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T-1336-17

2020 CF 570

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (demandeurs)

c.

Cedo Kljajic (défendeur)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kljajic

Cour fédérale, juge en chef Crampton—Ottawa, 13 au 17 et 20 au 22 janvier; 30 avril 2020.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Fraude ou fausse déclaration — Personnes interdites de territoire — Crimes de guerre et crimes contre l’humanité — Action par laquelle les demandeurs ont sollicité divers jugements déclarant le défendeur interdit de territoire conformément aux art. 10.1(1), 10.2 et 10.5(1) de la version de la Loi sur la citoyenneté qui était en vigueur lorsqu’ils ont signifié et déposé leur déclaration — Le défendeur a occupé le poste de sous-secrétaire de la section de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur de la République de la Bosnie-Herzégovine (RS MUP) dès le début de la guerre jusqu’en septembre 1992 — Il était, entre autres, responsable de la défense de l’académie de police — Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada en 1995 et il est devenu citoyen canadien en 1999 — Le ministre du RS MUP et une personne qui a été un des subalternes directs du défendeur ont ensuite été emprisonnés pour crimes de guerre — Les demandeurs ont soutenu que le défendeur était interdit de territoire au Canada 1) pour avoir occupé un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui s’est livré à des violations graves ou répétées des droits de la personne, à un génocide, à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité, au sens des art. 6(3), (4) et (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (LCHCG), et 2) pour avoir été complice à l’étranger d’infractions visées aux art. 6 et 7 de la LCHCG — Ils ont sollicité des jugements déclarant que le défendeur était interdit de territoire, qu’il a obtenu la résidence permanente et la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels — Il s’agissait de savoir si le défendeur est devenu résident permanent par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels; si le défendeur était interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’art. 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi); et si le défendeur était interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’art. 35(1)a) de la Loi — Le défendeur a intentionnellement dissimulé des faits essentiels — Il a omis des faits qui auraient soit mené au rejet de sa demande, soit à la tenue d’enquêtes supplémentaires — La crainte que l’on s’en prenne à lui n’a pas écarté la déduction raisonnable qu’il a dissimulé de façon « intentionnelle » des faits essentiels — Les demandeurs d’asile doivent indiquer le fondement de leur crainte de persécution — Le défendeur a été déclaré interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux — Il relève de la compétence du législateur de légiférer l’interdiction de territoire des résidents permanents parce qu’ils occupent un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui a commis les crimes mentionnés à l’art. 35(1)b) de la LIPR — L’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration) ne s’applique aucunement dans le contexte de l’art. 35(1)b) — Rien dans l’art. 42.1 de la Loi ou ailleurs ne confère compétence à la Cour pour prendre en compte des considérations relatives à l’intérêt national lors de la réalisation de l’évaluation prévue à l’art. 10.5(1) de la Loi sur la citoyenneté — Dans la présente affaire, le défendeur était un « responsable » des forces armées et des services de sécurité intérieure de la RS — Le défendeur était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le RS MUP, au sens de l’art. 35(1)a) de la Loi, et il a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe — Le RS MUP a joué un rôle déterminant pendant la guerre — Le défendeur savait vraisemblablement que le RS MUP perpétrait des crimes — Il était le chef de la division qui a participé largement aux activités de combat — Le défendeur a participé activement à l’établissement du RS MUP et à son organisation — Il donnait régulièrement des ordres — Sa contribution au dessein criminel du RS MUP comportait un élément d’insouciance — Il s’est joint volontairement au RS MUP — Son état mental avant son départ du RS MUP ne reflétait pas la moindre impression de coercition ou de caractère involontaire au sens moral — Rien n’indiquait l’existence d’un conflit entre sa crainte pour sa sécurité personnelle et sa complicité continue dans la perpétration de crimes — Le défendeur n’a pas été contraint à commettre des crimes contre l’humanité — Jugements déclaratoires accordés.

Preuve — Les demandeurs ont sollicité des jugements déclarant le défendeur interdit de territoire conformément aux art. 10.1(1), 10.2 et 10.5(1) de la version de la Loi sur la citoyenneté qui était en vigueur lorsqu’ils ont signifié et déposé leur déclaration — Dans la présente affaire, des personnes ont témoigné depuis l’ambassade du Canada à Belgrade — Il n’était pas nécessaire de s’assurer que les témoins étrangers avaient prêté serment conformément au droit serbe ou en présence d’un juge ou d’un avocat serbe — Il suffisait que l’assermentation ait eu lieu de la manière prévue aux art. 52 et 53 de la Loi sur la preuve au Canada.

Il s’agissait d’une action par laquelle les demandeurs ont sollicité divers jugements déclarant le défendeur interdit de territoire conformément au paragraphe 10.1(1), à l’article 10.2 et au paragraphe 10.5(1) de la version de la Loi sur la citoyenneté qui était en vigueur lorsqu’ils ont signifié et déposé leur déclaration.

  En 1991, le défendeur a été nommé sous-ministre adjoint de l’Intérieur de la République de la Bosnie-Herzégovine (SRBiH MUP), dont relevaient le service de sécurité publique et le service de sécurité de l’État. En janvier 1992, l’Assemblée du peuple serbe de Bosnie-Herzégovine a proclamé la République serbe de Bosnie-Herzégovine (RS). Quelques semaines plus tard, une nouvelle loi instaurant le ministère de l’Intérieur de la République serbe de Bosnie (RS MUP) est entrée en vigueur. En avril, les Serbes (y compris le défendeur) qui avaient refusé de continuer à s’acquitter de leurs responsabilités envers le SRBiH MUP ont été congédiés, la guerre de Bosnie a éclaté et le défendeur a été nommé au poste de sous-secrétaire de la section de la sécurité publique du RS MUP. Le défendeur a occupé ce poste pendant au moins cinq mois, c’est-à-dire dès le début de la guerre jusqu’en septembre 1992. Lorsqu’il était sous-secrétaire du RS MUP, le défendeur était, entre autres, responsable de la défense de l’académie de police. En 1995, il a présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que réfugié, et cette demande a été accueillie. Il est ensuite devenu citoyen canadien en 1999. En 2016, la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a condamné à l’emprisonnement le ministre du RS MUP et une personne qui a été un des subalternes directs du défendeur pour crimes de guerre. Les demandeurs ont soutenu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était interdit de territoire au Canada 1) pour avoir occupé un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui s’est livré à des violations graves ou répétées des droits de la personne, à un génocide, à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité, au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (LCHCG), et 2) pour avoir été complice à l’étranger d’infractions visées aux articles 6 et 7 de la LCHCG. Les demandeurs ont sollicité, aux fins de l’application de l’article 10.2 et des paragraphes 10.1(1) et 10.5(1) de la Loi sur la citoyenneté, des jugements déclarant que le défendeur a obtenu la résidence permanente et la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Les demandeurs ont aussi sollicité des jugements déclarant le défendeur interdit de territoire en vertu des alinéas 19(1)l) et j) de la Loi sur l’immigration et des alinéas 35(1)a) et b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi). Le défendeur a maintenu qu’il n’avait pas fait de fausses déclarations dans sa demande de résidence permanente notamment en omettant de mentionner sa carrière policière et le poste qu’il avait occupé au sein du RS MUP, dans le but d’induire en erreur les agents d’immigration responsables de l’examen de sa demande. Plutôt, il a omis de mentionner sa carrière policière parce qu’il craignait que l’on s’en prenne à lui ou aux membres de sa famille. Le défendeur a soutenu en outre que dans la mesure où des personnes qui occupent un « poste de rang supérieur » (défini à l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés) peuvent être interdites de territoire simplement du fait de leurs fonctions au sein d’un gouvernement désigné ou non, cela va à l’encontre des enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration). Si le défendeur a reconnu que le RS MUP a commis des crimes contre l’humanité alors qu’il était sous-secrétaire de cette organisation, il a toutefois contesté l’allégation des demandeurs selon laquelle il a été complice de ces crimes.

Il s’agissait de savoir si le défendeur est devenu résident permanent par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels et a ensuite obtenu la citoyenneté canadienne; si le défendeur était interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)b) de la Loi; et si le défendeur était interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)a) de la Loi.

Jugement : les jugements déclaratoires doivent être accordés.

Il a fallu dans un premier temps régler une question préliminaire quant à la façon d’assermenter les quatre personnes qui, dans la présente instance, ont témoigné depuis l’ambassade du Canada à Belgrade. Il n’était pas nécessaire de s’assurer que les témoins étrangers avaient prêté serment conformément au droit serbe ou en présence d’un juge ou d’un avocat serbe. Il suffisait que l’assermentation ait eu lieu de la manière prévue aux articles 52 et 53 de la Loi sur la preuve au Canada, c’est-à-dire qu’elle ait été effectuée par un consul dans l’exécution de ses fonctions à l’ambassade.

En ce qui concerne le fond de l’affaire, le défendeur a intentionnellement dissimulé des faits essentiels dans sa demande de résidence permanente, notamment le fait qu’il vivait en Bosnie entre avril et décembre 1992, sa carrière policière au sein du SRBiH MUP, et le poste de sous-secrétaire du RS MUP qu’il avait occupé. Ces faits étaient des faits essentiels, au sens du paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. Ils auraient soit mené au rejet de la demande du défendeur, soit à la tenue d’enquêtes supplémentaires en lien avec sa participation potentielle au génocide, aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité reconnus comme ayant été perpétrés par le RS MUP. Si le défendeur avait divulgué le fait qu’il était un ancien haut fonctionnaire de la RS, une enquête plus approfondie aurait été menée. Le défendeur a omis de mentionner ces faits parce qu’il craignait qu’un groupe paramilitaire s’en prenne à lui. Cela n’a pas écarté la déduction raisonnable qu’il a dissimulé de façon « intentionnelle » des faits essentiels en lien avec sa demande de résidence permanente. L’élément moral prévu par le mot « intentionnelle » à l’article 10.1 est la dissimulation d’information dans le but d’induire en erreur, de cacher cette information des autorités de l’immigration. Le défendeur tenait particulièrement à ce que tous ceux qui se trouvaient dans l’ambassade ne soient pas mis au courant des liens qu’il avait avec le RS MUP et le SRBiH MUP. Cela ne s’assimile pas du tout à oublier innocemment d’inclure des faits essentiels, à fournir des renseignements inexacts en raison d’une erreur de traduction commise de bonne foi, ou à omettre des renseignements parce qu’ils étaient sincèrement considérés comme étant sans grande importance. Le défendeur n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de l’observation selon laquelle la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, dans le but d’induire en erreur les autorités canadiennes de l’immigration, peut se justifier. Bien que cette dissimulation puisse être justifiable dans des circonstances exceptionnelles (lorsque la demande est présentée dans des circonstances assimilables à la contrainte ou lorsque le moyen de défense fondé sur la nécessité s’applique), il n’existait aucune preuve convaincante selon laquelle la demande du défendeur a été présentée dans ces circonstances. Lorsqu’une demande d’asile est présentée, un demandeur doit indiquer le fondement de sa crainte de persécution. Compte tenu de ce qui précède, le défendeur a été jugé être devenu résident permanent du Canada (dont il a ensuite acquis la citoyenneté) en procédant à une dissimulation intentionnelle de faits essentiels dans sa demande de résidence permanente. Les deux premiers jugements déclaratoires demandés par les demandeurs ont donc été rendus.

