaire de réexaminer des décisions relatives aux passeports. Cela constituait une erreur susceptible de contrôle du type reconnu par la Cour dans la décision Kurukkal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 695, [2010] 3 R.C.F. 195, confirmée dans 2010 CAF 230, [2010] A.C.F. no 1159 (QL).

[20]      En conséquence, le juge Southcott a annulé la décision de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport du 30 novembre 2015 et a renvoyé la demande de réexamen de Mme Thelwell à un autre décideur pour nouvelle décision.

III.         La décision de réexamen

[21]      Suite à la décision du juge Southcott, Mme Thelwell a fourni des observations supplémentaires à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport, y compris une lettre de son thérapeute décrivant son état mental, ainsi que des publications dans les médias sociaux et une demande de passeport remplie. Dans une lettre datée du 23 janvier 2017, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a informé Mme Thelwell que le refus des services de passeport pendant une période de cinq ans serait maintenu. Cette décision fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

IV.        Les questions en litige

[22]      Même si elle soutient qu’elle l’a fait par inadvertance, Mme Thelwell ne conteste pas qu’elle a fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport de 2015. Elle ne conteste pas non plus que les décisions de refuser les services de passeports sont susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable. Mme Thelwell fait toutefois valoir que la durée de la sanction qui lui a été imposée par la décision du 23 janvier 2017 était déraisonnable, car le décideur a omis de tenir compte de faits pertinents et de mettre en balance de manière proportionnée ces faits et les objectifs du Programme de passeport, tel qu’il est exigé dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395.

V.        Discussion

[23]      Le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], prévoit que « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. » La Cour d’appel fédérale a décidé que le refus des services de passeport porte atteinte à la liberté de circulation garantie en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte : Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449, aux paragraphes 15 et 68, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2009] 2 R.C.S. vii (Kamel no 1); Kamel c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 103, [2013] A.C.F. no 402 (QL) (Kamel no 2).

[24]      Les décisions administratives discrétionnaires qui font intervenir les droits garantis par la Charte sont rendues au moyen du cadre analytique établi par la Cour suprême dans l’arrêt Doré. Comme la juge Abella l’a fait remarquer par la suite, « Doré oblige les décideurs administratifs à procéder à une mise en balance proportionnée des protections — droits et valeurs — offertes par la Charte en jeu dans leurs décisions, d’une part, et du mandat légal pertinent » : École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613, au paragraphe 35.

[25]      Mme Thelwell fait valoir le fait que les erreurs dans les renseignements qu’elle a fournis à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport découlaient d’erreurs innocentes de sa part, mais elle n’a pas contesté la conclusion selon laquelle elle avait fourni des renseignements faux ou trompeurs relativement à sa demande de passeport. Vu la nature incohérente et évolutive des explications que Mme Thelwell a fournies au cours de cette affaire, il suffit de dire que la conclusion de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport sur ce point est tout à fait raisonnable.

[26]      Il s’agit donc de décider si l’imposition d’une suspension de cinq ans des services de passeport à l’encontre de Mme Thelwell était raisonnable.

[27]      Les parties conviennent que les objectifs du Programme de passeport comprennent la contribution à la lutte internationale contre le terrorisme et le respect des engagements du Canada dans ce domaine, ainsi que le maintien de la bonne réputation du passeport canadien : Kamel no 1, au paragraphe 50.

[28]      Les parties sont toutefois en désaccord quant aux facteurs qui doivent être mis en balance au moment de décider si la violation de la liberté de circulation de Mme Thelwell était raisonnable. Le défendeur soutient que les objectifs du Programme de passeport doivent être mis en balance par rapport à la gravité de l’inconduite de Mme Thelwell. Selon le défendeur, la situation personnelle de Mme Thelwell est sans pertinence pour l’exercice de mise en balance qui doit être exécuté par la Direction de l’intégrité du Programme de passeport.

[29]      En revanche, Mme Thelwell fait valoir que les objectifs du Programme de passeport doivent être mis en balance par rapport à l’incidence qu’a sur elle une décision de suspendre son accès aux services de passeport, à la lumière de sa situation personnelle particulière.

[30]      La Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Doré qu’une fois que les objectifs prévus par une loi ou un programme pertinents ont été cernés, les décideurs doivent alors se demander « comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi » : au paragraphe 56. La Cour poursuit en faisant remarquer que cette réflexion constitue « l’essence même de l’analyse de la proportionnalité et exige que le décideur mette en balance la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte, d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part » : au paragraphe 56. Ce critère de la proportionnalité sera rempli à condition que la mesure « “[appartienne] aux issues possibles acceptables” » : au paragraphe 56, citant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47.