Le défendeur a été également déclaré interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)b) de la Loi. Une personne qui occupe un « poste de rang supérieur », comme défini dans cette disposition et à l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, est interdite de territoire au Canada pour ce seul motif. Aucune enquête sur les faits complémentaires n’est requise. Si la Cour suprême a rejeté dans l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration) la proposition selon laquelle les personnes qui « occupent un poste de rang supérieur » doivent « s’expose[r] [...] à la responsabilité pour une quelconque forme de complicité par association », l’arrêt Ezokola ne portait pas sur l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)b), mais portait plutôt sur la question de savoir si une personne pouvait être exclue de la protection des réfugiés aux termes de l’article 98 de la Loi. L’arrêt Ezokola ne s’applique aucunement dans le contexte de l’alinéa 35(1)b). Il relève de la compétence du législateur de légiférer l’interdiction de territoire des résidents permanents ou des étrangers parce qu’ils occupent un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui a commis les crimes mentionnés à l’alinéa 35(1)b). L’article 42.1 de la Loi permet au ministre de déclarer que les faits visés à l’alinéa 35(1)b) n’emportent pas interdiction de territoire, si un étranger est en mesure de convaincre le ministre que son admission au Canada ne serait pas contraire à l’intérêt national. Toutefois, l’article 42.1 est une exception à l’alinéa 35(1)b) qui ne s’applique que lorsque, sur demande de l’étranger, le ministre fait une telle déclaration. Rien dans l’article 42.1 ou ailleurs dans la Loi, l’ancienne Loi sur l’immigration ou la Loi sur la citoyenneté ne confère ou conférait compétence à la Cour pour prendre en compte des considérations relatives à l’intérêt national lors de la réalisation de l’évaluation prévue au paragraphe 10.5(1) de cette dernière loi. Les éléments de preuve ont montré qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en réalité un « responsable » des forces armées et des services de sécurité intérieure de la RS. Par conséquent, le jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs concernant l’alinéa 35(1)b) a été rendu.

Enfin, il y avait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le RS MUP, au sens de l’alinéa 35(1)a) de la Loi. Les crimes contre l’humanité peuvent être commis directement ou par complicité. Des individus peuvent être complices de crimes internationaux sans être liés à un crime en particulier. Toutefois, « il doit exister un lien entre ces individus et le dessein criminel du groupe ». Aux fins de l’application de l’alinéa 35(1)a), ce lien est établi lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire que la personne en cause « a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe ». Les facteurs qui doivent baliser l’analyse sont notamment la taille et la nature de l’organisation, les fonctions et les activités de la personne au sein de l’organisation, ainsi que son poste ou son grade. Les opérations de « combat » du RS MUP ont été déterminantes pendant la guerre. Les communications au sein du RS MUP étaient telles que le défendeur savait vraisemblablement que le RS MUP perpétrait des crimes contre l’humanité alors qu’il était sous-secrétaire. Il était le chef de la division du RS MUP responsable de la sécurité publique. Cette division participait aussi largement aux activités de combat pendant la période où il occupait ces fonctions. Plusieurs membres de la division de la sécurité publique du RS MUP ont pris part à la perpétration de crimes contre l’humanité. Le défendeur a participé activement à l’établissement du RS MUP, à son organisation et sa coordination subséquentes, à son conseil directeur et à plusieurs aspects importants de son fonctionnement. Il donnait régulièrement des ordres, oralement et par écrit. Ces derniers comprenaient des ordres ayant trait à l’expulsion des musulmans de leurs maisons et à l’arrestation d’opposants. Dans la mesure où le défendeur n’était peut-être pas au courant de certains des crimes contre l’humanité qui avaient été perpétrés par le RS MUP pendant qu’il occupait le poste de sous-secrétaire de cette organisation, il était néanmoins complice de ces crimes, étant donné que sa contribution au dessein criminel du RS MUP comportait un élément d’insouciance considérable. Enfin, le défendeur s’est joint volontairement au RS MUP. Son état mental avant son départ du RS MUP ne reflétait pas la moindre impression de coercition ou de caractère involontaire au sens moral. La preuve n’indique aucun conflit entre sa crainte pour sa sécurité personnelle et sa complicité continue dans la perpétration de crimes odieux. En somme, le défendeur n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, notamment, qu’il avait fait l’objet de menaces de mort ou de lésions corporelles, explicites ou implicites dans le but de le contraindre à commettre des crimes contre l’humanité. Au moment où il s’est joint volontairement au RS MUP, il devait certainement savoir qu’il serait exposé au risque d’être contraint d’obéir aux ordres et de demeurer au sein de l’organisation, deux points sur lesquels il se fonde maintenant pour invoquer cette défense. Compte tenu de ce qui précède, le jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs conformément à l’alinéa 35(1)a) de la Loi a été accordé.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 7(3.76),(3.77).

Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et une autre loi en conséquence, L.C. 2017, ch. 14, art. 19.1(2).

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 3(2), 5(1)c), 10.1, 10.2, 10.5, 10.7.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 52, 53.

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, art. 4–7, 6, 7.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 9(3), 19(1)j),l).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 2(1), 33, 34, 35, 36, 42.1, 98.

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 16.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 32.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rogan, 2011 CF 1007; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Halindintwali, 2015 CF 390; Habeeb c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 253; Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678, en ce qui concerne l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés; Al-Naib c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 723; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1453; Ramnarine c. La Reine, 2001 CanLII 795 (C.C.I.); Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678, en ce qui concerne l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rubuga, 2015 CF 1073; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Seifert, 2007 CF 1165; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kassab, 2020 CAF 10; Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2016] 1 R.C.F. 428; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138, [2001] A.C.F. no 286 (QL); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Savic, 2014 CF 523, [2015] 3 R.C.F. 209; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Schneeberger, 2003 CF 970, [2004] 1 R.C.F. 280; Mella c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Adam, [2001] 2 C.F. 337, [2001] A.C.F. no 25 (QL) (C.A.); Sekularac c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 381; Sherzai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 166; Younis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1157; Tareen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1260; Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, [1992] A.C.F. no 109 (QL) (C.A.); Gil Luces c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1200; L’Espérance c. Canada (Procureur général), 2016 CF 19; Le procureur c. Mico Stanisic et Stojan Zupljanin, TPIY, affaire no IT-08-91-T (27 mars 2013); Le procureur c. Mico Stanisic et Stojan Zupljanin, TPIY, affaire no IT-08-91-A (30 juin 2016); Le procureur c. Momcilo Krajisnik, TPIY, affaire no IT-00-39-T (27 septembre 2006); Mata Mazima c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 531; Hadhiri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1284; Durango c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 146; Sarwary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2018 CF 947, [2019] 1 R.C.F. 652; Equizabal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 514, [1994] A.C.F. no 897 (QL) (C.A.).

ACTION par laquelle les demandeurs ont sollicité divers jugements déclarant le défendeur interdit de territoire conformément au paragraphe 10.1(1), à l’article 10.2 et au paragraphe 10.5(1) de la version de la Loi sur la citoyenneté qui était en vigueur lorsqu’ils ont signifié et déposé leur déclaration. Jugements déclaratoires accordés.

ONT COMPARU :

Geneviève Bourbonnais et Anne-Renée Touchette pour les demandeurs.

Deborah Enokou, Khadi Ndiaye et Nadia Kuevidjen pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

La sous-procureure générale du Canada pour les demandeurs.

Ndiaye Enokou Avocats S.E.N.C.R.L., Gatineau, Québec, pour le défendeur.

 

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus en français par

            Le juge en chef Crampton :

I.          Introduction

[1]        La guerre peut faire ressortir les pires comportements humains. Certains commettent des actes qu’ils regrettent plus tard et dont ils se repentent peut-être énormément. D’autres sont hantés, couverts de honte ou tourmentés toute leur vie par leurs actions. On comprendra que certains se voilent la face ou essaient de cacher ces actes aux autres lorsqu’ils tentent de refaire leur vie pour eux-mêmes et pour leurs enfants, dont certains sont peut-être nés bien après ces lointains événements.

[2]        Néanmoins, malgré l’aspect vertueux de la compassion envers ces personnes, une société civilisée ne peut pas tourner le dos aux victimes de crimes lointains. Cela reste vrai même si ceux qui pourraient avoir été complices de ces crimes ont, pendant des décennies, respecté la loi, travaillé dur et contribué à la société. Il faut examiner à la lumière de la loi toutes les circonstances entourant les sombres activités qui pourraient être découvertes ultérieurement, afin que le rôle des personnes qui pourraient y avoir pris part soit analysé minutieusement pour déterminer ce qu’elles ont réellement fait.

[3]        En l’espèce, les ministres demandeurs affirment que M. Kljajic a obtenu l’asile, la résidence permanente et enfin la citoyenneté canadienne en dissimulant le fait qu’il avait auparavant occupé le poste important de sous-secrétaire du ministère de l’Intérieur de la République serbe de Bosnie (RS MUP). Les ministres demandeurs ajoutent que M. Kljajic a expressément et faussement nié toute implication dans la perpétration de quelconques crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.

[4]        Ils soutiennent également qu’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic est interdit de territoire au Canada, et ce, pour deux motifs :

●          Premièrement, pour avoir occupé un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, s’est livré à des violations graves ou répétées des droits de la personne, à un génocide, à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité, au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24 (LCHCG), comme le prévoit l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

●          Deuxièmement, pour avoir été complice à l’étranger d’infractions visées aux articles 6 et 7 de la LCHCG et également prévues par l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[5]        À l’époque où M. Kljajic a demandé l’asile et la résidence permanente dans notre pays, le gouvernement serbe de Bosnie était désigné comme un gouvernement défini à l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (Loi sur l’immigration), c’est-à-dire un gouvernement répondant à la description générale donnée ci-dessus. Toutefois, puisque la LCHCG n’avait pas encore été adoptée, les crimes étaient définis en fonction du paragraphe 7(3.76) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (Code criminel). Aux fins de la présente instance, les différences entre cette dernière disposition et les paragraphes 6(3) à (5) de la LCHCG ne sont d’aucune pertinence : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100 (Mugesera), au paragraphe 118.

[6]        Compte tenu de ce qui précède, les demandeurs sollicitent divers jugements déclaratoires à l’encontre de M. Kljajic conformément au paragraphe 10.1(1), à l’article 10.2 et au paragraphe 10.5(1) de la version de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, qui était en vigueur lorsque les demandeurs ont signifié et déposé leur déclaration (Loi sur la citoyenneté).

[7]        Pour les motifs exposés ci-dessous, ces jugements déclaratoires seront accordés, mais avec certaines modifications. En bref, j’ai tiré les conclusions suivantes :

i.          M. Kljajic est devenu résident permanent du Canada par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR.

ii.         Ayant le statut de résident permanent, M. Kljajic a ensuite obtenu la citoyenneté canadienne; on présume donc, conformément à l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, qu’il a obtenu sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR.

iii.        M. Kljajic est interdit de territoire au Canada conformément à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, parce qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il occupait un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement visé par cette disposition (et au paragraphe 4 ci-dessus).

iv.        M. Kljajic est interdit de territoire au Canada conformément à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, parce qu’il a été complice des crimes contre l’humanité commis par le RS MUP à l’endroit des non-Serbes lorsqu’il était sous-secrétaire de cette organisation.

II.         Résumé des faits

[8]        Les faits suivants ont été fournis dans un rapport d’expert préparé par M. Christian Axboe Nielsen pour le compte des demandeurs. M. Kljajic n’a pas contesté ces renseignements.

[9]        La République socialiste fédérale de Yougoslavie (Yougoslavie) a été fondée en 1945, après la Seconde Guerre mondiale. Au cours de ses quelque 45 années d’existence, elle a été composée de six républiques : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine (B-H, parfois simplement appelée « Bosnie »), la Serbie, le Monténégro et la Macédoine.

[10]      Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs importants massacres de civils ont été perpétrés en Bosnie, y compris lors de conflits internes entre les groupes ethniques serbes, croates et musulmans.

[11]      Après cette guerre, la Yougoslavie a été étroitement contrôlée par le Parti communiste de Yougoslavie, connu plus tard sous le nom de Ligue des communistes de Yougoslavie. Toutefois, la chute du mur de Berlin à la fin de 1989 a secoué l’emprise des communistes. En B-H, cet événement a mené à des élections multipartites en novembre 1990. Les principaux vainqueurs de ce scrutin étaient trois partis anticommunistes ayant un fondement ethnique : le Parti démocratique serbe (SDS), l’Union démocratique croate (HDZ) et le Parti d’action démocratique (SDA), un parti musulman. Peu après, ces partis ont conclu une entente pour se répartir les différents postes au sein du gouvernement, y compris les postes liés aux services de police et à la sécurité, en fonction des résultats électoraux.

[12]      En principe, le SDS, la HDZ et le SDA ont convenu qu’il était souhaitable que la composition ethnique de la police dans une municipalité donnée corresponde à la composition ethnique de cette municipalité. Cependant, les négociations au sujet des nominations ont été longues et sont rapidement devenues acrimonieuses.

[13]      Les services de police au sein de la République socialiste de B-H relevaient du ministère (ou secrétariat) de l’Intérieur (SRBiH MUP), qui comportait deux sections principales : le service de sécurité publique et le service de sécurité de l’État. Le service de sécurité publique regroupait les types de services de police les plus courants, y compris les enquêtes criminelles et le maintien de l’ordre public. Le service de sécurité de l’État (communément appelé « police secrète ») était chargé de protéger l’ordre constitutionnellement établi contre les menaces intérieures et extérieures. Les postes de responsables et les autres postes au sein des deux sections du SRBiH MUP étaient particulièrement convoités par les responsables du SDS, de la HDZ et du SDA, respectivement. Cet attrait s’expliquait par l’accès de ce ministère aux armes et au matériel de surveillance électronique ainsi que par le rôle important qu’il jouait dans le contrôle du public.

[14]      Au cours de l’année 1991, la situation de la B-H sur les plans de la politique et de la sécurité a continué d’empirer. Cette dégradation était notamment due (i) aux déclarations d’indépendance proclamées cette année-là par la République de Slovénie et la République de Croatie, (ii) à l’effet défavorable de ces déclarations sur les relations entre les peuples croates, serbes et musulmans, et (iii) aux différends entre le SDS, la HDZ et le SDA relativement aux postes au sein du SRBiH MUP et ailleurs. En octobre, la situation a débouché sur une crise parlementaire après que des députés croates et musulmans de Bosnie eurent voté pour faire de la Bosnie un État souverain. Les députés serbes s’y sont fortement opposés, car ils considéraient que les Serbes de B-H avaient tout intérêt à continuer de faire partie de la Yougoslavie. Les Serbes étaient notamment très préoccupés par le fait qu’ils constituaient une minorité ethnique dans de vastes zones de la B-H, y compris dans la plupart des régions du nord, de l’ouest et du sud-est du pays.

[15]      Compte tenu des intentions séparatistes des membres croates et musulmans de l’Assemblée de Bosnie, le SDS a décidé unilatéralement de quitter l’Assemblée. Dans un discours expliquant ce geste, le président du SDS, Radovan Karadzic, a dit aux membres musulmans de l’Assemblée que s’ils poursuivaient leur chemin vers l’indépendance, ils [traduction] « s’engageaient sur le chemin de l’enfer ». Il leur a ensuite demandé, de manière rhétorique, s’ils se rendaient compte que [traduction] « la recherche de l’indépendance pourrait très bien se solder par leur extermination physique » : transcription de la Cour, vol. 1, à la page 131 (témoignage de M. Nielsen).

[16]      Entre temps, en septembre 1991, M. Kljajic a été nommé sous-ministre adjoint du SRBiH MUP, un poste qui faisait également de lui le chef de police de la B-H. (Il avait auparavant occupé un certain nombre de postes au sein des services de police de la République socialiste de B-H, et ce, depuis 1979 au moins.)

[17]      Après un référendum en novembre 1991 lors duquel les Serbes de Bosnie ont voté de ne pas quitter la Yougoslavie, le SDS a rapidement pris des mesures pour créer une entité politique ayant toutes les caractéristiques d’un État, y compris sa propre force policière. Pour ce faire, le SDS a publié en décembre 1991 un document intitulé « Instructions for the Organization and Operation of Organs of the Serbian People in [B&H] in Emergency Conditions » (directives pour l’organisation et le fonctionnement des organes du peuple serbe en (B-H) dans des situations d’urgence), qui exposait un ensemble détaillé de mesures à prendre. Ces mesures comprenaient la prise de contrôle du personnel, des bâtiments et du matériel du SRBiH MUP, et leur intégration dans ce qui allait devenir le RS MUP. Ces actions concernaient des zones dans lesquelles les Serbes étaient majoritaires (zones de la « variante A ») ainsi que des zones dans lesquelles ils étaient minoritaires (zones de la « variante B »), bien que l’approche adoptée n’ait pas été identique dans ces deux types de zones.

[18]      Ensuite, en janvier 1992, l’Assemblée du peuple serbe de Bosnie-Herzégovine (Assemblée de RS) a proclamé la République serbe de Bosnie-Herzégovine (Republika Srpska, ou RS). (Il ne faut pas confondre la Republika Srpska et la Serbie, une des six républiques d’origine de l’ex-Yougoslavie, située immédiatement à l’est de la B-H.) Le mois suivant, les Serbes de Bosnie ont boycotté un second référendum sur l’indépendance au cours duquel les électeurs ont voté en faveur d’une séparation de la Yougoslavie. Le 18 mars 1992, le président de l’Assemblée, Momcilo Krajisnik, a mentionné la nécessité d’une [traduction] « séparation ethnique sur le terrain ». Peu après, le 27 mars 1992, l’Assemblée de RS a proclamé la Constitution de la République serbe de Bosnie et a mis sur pied un conseil de sécurité nationale dirigé par le président de la République, Radovan Karadzic.

[19]      Quelques jours plus tard, le 31 mars 1992, et après la création par le SDS d’une organisation policière parallèle couvrant de nombreuses zones de la RS, une nouvelle loi instaurant le RS MUP est entrée en vigueur. Le lendemain, le RS MUP a revendiqué la compétence policière exclusive dans l’ensemble de la RS. Vers le 5 avril, les Serbes (y compris M. Kljajic) qui avaient refusé de continuer à s’acquitter de leurs responsabilités envers le SRBiH MUP ont été congédiés, la guerre de Bosnie a éclaté et M. Kljajic a été nommé au poste de sous-secrétaire de la section de la sécurité publique du RS MUP.

[20]      Les parties semblent s’accorder pour dire que M. Kljajic a occupé ce poste de sous-secrétaire pendant au moins cinq mois, c’est-à-dire quasiment dès le début de la guerre en avril 1992 et jusqu’en septembre de la même année. (Les demandeurs soutiennent qu’il a occupé ce poste jusqu’en novembre 2012, lorsqu’il a quitté la Bosnie pour exercer le métier d’avocat à Belgrade. Cette question sera examinée de façon plus détaillée dans la partie VIII.C.(2)(v) des présents motifs.)

[21]      Lorsqu’il était sous-secrétaire du RS MUP, M. Kljajic a tout d’abord travaillé à Vraca, une banlieue de Sarajevo. Il était alors, entre autres, responsable de la défense de l’académie de police, où il travaillait. À un moment donné pendant la première moitié de juin 1992, il a été muté à Pale, où se trouvait le siège principal du RS MUP, avant le déménagement de ce dernier à Bijeljina plus tard durant le mois. Il est resté à Bijeljina jusqu’à ce qu’il quitte le RS MUP au cours de l’automne 1992.

[22]      En février 1995, M. Kljajic a présenté une demande de résidence permanente (demande de RP) au Canada en tant que réfugié; cette demande a été accueillie en août de la même année. Il est ensuite devenu citoyen canadien en novembre 1999.

[23]      En juin 2016, la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a condamné Mico Stanisic, le ministre avec lequel M. Kljajic a travaillé au sein du RS MUP, à 22 ans d’emprisonnement pour avoir commis « en participant à une entreprise criminelle commune, les crimes de persécutions (crime contre l’humanité), de meurtre et de torture (violations des lois ou coutumes de la guerre) » (Christian Axboe Nielsen, Report on the Establishment and Performance of the Ministry of Internal Affairs of Republika Srpska in Bosnia and Herzegovina, 1990-1992 (rapport sur l’établissement et les accomplissements du ministère de l’Intérieur de la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine de 1990 à 1992, appelé « rapport de M. Nielsen » dans le présent jugement), au paragraphe 233, citant la Fiche informative IT-08-91 du TPIY). Au même moment, la Chambre d’appel du TPIY a infligé une peine semblable, pour le même crime ainsi que d’autres, à une personne qui aurait été un des subalternes directs de M. Kljajic; il s’agissait de M. Stojan Zupljanin.

[24]      Étant donné que j’aborderai certaines des interactions que M. Kljajic a eues avec Radovan Karadzic, qui était président de la Republika Srpska pendant la guerre de Bosnie, j’observerai, en passant, que M. Karadzic a été déclaré coupable et condamné par Chambre de première instance du TPIY à 40 ans d’emprisonnement pour génocide, crimes contre l’humanité et violations des lois ou des coutumes de la guerre.

III.        Mesure de redressement réclamée par les demandeurs

[25]      Dans leur déclaration, les demandeurs ont sollicité cinq jugements déclaratoires.