[31]      La Cour d’appel fédérale a décidé dans l’arrêt Kamel no 2 que le Programme de passeport devait soupeser les objectifs du programme, d’une part, et les intérêts d’un demandeur, d’autre part, concernant l’imposition d’une période de suspension des services de passeport : au paragraphe 32. En outre, la Cour a fait remarquer qu’il s’agissait d’un exercice qui repose en grande partie sur les faits et qui appelle à la retenue dans l’examen d’une décision d’imposer une période de suspension des services de passeport : Kamel no 2, au paragraphe 35.

[32]      Cependant, la Cour d’appel fédérale a poursuivi dans l’arrêt Kamel no 2 en affirmant qu’elle « n’accorderai[t] aucune déférence à une décision ministérielle qui ne tienne pas compte des droits protégés par la Charte ou qui les restreigne de manière disproportionnée », car « [i]l s’agirait là d’une décision déraisonnable » : Kamel no 2, au paragraphe 35.

[33]      Je ne suis pas convaincu que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport ait raisonnablement soupesé les considérations concurrentes en l’espèce.

[34]      L’administration du Programme de passeport est régie par les Instructions sur l’exécution du Programme de passeport [les Instructions]. Ces instructions prévoient que lorsqu’il a été décidé qu’une personne a fourni des renseignements faux ou trompeurs concernant une demande de passeport, une période de suspension maximale de 10 ans est possible en application des dispositions de l’article 10 du Décret sur les passeports canadiens. Les Instructions précisent toutefois que la période d’inadmissibilité qui sera habituellement imposée est de cinq ans. Les Instructions précisent également que la collaboration avec le Programme de passeport dans le cadre d’une enquête peut réduire la période de refus des services de passeport. Aucun autre facteur atténuant possible n’est indiqué dans les Instructions.

[35]      Aucune disposition dans les Instructions sur l’exécution du Programme de passeport ne reconnaît que la liberté de circulation garantie par la Charte est impliquée dans des décisions telles que celle-ci. Il n’y a non plus aucune indication dans la décision faisant l’objet d’un contrôle que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport était informée que la liberté de circulation garantie par la Charte de Mme Thelwell était impliquée en l’espèce.

[36]      Le décideur était manifestement informé de l’allégation de Mme Thelwell selon laquelle elle n’était [traduction] « pas une Canadienne moyenne », et qu’une suspension des services de passeport de cinq ans aurait une conséquence plus grande sur elle que sur une personne moyenne ne faisant usage de son passeport qu’occasionnellement. Cependant, les motifs présentés pour justifier l’imposition d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport de cinq ans à l’encontre de Mme Thelwell n’abordent pas l’incidence que cette décision aurait sur sa liberté de circulation. Le décideur ne soupèse pas non plus les intérêts de Mme Thelwell, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part, tel qu’il aurait été tenu de le faire : Kamel no 2, au paragraphe 32.

[37]      Au lieu de cela, on a tout simplement imposé à Mme Thelwell une « période d’inadmissibilité [qui] dure généralement » cinq ans au motif que les suspensions des services de passeport de cinq ans ont été jugées par la Cour [traduction] « correspondre à une période raisonnable à la lumière des faits sur lesquels ces affaires ont été tranchées » [non souligné dans l’original].

[38]      Comme l’a Cour suprême a fait observer dans l’arrêt Doré, « la nature de l’analyse du caractère raisonnable est toujours tributaire du contexte » : au paragraphe 7, citant l’arrêt Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5. La Cour suprême a ajouté que « [d]ans celui de la Charte, cette analyse du caractère raisonnable porte avant tout sur la proportionnalité, soit, sur la nécessité d’assurer que la décision n’interfère avec la garantie visée par la Charte pas plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs visés par la loi ». La Cour a ensuite fait remarquer que « [s]i la décision porte atteinte à la garantie de manière disproportionnée, elle est déraisonnable. Si, par contre, elle établit un juste équilibre entre le mandat et la protection conférée par la Charte, elle est raisonnable » : au paragraphe 7.