[26]      Les deux premiers portaient sur les allégations selon lesquelles M. Kljajic a obtenu la résidence permanente au Canada par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. À cet égard, les demandeurs ont sollicité, aux fins de l’application de l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, des jugements déclarant que c’est de cette manière que M. Kljajic a obtenu le statut de résident permanent puisque, s’il avait dit la vérité aux agents d’immigration canadiens lorsqu’il a présenté sa demande de résidence permanente en 1995, il aurait été déclaré interdit de territoire :

i.          en vertu de l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration, au motif qu’il était une personne qui, à un rang élevé, avait été au service d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livrait au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel qui était en vigueur à cette époque;

ii.         en vertu de l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration, en tant que personne dont on pouvait penser, pour des motifs raisonnables, qu’elle avait commis à l’étranger un fait — acte ou omission — constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel qui était en vigueur cette époque.

[27]      Dans leurs observations finales, les demandeurs ont regroupé les deux demandes présentées ci-dessus pour former une seule demande simplifiée de jugement déclaratoire. À cet égard, ils demandent désormais, aux fins de l’application de l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, un jugement déclarant que M. Kljajic a obtenu le statut de résident permanent au Canada par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR.

[28]      Le troisième jugement déclaratoire sollicité dans la déclaration des demandeurs se rapporte également à une prétendue fausse déclaration, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits. Les demandeurs sollicitent plus précisément un jugement déclarant, en application du paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, que M. Kljajic a obtenu la citoyenneté canadienne de la façon exposée au paragraphe précédent.

[29]      Les quatrième et cinquième jugements déclaratoires sollicités dans la déclaration des demandeurs concernent la prétendue interdiction de territoire de M. Kljajic au Canada en application des alinéas 35(1)a) et b) de la LIPR, respectivement. Plus particulièrement, les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 10.5(1) de la Loi sur la citoyenneté, des jugements déclarant que M. Kljajic est interdit de territoire :

i.          aux termes de l’alinéa 35(1)a), parce qu’il a commis hors du Canada une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la LCHCG;

ii.         aux termes de l’alinéa 35(1)b), parce qu’il a occupé un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à 6(5) de la LCHCG.

IV.       Dispositions législatives pertinentes

[30]      La présente instance soulève des questions aux termes de la Loi sur la citoyenneté, de la LIPR et de la loi qui l’a précédée (la Loi sur l’immigration), de la LCHCG ainsi que du Code criminel.

[31]      Pour déterminer quelle loi s’applique à quelle question, on a jugé utile d’établir une distinction entre les droits substantifs d’un défendeur et ses droits procéduraux : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rogan, 2011 CF 1007 (Rogan), aux paragraphes 17 à 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Halindintwali, 2015 CF 390 (Halindintwali), aux paragraphes 24 et 25.

A.        Droits substantifs de M. Kljajic

[32]      En ce qui concerne l’obtention de la citoyenneté canadienne, les droits substantifs de M. Kljajic sont régis par la loi en matière de citoyenneté qui était en vigueur le 30 novembre 1999, date à laquelle il a obtenu sa citoyenneté canadienne, c’est-à-dire la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C29, telle que modifiée (Loi sur la citoyenneté de 1985) : décision Rogan, précitée, au paragraphe 21. En ce qui concerne l’obtention antérieure du statut de résident permanent, ses droits substantifs sont régis par la loi en matière d’immigration qui était en vigueur le 8 août 1995, date à laquelle il a obtenu son statut de résident permanent, c’est-à-dire la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, telle que modifiée (Loi sur l’immigration de 1985) : décision Rogan, précitée, aux paragraphes 23 et 247; décision Halindintwali, précitée, au paragraphe 25. Étant donné que l’une des dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration de 1985 renvoyait au Code criminel, il faut également tenir compte de la version du Code qui était en vigueur à l’époque, c’est-à-dire le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, dans sa version modifiée.

[33]      Aux fins de la présente instance, la disposition pertinente de la Loi sur la citoyenneté de 1985 est l’alinéa 5(1)c), qui prévoyait l’attribution de la citoyenneté à quiconque, entre autres, « a été légalement admis au Canada à titre de résident permanent ».

[34]      En ce qui concerne la Loi sur l’immigration de 1985, trois dispositions de fond s’appliquent en l’espèce. La première est le paragraphe 9(3) :

9. […]

(3) Toute personne doit répondre franchement aux questions de l’agent des visas et produire toutes les pièces qu’exige celui-ci pour établir que son admission ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements.          

[35]      Les deux autres dispositions de cette loi qui sont pertinentes en l’espèce sont les alinéas 19(1)j) et l) :

Catégories non admissibles

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis, à l’étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l’époque de la perpétration.

[…]

l) celles qui, à un rang élevé, font ou ont fait partie ou sont ou ont été au service d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou à des crimes de guerre ou contre l’humanité, au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel, sauf si elles convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

[36]      En ce qui concerne le Code criminel de 1985, les dispositions pertinentes sont les paragraphes 7(3.76) et 7(3.77). Le paragraphe 7(3.76) définissait les notions de « droit international conventionnel », de « crime contre l’humanité » et de « crime de guerre ». Le paragraphe 7(3.77) prévoyait ce qui suit quant aux définitions de ces trois notions : « Sont assimilés à un fait [...], la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard du fait ». Le texte intégral des paragraphes 7(3.76) et (3.77) est énoncé à l’Annexe 1 ci-dessous.

[37]      Si la citoyenneté canadienne d’une personne est révoquée, il devient pertinent d’examiner si cette personne est interdite de territoire au Canada pour l’un des motifs énoncés dans la LIPR. Aux fins de la présente instance, ces motifs sont au nombre de deux et sont énoncés aux alinéas 35(1)a) et b), respectivement. Conformément à ces dispositions, emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

Atteinte aux droits humains ou internationaux

35 (1) […]

          a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

          b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

[38]      Aux termes de l’article 33 de la LIPR, « [l]es faits – actes ou omissions – mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ».

[39]      En ce qui concerne la LCHCG, les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire uniquement quant à l’article 6. Les paragraphes 6(1), 6(1.1) et 6(2) prévoient ce qui suit :

INFRACTIONS COMMISES À L’ÉTRANGER

Génocide, crime contre l’humanité, etc., commis à l’étranger

6 (1) Quiconque commet à l’étranger une des infractions ci-après, avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, est coupable d’un acte criminel et peut être poursuivi pour cette infraction aux termes de l’article 8 :

a) génocide;

b) crime contre l’humanité;

c) crime de guerre.

Punition de la tentative, de la complicité, etc.

(1.1) Est coupable d’un acte criminel quiconque complote ou tente de commettre une des infractions visées au paragraphe (1), est complice après le fait à son égard ou conseille de la commettre.

Peines

(2) Quiconque commet une infraction visée aux paragraphes (1) ou (1.1) :

a) est condamné à l’emprisonnement à perpétuité, si le meurtre intentionnel est à l’origine de l’infraction;

b) est passible de l’emprisonnement à perpétuité, dans les autres cas.

[40]      Aux fins de l’application des dispositions susmentionnées, les définitions des termes « crime contre l’humanité », « génocide » et « crime de guerre » sont énoncées au paragraphe 6(3) de la LCHCG, reproduit à l’Annexe 1 des présents motifs.

B.        Droits procéduraux de M. Kljajic

[41]      Les parties à la présente instance ont soutenu que les droits procéduraux de M. Kljajic sont régis par la version de la loi canadienne en matière de citoyenneté qui était en vigueur lorsque les demandeurs ont signifié et déposé leur déclaration le 29 août 2017 (définie ci-dessus comme la Loi sur la citoyenneté) : décision Rogan, précitée, au paragraphe 17; décision Halindintwali, précitée, au paragraphe 24[1].

[42]      Cependant, en application du paragraphe 19.1(2) du projet de loi C-6 [Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et une autre loi en conséquence, L.C. 2017, ch. 14], une procédure qui était en instance devant la Cour avant l’entrée en vigueur du paragraphe 3(2) — lequel est entré en vigueur le 24 janvier — doit être traitée et réglée conformément à la version de la loi antérieure à la date d’entrée en vigueur du paragraphe. Par conséquent, la version de la Loi sur la citoyenneté applicable en l’espèce est celle qui était en vigueur le 23 janvier 2018. Ce n’est pas une question déterminante puisque les articles 10.1, 10.2 et 10.5 de la Loi sur la citoyenneté n’ont pas changé entre le 29 août 2017 et le 23 janvier 2018.

[43]      Tel qu’il est indiqué au paragraphe 27 ci-dessus, parmi les quatre jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs dans leur liste révisée, le premier est un jugement déclaratoire aux termes de l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, que voici :

Présomption

10.2 Pour l’application des paragraphes 10(1) et 10.1(1), a acquis la citoyenneté ou a été réintégrée dans celle-ci par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne ayant acquis la citoyenneté ou ayant été réintégrée dans celle-ci après être devenue un résident permanent, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, par l’un de ces trois moyens.

[44]      Le deuxième jugement déclaratoire est sollicité en application du paragraphe 10.1(1) :

Révocation pour fraude — déclaration de la Cour

10.1 (1) Sauf si une personne fait une demande en vertu de l’alinéa 10(3.1)b), la citoyenneté de la personne ou sa répudiation ne peuvent être révoquées que si, à la demande du ministre, la Cour déclare, dans une action intentée par celui-ci, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels

[45]      Je tiens à souligner que, conformément au paragraphe 10.2(3), un jugement déclaratoire en application du paragraphe 10.1(1) a pour effet de révoquer la citoyenneté d’une personne.

[46]      Selon le paragraphe 10.1(4), aux fins de l’application du paragraphe 10.1(1), le ministre a seulement besoin de prouver que la personne a obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[47]      Les troisième et quatrième jugements déclaratoires sont sollicités conformément au paragraphe 10.5(1), que voici :

Interdiction de territoire

10.5 (1) À la requête du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, le ministre demande, dans l’acte introductif d’instance de l’action intentée en vertu du paragraphe 10.1(1) au motif que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels liée à l’un ou l’autre des faits énoncés aux articles 34, 35 ou 37 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sauf ceux énoncés aux alinéas 36(1)a) ou b) ou (2)a) ou b) de cette loi, que la personne soit déclarée interdite de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour criminalité organisée au titre, respectivement, du paragraphe 34(1), des alinéas 35(1)a) ou b) ou du paragraphe 37(1) de cette loi.

[48]      J’ajoute en passant qu’en application du paragraphe 10.5(3), le jugement déclarant qu’une personne est interdite de territoire pour l’un des motifs énoncés au paragraphe 10.5(1) consiste en une mesure de renvoi contre cette personne en application de la LIPR. Une telle mesure est exécutoire dès qu’elle est prise, sans qu’il soit nécessaire d’effectuer ou de poursuivre un contrôle ou une enquête aux termes de la LIPR.

V.        Question préliminaire

[49]      Le 4 décembre 2019, lors d’une téléconférence préparatoire à la gestion de l’instance, les avocates des parties ont eu un différend quant à la façon d’assermenter les personnes qui, dans la présente instance, ont témoigné depuis l’ambassade du Canada à Belgrade. En bref, les avocates de M. Kljajic ont affirmé que ces témoins devaient être assermentés conformément au droit serbe, tandis que les avocates des demandeurs ont soutenu que les témoins pouvaient et devaient être assermentés conformément aux articles 52 et 53 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 (LPC).

[50]      J’étais d’accord avec les avocates des demandeurs et je me suis engagé à expliquer pourquoi dans les présents motifs.

[51]      Les articles 52 et 53 de la LPC sont ainsi libellés :

Application

Application

52 La présente partie s’applique aux catégories suivantes de personnes :

a) les fonctionnaires de l’un des services diplomatiques ou consulaires de Sa Majesté, lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans tout pays étranger, y compris les ambassadeurs, envoyés, ministres, chargés d’affaires, conseillers, secrétaires, attachés, consuls généraux, consuls, vice-consuls, proconsuls, agents consulaires, consuls généraux suppléants, consuls suppléants, vice-consuls suppléants et agents consulaires suppléants;

b) les fonctionnaires des services diplomatiques, consulaires et représentatifs du Canada lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans tout pays étranger ou dans toute partie du Commonwealth et territoires sous dépendance autre que le Canada, y compris, outre les fonctionnaires diplomatiques et consulaires mentionnés à l’alinéa a), les hauts commissaires, délégués permanents, hauts commissaires suppléants, délégués permanents suppléants, conseillers et secrétaires;

c) les délégués commerciaux du gouvernement canadien et les délégués commerciaux adjoints du gouvernement canadien lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans un pays étranger ou dans toute partie du Commonwealth et territoires sous dépendance autre que le Canada;

d) les fonctionnaires consulaires honoraires lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans tout pays étranger ou dans toute partie du Commonwealth et territoires sous dépendance autre que le Canada;

e) les fonctionnaires judiciaires d’un État étranger autorisés, à des fins internes, à recevoir les serments, les affidavits, les affirmations solennelles, les déclarations ou autres documents semblables;

f) les employés engagés sur place et désignés par le sous-ministre des Affaires étrangères ou toute autre personne autorisée par lui à procéder à une telle désignation lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans tout pays étranger ou dans toute partie du Commonwealth et des territoires sous sa dépendance autre que le Canada.

Serments et affirmations solennelles

Serments déférés à l’étranger

53 Les serments, affidavits, affirmations solennelles ou déclarations déférés, recueillis ou reçus à l’étranger par toute personne mentionnée à l’article 52 sont aussi valides et efficaces et possèdent la même vigueur et le même effet, à toutes fins, que s’ils avaient été déférés, recueillis ou reçus au Canada par une personne autorisée à y déférer, recueillir ou recevoir les serments, affidavits, affirmations solennelles ou déclarations qui sont valides ou efficaces en vertu de la présente loi.

[52]      Suivant le sens ordinaire de l’article 53 de la LPC, celui-ci autorise toute personne mentionnée à l’article 52, dans l’exécution de ses fonctions à l’étranger, à faire prêter serment et à recevoir des affirmations solennelles à l’étranger. Lorsque pareille personne fait prêter serment ou reçoit des affirmations solennelles de cette manière, le serment ou l’affirmation solennelle est valide et effectif et a la même valeur, en pratique, que si l’assermentation avait eu lieu en bonne et due forme au Canada.

[53]      En l’espèce, c’est M. François Lavertue qui a fait prêter serment aux témoins à Belgrade. M. Lavertue détient le titre de consul à l’ambassade du Canada à Belgrade. Il a fait prêter serment aux témoins dans l’exécution de ses fonctions à l’ambassade. Il est donc visé par l’article 52 et les serments qu’il a fait prêter étaient entièrement valides et effectifs, tel qu’il est indiqué ci-dessus. Je tiens à faire remarquer que ces serments ont été prêtés en personne, sous les yeux — par vidéoconférence — de toutes les personnes présentes dans la salle d’audience où s’est déroulé le procès, à Ottawa.

[54]      Pour plus de sûreté, les témoins susmentionnés ont tous été assermentés par vidéoconférence par le greffier qui était présent dans la salle d’audience à Ottawa.

[55]      La règle 32 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, prévoit que la Cour peut ordonner qu’une audience soit tenue en tout ou en partie par voie de conférence téléphonique ou de vidéoconférence ou par tout autre moyen de communication électronique. J’ai implicitement donné cet ordre lorsque j’ai consenti oralement aux demandes sur consentement des parties qui souhaitaient que certains témoignages soient donnés depuis Belgrade. Cet ordre transparaissait aussi dans une directive verbale par laquelle j’ai demandé aux avocates des parties, le 21 novembre 2019, de fournir des observations quant au droit applicable et aux exigences qui s’y rapportent pour faire prêter serment aux personnes appelées à témoigner par vidéoconférence depuis l’ambassade du Canada à Belgrade.

[56]      En réponse à cette instruction, les avocates de M. Kljajic ont soutenu que le droit serbe s’appliquait aux assermentations effectuées à Belgrade. Cependant, aucun élément de preuve ou renseignement n’a été fourni quant au contenu ou aux exigences de cette loi.

[57]      Citant les observations par notre Cour dans la décision Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1453 (Farzam), au paragraphe 49, les avocates de M. Kljajic ont soutenu qu’il fallait « absolument que le témoin qui dépose à l’étranger le fasse sous serment, dans le cadre des lois canadiennes comme des lois du pays en question ». Cependant, la décision Farzam se distingue pour plusieurs motifs. En premier lieu, il ne semble pas que les témoins étrangers avaient prévu de témoigner dans une ambassade canadienne. Il n’a donc pas du tout été question des articles 52 et 53 de la LPC. Deuxièmement, les témoins à Belgrade ont écarté la possibilité de témoigner au moyen d’une vidéoconférence et ont plutôt proposé de témoigner par téléphone. Troisièmement, la Cour n’était pas certaine que divers « obstacles techniques » pouvaient être surmontés. Quatrièmement, la Cour a noté que plusieurs questions logistiques importantes restaient sans réponse, et elle n’était pas certaine qu’il soit possible de les régler avant le procès compte tenu du peu de temps qui restait. Enfin, la Cour craignait, dans les circonstances particulières de l’affaire, que « [l]a formule de la téléconférence [...] ne [fasse] qu’allonger la présente instance et accroître ses coûts comme sa complexité » (Farzam, précitée, au paragraphe 48).

[58]      En outre, s’appuyant sur les décisions Farzam, précitée, et Ramnarine c. La Reine, 2001 CanLII 795 (C.C.I.), les avocates ont ajouté qu’il faudrait qu’un avocat ou juge serbe soit présent afin d’assermenter les témoins. Cependant, aucune de ces deux décisions n’a abordé la possibilité que les témoins étrangers en question soient assermentés par un agent des services diplomatiques ou consulaires de Sa Majesté dans l’exécution de ses fonctions, comme le prévoient les articles 52 et 53 de la LPC. Il s’agit d’une différence majeure par rapport à la présente instance.

[59]      Les avocates de M. Kljajic ont également déclaré craindre que sans application du droit serbe à la prestation des serments, les témoins étrangers seraient susceptibles de dire des choses fausses puisqu’ils n’auraient pas à s’inquiéter des représailles possibles s’ils mentaient. Cependant, en pratique, il ne m’a pas semblé évident que les témoins auraient moins l’impression de s’exposer à d’éventuelles représailles s’ils témoignaient depuis Belgrade au lieu de témoigner au Canada pour retourner ensuite à Belgrade avant qu’il soit raisonnablement possible d’intenter des poursuites pour parjure. Dans les deux cas, les tribunaux canadiens auraient compétence ratione materiae sur les témoins, mais seraient exposés à d’éventuelles difficultés dans l’exercice de leur compétence ratione personæ sur ces personnes.

[60]      Je prends le temps de faire remarquer que le fait de prêter serment sur la Bible ou sur un texte religieux semblable, comme l’a fait chacun des témoins étrangers en l’espèce, est quelque chose d’important. Il en est de même pour les affirmations solennelles. Voilà pourquoi ces procédures restent en vigueur à la Cour.

[61]      En outre, à l’opposé de la situation qui régnait il y a quelques années encore, notre Cour dispose désormais d’un matériel de vidéoconférence d’excellente qualité qui lui permet d’évaluer comme il se doit les témoignages, y compris en ayant une bonne idée du langage corporel et du comportement général du témoin. Cela a certainement été le cas en l’espèce.

[62]      En résumé, il n’était pas nécessaire de s’assurer que les témoins étrangers qui ont témoigné dans la présente instance avaient prêté serment conformément au droit serbe ou en présence d’un juge ou d’un avocat serbe. Il suffisait que l’assermentation ait eu lieu de la manière prévue aux articles 52 et 53 de la LPC, c’est-à-dire qu’elle ait été effectuée par un consul dans l’exécution de ses fonctions à l’ambassade du Canada à Belgrade. Pour plus de sûreté, chacun des témoins étrangers a été assermenté une deuxième fois, par vidéoconférence, par le greffier qui était présent devant moi dans la salle d’audience à Ottawa. L’excellente qualité du lien de la vidéoconférence m’a permis d’évaluer adéquatement la crédibilité de chaque témoignage.

VI.       Témoignages de l’expert et des profanes

A.        Témoins des demandeurs

[63]      Dans la présente instance, un témoin expert (M. Christian Axboe Neilsen) et deux témoins profanes (MM. Brian Casey et Milorad Davidovic) ont témoigné pour le compte des demandeurs.

1)         M. Nielsen

[64]      M. Nielsen a été reconnu comme spécialiste de l’histoire de la police et de l’appareil de sécurité de l’ex-Yougoslavie, ainsi que du rôle et du fonctionnement de la police au sein du RS MUP. En plus de fournir un témoignage détaillé, il a rédigé le rapport que j’ai déjà mentionné et appelé le « rapport de M. Nielsen ».

[65]      M. Nielsen a, entre autres, travaillé au sein du Groupe de recherche des principaux responsables du Bureau du procureur du TPIY. Au cours des années qu’il a passées au TPIY, il a été l’analyste principalement responsable de la recherche et des analyses concernant la police au sein de la RS. Il a également comparu à titre de témoin expert lors de quatre procès au TPIY et d’un procès devant notre Cour (décision Rogan, précitée), entre autres. Une de ces instances devant le TPIY était le procès conjoint de deux personnes avec lesquelles M. Kljajic avait des liens : son supérieur immédiat (le ministre Mico Stanisic) et son prétendu subalterne (M. Stojan Zupljianin). L’autre instance devant le TPIY était le procès de Radovan Karadzic. Dans ses motifs dans la décision Rogan, précitée, la juge Mactavish a largement retenu les éléments de preuve fournis par M. Nielsen. Le TPIY a lui aussi accueilli les éléments de preuve de M. Nielsen.