[39]      Un examen des affaires portant sur les passeports décidées par notre Cour et par la Cour d’appel fédérale confirme, presque sans exception, qu’une période d’inadmissibilité de cinq ans aux services de passeport est imposée une fois que l’on détermine l’existence d’une inconduite, y compris la communication de renseignements faux ou trompeurs dans une demande de passeport : Kamel no 2; Abdi c. Canada (Procureur général), 2012 CF 642, [2012] A.C.F. no 945 (QL); Allen c. Canada (Procureur général), 2015 CF 213; Brar c. Canada (Procureur général), 2014 CF 763; Desmond De Hoedt c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 829; Dias c. Canada (Procureur général), 2014 CF 64, [2014] 4 R.C.F. 915, confirmée dans 2014 CAF 195, [2014] A.C.F. no 958 (QL); Fontaine c. Canada (Procureur général), 2016 CF 376, [2016] A.C.F. no 343 (QL); Gomravi c. Canada (Procureur général), 2013 CF 1044; Latifi c. Canada (Procureur général), 2013 CF 939, [2013] A.C.F. no 975 (QL); Lipskaia c. Canada (Procureur général), 2016 CF 526, [2016] A.C.F. no 489 (QL); Mikhail c. Canada (Procureur général), 2013 CF 724; Okhionkpanmwonyi c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1129, [2011] A.C.F. no 1389 (QL); Eastwood c. Canada aussi désignée comme Saint-Vil c. Canada (Procureur général), 2014 CF 48; Sathasivam c. Canada (Procureur général), 2013 CF 419; Simmonds c. Canada (Procureur général), 2013 CF 967; Slaeman c. Canada (Procureur général), 2012 CF 641; Villamil c. Canada (Procureur général), 2013 CF 686; Wong c. Canada (Procureur général), 2017 CF 152, [2017] A.C.F. no 177 (QL).

[40]      La même période de suspension des services de passeport a été imposée dans chacune de ces affaires, mais elles portent sur une vaste gamme d’inconduites. Pratiquement l’ensemble de ces inconduites étaient beaucoup plus graves que celles de Mme Thelwell — une inconduite qui, dans de nombreux cas, visait manifestement à permettre à des non-Canadiens d’utiliser des passeports canadiens afin d’entrer illégalement dans ce pays, compromettant ainsi l’intégrité du système de passeport canadien et menaçant potentiellement la sécurité nationale de ce pays.

[41]      À titre d’exemple, l’arrêt Kamel no 2 concernait un individu qui avait été condamné en France d’avoir participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme et de complicité dans la falsification de trois passeports qu’il avait apportés du Canada. Le Tribunal français a décrit M. Kamel comme le « principal animateur des réseaux internationaux déterminé à préparer des attentats et à procurer des armes et des passeports à des terroristes agissant partout dans le monde », ce pour quoi M. Kamel a été condamné à une peine d’emprisonnement de huit ans et s’est vu imposer l’interdiction définitive du territoire français : au paragraphe 6. Malgré la gravité de la situation dans l’arrêt Kamel no 2, une période de suspension de cinq ans des services de passeport lui a été imposée dans cette affaire.

[42]      Les demandeurs dans la décision Slaeman c. Canada [précitée] avaient reçu chacun 10 000 $US afin de permettre à des ressortissants étrangers d’utiliser leurs passeports canadiens. Les demandeurs avaient ensuite fourni de faux renseignements aux fonctionnaires canadiens des passeports à l’appui de leurs demandes de remplacement.

[43]      Les affaires Abdi, De Hoedt, Dias, Gomravi, Latifi, Mikhail, Okhionkpanmwonyi et Sathasivam concernaient toutes des citoyens canadiens qui avaient facilité ou tenté de faciliter le voyage de ressortissants étrangers au moyen de passeports canadiens. Comme l’arrêt Kamel no 2 et la décision Slaeman, ces affaires ont soulevé des préoccupations importantes en matière de sécurité et ont eu une incidence négative sur l’intégrité du système de passeport canadien.

[44]      Les décisions Brar, Eastwood, Lipskaia et Wong étaient des affaires dans lesquelles les individus ont tenté d’obtenir plusieurs passeports canadiens sous différents noms, une fois de plus minant l’intégrité du système de passeport canadien et compromettant notre sécurité nationale.

[45]      Dans les décisions Simmonds et Villamil, les demandeurs voulaient obtenir des passeports pour leurs enfants, en contravention avec les modalités de leurs ordonnances de garde.

[46]      Il est vrai que dans la décision Fontaine, précitée, notre Cour a confirmé l’imposition d’une période d’inadmissibilité au passeport de cinq ans dans une situation de fait qui était similaire à celle de l’affaire de Mme Thelwell. Cependant, M. Fontaine a omis de répondre à la correspondance de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport, et il n’a fourni ni renseignement concernant sa situation personnelle, ni observation quant à la période d’inadmissibilité aux services de passeport appropriés qu’on devrait lui imposer avant de rendre une décision à cet égard. En conséquence, il n’y avait aucune considération pouvant faire contrepoids pouvant être pondérée pour décider d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport appropriée dans l’affaire Fontaine.