[66]      En l’espèce, M. Nielsen a témoigné au sujet de la dispersion des populations ethniques majoritaires et minoritaires en B-H, des événements qui ont mené à la guerre de Bosnie, des rapports de force entre les principaux partis politiques en B-H avant le début de la guerre et de ce qu’ont fait les Serbes pour créer la RS et le RS MUP. Il a également parlé des types de personnes recherchées pour occuper les postes de responsables au sein du RS MUP, de la façon dont le SDS et le RS MUP s’y étaient pris pour contrôler les zones qui allaient faire partie de la RS, ainsi que des différentes manières dont les communications ont été maintenues au sein du RS MUP tout au long de l’année 1992. Il a aussi témoigné quant aux rôles joués par M. Kljajic au sein du SRBiH MUP et du RS MUP, de sa participation à la création du RS MUP, des liens qu’il entretenait avec divers dirigeants au sein du RS MUP et avec Radovan Karadzic, des crimes qui ont été commis par le RS MUP et des prétendus liens entre M. Kljajic et ces crimes.

[67]      J’ai trouvé M. Nielsen franc et très coopératif. Son témoignage, comme le rapport Nielsen, m’a également semblé fiable. Sauf indication contraire plus loin dans mes motifs, j’ai de manière générale retenu le témoignage de M. Nielsen.

2)         M. Brian Casey

[68]      M. Casey occupait le deuxième ou le troisième poste en importance à l’ambassade du Canada à Belgrade de la fin 1990 à un moment donné en 1995. Pendant cette période, il était à la fois conseiller et gestionnaire du programme d’immigration. En tant que conseiller, il était responsable du programme consulaire.

[69]      En tant que gestionnaire du programme d’immigration à l’ambassade, M. Casey était chargé de gérer le programme de réfugiés du Canada à Belgrade. Ses qualifications pour ce poste incluaient une excellente connaissance de la Loi sur l’immigration et du Règlement sur l’immigration [Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172], et notamment des dispositions relatives à l’interdiction de territoire énoncées aux alinéas 19(1)j) et l) de cette loi. Il connaissait également très bien les paragraphes 7(3.76) et 7(3.77) du Code criminel. De façon générale, son témoignage a porté sur le processus suivi à l’ambassade pour traiter les demandes de statut de réfugié et de statut de résident permanent au Canada, en particulier après juin 1993, lorsque la RS était désignée comme un régime défini aux termes de l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration.

[70]      Le témoignage de M. Casey, comme celui de M. Nielsen, m’a semblé franc et fiable. Ce témoignage portait principalement sur l’allégation des demandeurs voulant que M. Kljajic ait fait de fausses déclarations et ait intentionnellement dissimulé des faits essentiels dans sa demande de RP, ce qui aurait empêché des enquêtes plus poussées quant à cette demande. Dans le but d’analyser cette question, je note qu’il n’existe pas d’écarts notables entre le témoignage de M. Casey et celui de M. Kljajic. Cela s’explique principalement par le fait que M. Kljajic a en fin de compte reconnu, dans ses observations finales, qu’il avait fait de fausses déclarations dans sa demande de résidence permanente au Canada. En outre, M. Casey ne se souvenait pas précisément de la demande de RP de M. Kljajic; il n’y avait donc pas beaucoup de raisons de trouver des écarts entre son témoignage et celui de M. Kljajic sur cette question.

[71]      J’ajouterai pour mémoire que la juge Mactavish s’est fondée sur le témoignage de M. Casey sur une question très semblable dans la décision Rogan, précitée, pour conclure que M. Rogan avait fait une présentation erronée sur un fait important et que cela avait empêché des enquêtes plus poussées de la part des agents d’immigration canadiens : décision Rogan, susmentionnée, au paragraphe 326.

3)         M. Milorad Davidovic

[72]      M. Davidovic a eu une longue carrière policière au sein du SRBiH MUP et a notamment été commandant des postes de police d’Ilic et de Bijeljina. Après les élections de 1991, et après avoir refusé de devenir membre du SDS, il a été libéré de ses fonctions par ses supérieurs serbes au sein du SRBiH MUP à Bjeljina. Il a ensuite été muté au sein de la police fédérale de sécurité à Belgrade, où il a occupé le poste d’inspecteur-chef.

[73]      Après le début de la guerre, il a été envoyé trois fois à Vraca dans le cadre de ses fonctions afin d’aider à évaluer les besoins du RS MUP, puis à y répondre, notamment en ce qui concerne les armes et d’autre matériel. Dans son témoignage, il a mis l’accent sur ces trois visites ainsi que sur le temps qu’il a ensuite passé à Bijeljina, après que M. Kljajic y eut déménagé en juin 1992 lors du transfert du siège du RS MUP dans cette ville. Le témoignage de M. Davidovic portait plus précisément sur ses rapports avec M. Kljajic, le rôle et les responsabilités de ce dernier au sein du RS MUP, son propre point de vue sur la relation qu’entretenait M. Kljajic avec le ministre Stanisic et ses subalternes dans la hiérarchie du RS MUP, la façon dont les cadres supérieurs du RS MUP sont restés en communication après le début de la guerre en avril 1992, et enfin ce que M. Kljajic savait des crimes perpétrés contre la population musulmane en RS.

[74]      Le témoignage de M. Davidovic, comme celui de MM. Nielsen et Casey, m’a semblé franc et fiable.

B.        Témoins du défendeur

[75]      Trois témoins profanes ont déposé pour le compte de M. Kljajic, qui a également témoigné pour son propre compte.

1)         M. Dragomir Andan

[76]      M. Andan était inspecteur de police au sein du SRBiH MUP à Sarajevo avant le début de la guerre en avril 1992. Lorsqu’il occupait ce poste, il relevait de M. Kljajic et était chargé de superviser les opérations policières dans tout l’est de la Bosnie. Après la prise de son poste de police à Sarajevo par les forces musulmanes le même mois, M. Andan n’a occupé aucun poste précis pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’il soit muté brièvement à Brcko où il a occupé les fonctions d’inspecteur de police. À la demande de M. Kljajic, il a ensuite été muté à Bijeljina, où il était chargé d’assurer la sécurité et l’ordre public ainsi que de freiner les activités des unités paramilitaires serbes. À cet égard, il a collaboré avec M. Davidovic.

[77]      Dans son très court témoignage, M. Andan s’est concentré sur deux points. Il a d’abord parlé de la structure hiérarchique du RS MUP, notamment sa perception selon laquelle les chefs des postes de police régionaux (CSB) et d’autres subalternes de M. Kljajic au sein du RS MUP relevaient directement du ministre Stanisic. Il a toutefois admis que cette impression reposait sur des rumeurs dont il avait eu vent après son transfert dans l’armée. Cette partie du témoignage constituait donc une preuve par ouï-dire inadmissible.

[78]      Ensuite, M. Andan a affirmé que M. Kljajic lui avait demandé de déménager à Bijeljina pour participer au démantèlement des guêpes jaunes et d’autres groupes paramilitaires, ainsi que pour aider à contrer les attaques visant les musulmans. Cependant, au cours de son contre-interrogatoire, M. Andan a reconnu que plusieurs des arrestations et des détentions de membres de groupes paramilitaires visaient des crimes, tels que des vols, commis contre des Serbes. Il a également affirmé avoir reçu des menaces de la part de certains membres des guêpes jaunes qu’il avait contribué à capturer, après que certains d’entre eux eurent été remis en liberté au milieu de l’année 1992. Au bout du compte, il ne m’a pas semblé que les éléments de preuve admissibles de M. Andan étaient particulièrement fiables ou crédibles lorsqu’ils étaient incompatibles avec d’autres éléments de preuve.

2)         M. Radomir Njegus

[79]      M. Njegus a été le chef de cabinet du ministre Stanisic d’environ mai 1992 à avril 1994. Son témoignage était centré sur l’autorité de facto de M. Kljajic au sein du RS MUP. Plus précisément, M. Njegus a affirmé que le poste occupé par M. Kljajic ne lui conférait en réalité aucun pouvoir. Il a ajouté que M. Kljajic ne donnait pas d’ordres et que ses subalternes au sein du RS MUP relevaient directement du ministre Stanisic. Il a expliqué que cette situation, conjuguée à son incapacité de protéger M. Andan, au manque de soutien du ministre et au fait que M. Kljajic n’entretenait pas une bonne relation avec le ministre, a contrarié M. Kljajic au point de l’amener à démissionner du RS MUP.

[80]      M. Njegus a ajouté que les hommes qui avaient une obligation militaire et qui quittaient sans autorisation le territoire de la RS risquaient d’être sanctionnés, emprisonnés, envoyés dans les unités de l’armée et, selon lui, de subir « d’autres choses pas agréables » : transcription, vol. 7, à la page 19.

[81]      Au cours de son contre-interrogatoire, M. Njegus a été questionné sur un témoignage différent qu’il avait donné devant le TPIY. Il y avait affirmé que les plus proches associés du ministre Stanisic de mai 1992 à la fin de 1992 étaient ses deux sous-secrétaires, à savoir M. Kljajic et M. Slobodan Skipina. À cet égard, il avait ajouté ce qui suit lors de son témoignage devant le TPIY : [traduction] « Que nous le souhaitions ou non, ce n’était pas seulement quelque chose couché sur le papier. C’est ainsi que se présentait la réalité des faits » (pièce 383, ligne 11302). Il a donné l’explication suivante : [traduction] « D’après ce qui était prévu par la loi, j’étais directement responsable devant M. Stanisic. Mais pour être tout à fait sincère, je dois dire que de fait et dans la réalité, au jour le jour, pendant mon travail, j’avais plus de communication avec justement Kljajic » (pièce 383, ligne 11306). Il a également expliqué que M. Stanisic donnait à M. Kljajic le pouvoir de signer à sa place, et que M. Kljajic pouvait à son tour déléguer ce pouvoir à ses propres subalternes (pièce 383, ligne 11336). Il a ensuite donné des exemples de cette subdélégation à lui-même (M. Njegus) et à d’autres. Il a ajouté plus loin que, de toute façon, [traduction] « [l]a pratique était la suivante, c’est-à-dire que tout ce qui sortait de nos bureaux de Vrac[a] sortait avec la signature du ministre, et tout était envoyé avec sa signature à lui, et il n’y avait jamais le sous-secrétaire chargé de la sécurité publique ni le chef de la direction. Et à l’exception, il y avait la mienne, mais la plupart des documents étaient envoyés avec la signature de Mico Stanisic, ou l’on mettait Mico Stanisic » (pièce 384, ligne 11383).

[82]      Bien que M. Njegus ait insisté sur le fait que son témoignage devant le TPIY et son témoignage devant notre Cour étaient honnêtes et cohérents, je ne pense pas que ce soit le cas. À mon avis, les deux témoignages de M. Njegus renferment d’importantes contradictions, comme l’illustrent les deux paragraphes qui précèdent. En outre, le témoignage de M. Njegus selon lequel M. Kljajic n’avait aucun pouvoir au poste qu’il occupait et ne donnait aucun ordre était également incompatible avec plusieurs autres déclarations qu’il a faites au cours de la présente instance. M. Njegus a notamment déclaré que M. Kljajic (i) avait donné l’ordre d’arrêter un dénommé « Batko », qui était un membre bien connu d’une unité paramilitaire, (ii) était responsable du désarmement d’une certaine unité paramilitaire, et (iii) avait été envoyé à Belgrade pour mettre fin à la mauvaise utilisation généralisée de documents officiels tels que des passeports, des permis de conduire et des permis de véhicules.

[83]      Compte tenu de ce qui précède et du fait que M. Njegus a affirmé à plusieurs reprises ne pas se souvenir de certaines choses, je n’ai pas trouvé son témoignage franc, direct, fiable ou crédible lorsqu’il ne cadrait pas avec les autres éléments de preuve.

3)         M. Dragan Kijac

[84]      M. Kijac était chef de police à Sarajevo juste avant le début de la guerre de Bosnie en avril 1992. Après la création du RS MUP, il est devenu chef de la sécurité nationale au CSB de Sarajevo, avant d’être nommé sous-secrétaire de la division de la sécurité nationale en août 1992. Il a occupé ce poste jusqu’en novembre 1995, année où il est devenu ministre de l’Intérieur. En août 1997, il a été nommé vice-président de la RS et ministre des Services locaux.

[85]      Lorsqu’il était chef de la sécurité nationale à Sarajevo, M. Kijac était principalement responsable de l’obtention de renseignements recueillis derrière les lignes ennemies, afin de protéger le public et les institutions gouvernementales en RS. Il était également chargé du contre-terrorisme et de la [traduction] « contre-information ».

[86]      Son témoignage était axé sur les difficultés de communication au sein du RS MUP, sa perception selon laquelle M. Kljajic n’avait en réalité pas beaucoup de pouvoir ou de responsabilités au sein du RS MUP, ses interactions très limitées avec M. Kljajic et l’impression qu’il avait que ce dernier ne savait pas ce qui se passait sur le terrain lorsqu’il était sous-secrétaire du RS MUP. (Il a affirmé que s’il n’avait pas pris le café de temps en temps avec M. Kljajic, ce dernier n’aurait pas été au courant de ce qui se passait sur le terrain.) M. Kijac a également expliqué ce qui serait probablement arrivé à quiconque désertait le RS MUP.

[87]      Au cours de son contre-interrogatoire, M. Kljajic avait une attitude très défensive, au point d’adopter une posture conflictuelle. En outre, lorsqu’on l’a interrogé sur le génocide à Sebrenica, il a commencé par faire remarquer qu’il n’estimait pas qu’il s’agissait d’un génocide. Il a ensuite affirmé qu’il n’avait appris ce qu’il s’y était passé que cinq ans après environ. Quand on lui a demandé comment cela pouvait être vrai, comme il était sous-secrétaire de la sécurité de l’État à l’époque et compte tenu des rapports fréquents sur le massacre qui a eu lieu, il a précisé que [traduction] « beaucoup de choses ont été dites sur le sujet, mais qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve concrets » (transcription, vol. 8, à la page 59). On lui a ensuite demandé s’il avait émis de faux documents concernant des personnes recherchées par le TPIY. Tout à son honneur, il a reconnu avoir fourni de faux documents d’identité à plusieurs personnes à la demande de « la sécurité militaire et du chef du service du renseignement » (transcription, vol. 8, à la page 61).

[88]      Compte tenu de ce qui précède, je n’estime pas que le témoignage de M. Kljajic comme ayant été particulièrement honnête ou crédible lorsqu’il différait des éléments de preuve déposés pour le compte des demandeurs.

[89]      J’ajouterai simplement au passage que, dans son témoignage devant le TPIY, M. Kljajic a allégué qu’il n’avait accordé aucun intérêt aux activités de la division de la sécurité publique du RS MUP (où M. Kljajic travaillait), car les deux divisions du RS MUP étaient indépendantes. À mon avis, cela mine le sens de sa perception susmentionnée, concernant M. Kljajic. Bien que l’avocate de M. Kljajic ait contesté l’admissibilité de cette transcription, compte tenu du fait qu’elle n’est pas frappée du sceau du TPIY et que son authenticité est donc discutable, je suis d’avis qu’elle est authentique et digne de foi, au sens de l’alinéa 10.5(5)c) de la Loi sur la citoyenneté. Cela tient au fait que la transcription est affichée sur le site Web du TPIY. Contrairement aux prétendus dossiers d’instances étrangères qui doivent être certifiés parce qu’ils peuvent ne pas être à la disposition d’une ou plusieurs autres parties à un contentieux, cette transcription est accessible en ligne.

4)         M. Kljajic

[90]      Le témoignage de M. Kljajic portait principalement sur ses antécédents professionnels avant la guerre de Bosnie, sa demande de RP, son poste et son rôle au sein du RS MUP, sa relation avec le ministre Stanisic, la connaissance limitée qu’il disait avoir des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés par le RS MUP, et les conséquences qu’il aurait subies s’il avait quitté l’organisation sans avoir obtenu une autorisation officielle. Il a aussi parlé de ses antécédents professionnels au Canada, du fait qu’il n’avait eu aucun démêlé avec la justice depuis son arrivée au pays il y a 25 ans, et de ses nombreux enfants et petits-enfants qui vivent tous ici.

[91]      Lorsque le témoignage de M. Kljajic était incompatible avec les éléments de preuve fournis par les témoins des demandeurs, particulièrement M. Nielsen et M. Davidovic, j’estime que les témoins des demandeurs étaient plus francs, directs, fiables et crédibles. Cela s’explique principalement par le fait que je trouvais le témoignage de M. Kljajic intrinsèquement contradictoire à certains moments, invraisemblable à certains égards, et moins plausible et crédible que les éléments de preuve conflictuels fournis par les autres témoins (voir, par exemple, les paragraphes 118 à 124, 174, 178, 185 à 212, 216 à 219, 221 à 223 et 228 à 251 ci-dessous).

VII.      Questions en litige

[92]      Bien que la déclaration des demandeurs vise l’obtention de quatre jugements déclaratoires, je suis d’avis qu’il y a trois principales questions en litige, à savoir :

i.          M. Kljajic est-il devenu résident permanent par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, et, par raison d’avoir obtenu le statut de résident permanent, a-t-il ensuite obtenu la citoyenneté canadienne?

ii.         M. Kljajic est-il interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR?

iii.        M. Kljajic est-il interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR?

VIII.     Discussion

A.        M. Kljajic est-il devenu résident permanent par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, et, par raison d’avoir obtenu le statut de résident permanent, a-t-il ensuite obtenu la citoyenneté canadienne?

1)         Règles de droit applicables

[93]      Pour établir que quelqu’un est devenu un résident permanent par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, le ministre n’est pas tenu de démontrer que, « n’eût été » de la tromperie employée par cette personne, la demande de résidence permanente aurait nécessairement été refusée. Le ministre est uniquement tenu de prouver qu’une telle tromperie a probablement eu l’effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes en ce qui a trait aux circonstances qui ont eu une incidence importante sur l’évaluation de la demande de cette personne : Rogan, précitée, aux paragraphes 31 et 32; Halindintwali, précitée, aux paragraphes 35 et 36; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Savic, 2014 CF 523, [2015] 3 R.C.F. 209 (Savic), aux paragraphes 51 et 80; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rubuga, 2015 CF 1073 (Rubuga), aux paragraphes 72 et 73.

[94]      Il doit s’acquitter de ce fardeau selon la norme de preuve en matière civile de la « prépondérance des probabilités ». En somme, le ministre doit établir qu’il est plus probable qu’improbable que la personne en question ait sciemment fait de fausses déclarations, se soit livrée à une conduite frauduleuse ou ait dissimulé intentionnellement des faits essentiels, que ce soit pour une demande de résidence permanente ou lors d’entrevues connexes ou d’autres communications en lien avec cette demande : Rogan, précitée, au paragraphe 27; Halindintwali, précitée, au paragraphe 32.

[95]      À cet égard, le ministre n’est pas tenu de démontrer que la personne savait que les faits étaient essentiels ou que la fraude ou les fausses représentations se rapportaient à des éléments potentiellement importants. La Cour est seulement tenue de conclure que, sur la foi de la preuve ou par déduction raisonnable, la personne a eu recours à la tromperie dans le but d’induire en erreur ceux ou celles qui ont participé à l’évaluation de sa demande. À cette fin, la « dissimulation intentionnelle de faits essentiels » dont il est question au paragraphe 10.1(1) ne comprend pas les déclarations inexactes faites innocemment. Également, le caractère « essentiel » ne comprend pas les omissions involontaires de renseignements non pertinents et les simples transgressions techniques. Cependant, l’aveuglement délibéré ne sera pas toléré : Canada (Citizenship and Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138, [2001] A.C.F. no 286 (QL), aux paragraphes 158 et 159; Rogan, précitée, aux paragraphes 32 à 35; Halindintwali, précitée, au paragraphe 36; Savic, précitée, aux paragraphes 57 à 78; Rubuga, précitée, aux paragraphes 73 et 74.

[96]      Pour plus de précision, il y a dissimulation de faits essentiels si une personne dissimule des renseignements importants ou donne une réponse trompeuse qui a pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes, et, de ce fait, détourne l’attention de faits essentiels. Il en est ainsi même si les renseignements dissimulés ou trompeurs ne se rapportent pas à une question déterminante ou potentiellement importante : Rogan, précitée, au paragraphe 33; Halindintwali, précitée, au paragraphe 36. Pareillement, la prétendue fausse déclaration ou fraude ne doit pas nécessairement se rapporter à une question déterminante ou potentiellement importante.

[97]      Pour déterminer si les faits dissimulés sont suffisamment importants pour être qualifiés d’« essentiels », au sens du paragraphe 10.1(1), la Cour doit prendre en compte « l’importance [des faits] […] par rapport à la décision visée » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Schneeberger, 2003 CF 970, [2004] 1 R.C.F. 280, au paragraphe 21; Rubuga, précitée, au paragraphe 73.

[98]      Bien sûr, lorsque le ministre sollicite un jugement déclarant que la fraude, la fausse déclaration ou la dissimulation intentionnelle d’une personne portait sur un fait visé par l’un des articles de la LIPR expressément mentionnés au paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, le ministre doit en outre « établir selon la prépondérance des probabilités que la fraude, la fausse déclaration ou la dissimulation intentionnelle portait sur » un tel fait : Rubuga, précitée, aux paragraphes 33 et 76.

[99]      Cependant, lorsque la déclaration visée est simplement celle décrite au paragraphe 10.1(1), le ministre est uniquement tenu de démontrer que « l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». C’est ce qui se dégage clairement non seulement du sens ordinaire des passages cités, mais aussi du libellé au paragraphe 10.1(4), qui énonce qu’« il suffit au ministre [...] de prouver que [la personne a obtenu sa citoyenneté] par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». Il n’y a aucune mention dans cette dernière disposition d’un fait décrit dans un quelconque article de la LIRP. Également, l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, qui crée une présomption importante pour l’application des paragraphes 10(1) et 10.1(1), ne fait pas mention des articles 34, 35 ou 36 de la LIPR : voir le paragraphe 43 ci-dessus.