[47]      Je n’ai été en mesure de relever que trois affaires où une période d’inadmissibilité aux services de passeport inférieure à cinq ans a été imposée. Une période d’inadmissibilité aux services de passeport de quatre ans a été imposée dans la décision Mbala c. Canada (Procureur général), 2014 CF 107. Dans cette affaire, le demandeur a admis avoir fourni des renseignements faux ou trompeurs pour obtenir un passeport délivré à son nom avec la photo de son frère afin de faciliter son entrée illégale au Canada. Une fois de plus, les actions du demandeur avaient le potentiel de miner l’intégrité du système de passeport canadien, même si ces actions avaient été considérées comme des motifs prétendument humanitaires.

[48]      Une période d’inadmissibilité aux services de passeport de quatre ans a également été imposée dans la décision Krivicky c. Canada (Procureur général), 2013 CF 1236, [2013] A.C.F. no 1335 (QL). Les faits de cette affaire ne font pas l’objet d’une discussion détaillée dans la décision de la Cour, mais on y indique que la preuve dont elle était saisie était « suffisante pour conclure que la demanderesse a participé à une imposture relativement à l’émission d’un passeport » : au paragraphe 12.

[49]      Enfin, une période d’inadmissibilité aux services de passeport a été imposée dans la décision Siska c. Passeport Canada, 2014 CF 298, [2014] A.C.F. no 326 (QL). Dans cette affaire, la demanderesse avait tenté d’utiliser un passeport canadien afin de l’aider à commettre l’acte criminel qui consiste à avoir en sa possession un faux passeport et de tenter d’utiliser un document faux ou contrefait dans le but d’entrer au Canada. Les actions de la demanderesse ont donc une fois de plus miné l’intégrité du système de passeport canadien et ont potentiellement soulevé des préoccupations en matière de sécurité nationale. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été accordée par la Cour pour des motifs qui ne sont pas pertinents à l’analyse en l’espèce.

[50]      Il ne fait aucun doute que le fait de faire une fausse déclaration dans une demande de passeport est une affaire sérieuse et que la sanction pour une telle inconduite doit tenir compte de la gravité de l’affaire. Cela dit, l’arrêt Doré appelle les décideurs à mettre en balance la gravité de l’atteinte aux droits garantis par la Charte de l’individu, d’une part, et les objectifs du programme en question, d’autre part. Ce type d’évaluation individualisé était absent en l’espèce, le résultat étant que l’on ne saurait affirmer que l’imposition d’une période d’inadmissibilité aux services de passeport de cinq ans tienne compte d’une restriction proportionnée à l’égard de la liberté de circulation garantie par la Charte de Mme Thelwell.

[51]      Mme Thelwell était âgée de 22 ans lorsqu’elle a présenté sa demande de passeport. Elle est une citoyenne canadienne et rien n’indique qu’elle n’avait pas par ailleurs droit à un passeport canadien. Rien n’indique non plus qu’elle a tenté d’utiliser son passeport à des fins irrégulières ou illicites qui pourraient avoir miné l’intégrité du système de passeport canadien ou qui aurait touché la sécurité nationale du Canada. Sans tolérer de quelque façon que ce soit la conduite de Mme Thelwell, la gravité de son inconduite est bien loin de l’importance de l’inconduite des autres individus à qui on a imposé des suspensions de quatre ou cinq ans des services de passeport.

[52]      En outre, Mme Thelwell a également fourni à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport des renseignements concernant sa santé mentale, de même que la honte qu’elle éprouvait manifestement à l’égard des chefs d’accusation au criminel auxquels elle a eu à faire face. Elle a aussi présenté des éléments de preuve abondants quant à l’incidence dévastatrice qu’une suspension des services de passeport aurait sur sa carrière musicale. Rien n’indique toutefois dans les motifs présentés par la Direction de l’intégrité du Programme de passeport que cette dernière a examiné ces éléments de preuve d’une manière significative. Elle n’a pas non plus expliqué pourquoi il était raisonnablement nécessaire de refuser à Mme Thelwell de lui délivrer un passeport pendant une période de cinq ans afin de préserver l’intégrité du système de passeport canadien. Elle a simplement indiqué que [traduction] « les tribunaux ont conclu qu’une période de cinq ans était raisonnable à la lumière des faits sur lesquels ces affaires ont été tranchées » — des faits qui, comme je l’ai déjà fait remarquer, étaient très différents des faits en l’espèce.

[53]      En dernier lieu, bien qu’il soit vrai que l’incidence négative du refus des services de passeport se trouve quelque peu atténuée par le fait que Mme Thelwell peut présenter une demande en vue d’obtenir un passeport à durée de validité limitée comprenant des restrictions géographiques pour des motifs urgents, impérieux et de compassion, par exemple une maladie présentant une menace pour la vie ou un décès dans la famille, cela n’aborde pas la question relative à l’atteinte à son droit garanti par la Charte de sortir du Canada et d’y entrer pour d’autres motifs.

[54]      La Cour d’appel fédéral a fait observer dans l’arrêt Kamel no 2 que le refus des services de passeport était atténué par la possibilité de présenter une demande de passeport à durée de validité limitée pour des raisons urgentes et impérieuses de compassion. Cependant, la possibilité de présenter une demande de passeport à durée de validité limitée n’est pas assimilable à une soupape qui rend tout refus des services de passeport, imposé pour un motif quelconque, d’une durée quelconque, raisonnable. Dans l’arrêt Kamel no 2, la Cour a conclu qu’il y avait un « lien causal entre la sécurité nationale et le refus du ministre de délivrer un passeport à M. Kamel qui a été condamné en France pour des crimes intimement reliés au terrorisme, incluant la falsification de passeports » (les soulignements sont de moi) : paragraphe 48. C’est dans ce contexte que la Cour a tiré la conclusion que la possibilité d’obtenir un passeport à durée de validité limitée présentait une preuve suffisante de proportionnalité.

[55]      La situation de Mme Thelwell diffère. Comme il en a été question ci-dessus, en l’espèce, la Direction de l’intégrité du Programme de passeport n’a pas réussi à montrer un lien causal entre le refus des services d’une période de cinq ans imposé à Mme Thelwell et la nécessité de préserver l’intégrité du système de passeport canadien. Étant donné que j’ai conclu qu’un refus des services de passeport d’une durée de cinq ans était une atteinte disproportionnée à l’encontre de la libre circulation garantie par la Charte de Mme Thelwell, dans cette situation, la possibilité de demander un passeport à durée de validité limitée pour des motifs urgents et de compassion n’atténue pas suffisamment cette atteinte.

VI.        Conclusion

[56]      Pour ces motifs, je suis convaincue que la Direction de l’intégrité du Programme de passeport a omis de procéder à l’analyse nécessaire en mettant en balance la gravité de l’atteinte à l’encontre de la liberté de circulation garantie par la Charte de Mme Thelwell, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part. En conséquence, sa demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Conformément à l’entente entre les parties, les dépens de Mme Thelwell seront fixés à 2 000 $.

VII.       La demande de directives

[57]      Mme Thelwell demande, si sa demande de contrôle judiciaire est accueillie, que l’affaire soit renvoyée à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport avec des directives. Celles-ci comprennent des directives selon lesquelles Mme Thelwell disposera d’une période de 30 jours pour présenter de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux arguments, et selon lesquelles la Direction de l’intégrité du Programme de passeport sera tenue de rendre une décision dans les 60 jours suivant la date à laquelle elle recevra de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux arguments de Mme Thelwell, ou qu’elle sera informée que de nouveaux éléments de preuve ou de nouveaux arguments ne seront pas fournis. Je fais remarquer que le juge Southcott a fourni des directives similaires relativement à la demande de contrôle judiciaire antérieure de Mme Thelwell et je suis prête à formuler de telles directives en l’espèce.

[58]      Mme Thelwell demande également que l’on ordonne à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport d’examiner explicitement ses motifs pour ce qu’elle désigne comme [traduction] « l’omission », ainsi que l’incidence que le refus des services de passeport aura sur sa carrière et si d’autres restrictions à l’encontre des droits de Mme Thelwell en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte sont absolument nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre public, de la santé publique ou de la morale, ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.

[59]      Les obligations de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport d’examiner les droits garantis par la Charte des demandeurs de passeport au moment de décider si une période d’inadmissibilité est appropriée sont clairement énoncées dans la jurisprudence, y compris mes motifs en l’espèce. Il est donc inutile d’ordonner à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de respecter la loi.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.  La demande de contrôle judiciaire est accordée.

2.  La décision du 23 janvier 2017 de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

3.  Dans les 30 jours du présent jugement, Mme Thelwell peut présenter des éléments de preuve et des arguments supplémentaires à la Direction de l’intégrité du Programme de passeport ou l’informer qu’aucun nouvel élément de preuve ou argument ne sera présenté.

4.  Le Programme de passeport doit rendre une décision dans les 60 jours suivant la date à laquelle elle reçoit de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux arguments de Mme Thelwell ou qu’elle est informée qu’aucun nouvel élément de preuve ou argument ne sera présenté.

5.  Les dépens de Mme Thelwell pour la présente demande sont fixés à 2 000 $.

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