[100]   Étant donné la gravité des allégations qui ont été formulées dans la présente instance et des conséquences graves que peut entraîner la révocation de la citoyenneté canadienne pour M. Kljajic, il incombe à la Cour d’examiner les éléments de preuve qui ont été présentés avec le plus grand soin : Rogan, précitée, au paragraphe 29.

2)         Analyse

[101]   Les demandeurs allèguent que M. Kljajic a intentionnellement dissimulé trois faits importants dans sa demande de RP : (i) le fait qu’il vivait en Bosnie entre avril et décembre 1992; (ii) sa carrière policière au sein du SRBiH MUP entre 1979 et avril 1992; et (iii) le poste de sous-secrétaire du RS MUP qu’il a occupé entre avril et décembre 1992. En outre, les demandeurs allèguent que M. Kljajic a faussement déclaré qu’il travaillait comme avocat à Sarajevo entre 1980 et 1993, et qu’il avait servi brièvement dans l’armée entre 1979 et 1980, lorsque, étant jeune homme, il avait effectué son service militaire obligatoire dans l’ex-Yougoslavie. Pour les besoins de la présente instance, il n’est pas nécessaire d’examiner ces deux autres allégations. Enfin, les demandeurs allèguent que M. Kljajic a fait de fausses déclarations et a intentionnellement dissimulé des faits essentiels lorsqu’il a inscrit [traduction] « NON » vis-à-vis de la question suivante sur sa demande de RP : [traduction] « En période de paix ou de guerre, avez-vous déjà participé à la perpétration d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité, comme l’assassinat, la torture, l’agression, la réduction en esclavage, la privation de nourriture, ou tout autre acte inhumain commis contre des civils ou des prisonniers de guerre, ou encore la déportation de civils? ».

[102]   Pour étayer leur allégation selon laquelle M. Kljajic aurait intentionnellement dissimulé les trois faits essentiels mentionnés au début du paragraphe immédiatement ci-dessus, les demandeurs ont souligné que M. Kljajic avait indiqué dans sa demande de RP qu’il savait [traduction] « bien » lire et écrire en anglais et que personne ne l’avait aidé à préparer sa demande. Il a également signé une déclaration à la dernière page de la demande attestant notamment que l’information qu’il avait fournie était [traduction] « véridique, complète et exacte », et qu’il comprenait toutes les affirmations qu’on lui avait demandé de faire dans cette déclaration. Ces affirmations comprenaient également un engagement à signaler tout changement dans l’information fournie, avant son départ pour le Canada.

[103]   Dans ses plaidoiries finales, M. Kljajic a reconnu qu’il avait fait de fausses déclarations dans sa demande de RP, ayant omis de mentionner sa carrière policière et, plus précisément, le poste qu’il avait occupé pendant plusieurs mois au sein du RS MUP en 1992. Il a cependant maintenu qu’il n’avait pas omis cette information dans le but d’induire en erreur les agents d’immigration responsables de l’examen de sa demande. Plutôt, il a choisi de ne pas mentionner sa carrière policière parce qu’il craignait que le ministre Stanisic ou un autre groupe paramilitaire, tel que les guêpes jaunes, s’en prenne à lui ou aux membres de sa famille. En outre, en ce qui concerne la question dans sa demande de RP qui se rapportait à toute participation passée à des crimes de guerre, etc., il croyait sincèrement (et croit toujours) qu’il n’avait jamais participé à la perpétration de tels crimes.

[104]   Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Kljajic a intentionnellement dissimulé des faits essentiels dans sa demande de RP. Ces faits essentiels comprenaient notamment : (i) le fait qu’il vivait en Bosnie entre avril et décembre 1992; (ii) sa carrière policière au sein du SRBiH MUP entre 1979 et avril 1992; et (iii) le poste de sous-secrétaire du RS MUP qu’il occupait entre avril 1992 et un certain moment à l’automne de la même année. M. Kljajic a aussi sciemment fourni de faux renseignements lorsqu’il a déclaré que personne ne l’avait aidé à remplir sa demande. À cet égard, il a témoigné au cours de la présente instance qu’il avait effectivement fait appel à quelqu’un d’autre pour l’aider, une personne qui lui avait dit qu’un « conseiller juridique » est un « avocat ». (Il maintient qu’il était effectivement « conseiller juridique » avant de devenir avocat en 1993.) Il a également sciemment fait une fausse déclaration lorsqu’il a affirmé que l’information qu’il avait fournie était [traduction] « véridique, complète et exacte ».

[105]   Les faits omis décrits immédiatement ci-dessus étaient des faits essentiels, au sens du paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. Il en est ainsi, car, si ces faits avaient été mentionnés, ils auraient soit mené au rejet de la demande de RP de M. Kljajic, soit à la tenue d’enquêtes supplémentaires en lien avec sa participation potentielle au génocide, aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité reconnus comme ayant été perpétrés par le RS MUP entre avril 1992 et l’automne de la même année.

[106]   Pour les motifs que j’ai énoncés à la partie VIII.C.2) ci-dessous, il en est de même pour la fausse déclaration que M. Kljajic a faite sur sa demande de RP en ce qui concerne sa participation antérieure à la perpétration d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité.

[107]   Le témoignage de M. Casey met clairement en évidence l’incidence des omissions et des fausses déclarations qui précèdent dans le traitement de la demande de RP de M. Kljajic. En résumé, il a affirmé que le nombre de demandeurs d’asile à l’ambassade de Belgrade en 1995 était très élevé, et que le personnel de l’ambassade du Canada n’était pas en mesure de traiter toutes les demandes. Par conséquent, pour éviter que le système de traitement du programme de protection des réfugiés [traduction] « soit complètement paralysé » à l’ambassade, son personnel et lui-même ont pris la décision délibérée de se concentrer sur les demandeurs qui étaient [traduction] « réellement victimes du conflit », et [traduction] « de veiller à ce qu’aucun auteur de crime éventuel ne puisse être accepté dans ce programme » (transcription, vol. 1, aux pages 50 et 51). En effet, en août 1993, le ministre avait expressément indiqué au personnel de n’accorder aucun visa aux hauts fonctionnaires ou aux représentants du gouvernement de la RS (qui avait été désigné en juin de cette même année pour les besoins du paragraphe 19(1)(l) de la Loi sur l’immigration) : pièces 5 et 6.

[108]   En guise de première étape du processus de sélection des demandeurs sollicitant le statut de réfugié et la résidence permanente, M. Casey et son personnel avaient conçu un [traduction] « questionnaire préliminaire » en serbo-croate. Comme il était le seul agent qui maîtrisait bien cette langue, il a pris l’initiative de trier personnellement les questionnaires. À ce stade, s’il y avait des motifs de croire qu’une enquête plus poussée était nécessaire auprès d’un demandeur, [traduction] « on décidait simplement de ne pas traiter la demande de cette personne, un point c’est tout » (transcription, vol. 1, à la page 82).

[109]   Malheureusement, le questionnaire rempli par M. Kljajic avant de soumettre sa demande de RP n’a pas été déposé en preuve dans la présente instance. Il appert que les questionnaires datant de cette période ont peut-être été éliminés il y a un certain temps. Toutefois, d’après le témoignage de M. Casey, et compte tenu du fait que M. Kljajic n’a pas mentionné sa carrière policière ni ses allées et venues pendant les premiers mois de la guerre dans sa demande de RP, on peut raisonnablement supposer que M. Kljajic n’a pas divulgué cette information dans son questionnaire, et que sa demande n’a pas été rejetée à cette étape du processus pour cette raison.

[110]   En ce qui concerne la demande de RP de M. Kljajic, M. Casey a témoigné que, si M. Kljajic avait divulgué le fait qu’il était un ancien haut fonctionnaire de la RS, sa demande aurait été transmise à Ottawa avec une mention précisant que, selon l’agent des visas, il était une personne visée à l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration. M. Casey a expliqué que, en général, s’il y a possibilité que l’alinéa 19(1)j) s’applique, [traduction] « un interrogatoire beaucoup plus poussé, et un examen de la preuve beaucoup plus exhaustif » seraient normalement nécessaires (transcription, vol. 1, à la page 66). Étant donné ce que M. Casey a déclaré antérieurement dans son témoignage (susmentionné), j’ai cru comprendre que cela signifie qu’une enquête plus approfondie aurait été menée, à supposer que la demande n’aurait pas tout simplement été rejetée.

[111]   Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le fait que M. Kljajic a omis de mentionner dans sa demande de RP qu’il avait occupé le poste de sous-secrétaire au sein du RS MUP a eu pour effet d’exclure d’autres enquêtes sur un aspect qui aurait certainement eu une très grande incidence sur l’évaluation de sa demande. Cette omission constitue à elle seule une dissimulation d’un fait essentiel, au sens du paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. En ce qui concerne l’ensemble du témoignage de M. Casey analysé précédemment, j’en suis arrivé à la même conclusion en ce qui a trait à la dissimulation, par M. Kljajic, de : (i) ses lieux de résidence entre avril 1992 et l’automne de la même année; et (ii) sa carrière policière dans le SRBiH MUP, plus particulièrement les postes qu’il a occupés au sein de cette organisation lors de la période ayant précédé le déclenchement de la guerre de Bosnie.

[112]   Je crois qu’il est raisonnable de déduire que M. Kljajic a aussi intentionnellement dissimulé les faits mentionnés immédiatement ci-dessus lors de son entrevue avec le personnel de l’ambassade avant son départ pour le Canada. Bien que M. Casey n’eût aucun souvenir de l’entrevue de M. Kljajic, il a affirmé dans son témoignage que l’un des buts premiers de l’entrevue était de [traduction] « déterminer si l’une des conditions d’interdiction de territoire s’appliquait » (transcription, vol. 1, à la page 79).

[113]   Malgré ce qui précède, il demeure nécessaire de déterminer si M. Kljajic avait l’intention d’induire en erreur M. Casey et ses collègues à l’ambassade à Belgrade. Tel qu’il est mentionné au paragraphe 95 ci-dessus, la dissimulation « intentionnelle » de faits essentiels ne comprend pas les déclarations inexactes faites innocemment.

[114]   En vue de justifier pourquoi il avait omis de mentionner les faits décrits ci-dessus, M. Kljajic a expliqué qu’il craignait que le ministre Stanisic ou un autre groupe paramilitaire, tel que les guêpes jaunes, s’en prenne à lui ou aux membres de sa famille. À cet égard, M. Kljajic a témoigné qu’au moment de remplir sa demande de RP, il n’avait pas mentionné les postes qu’il avait occupés au sein du SRBiH MUP et du RS MUP parce qu’il savait que M. Vitomir Zepinic, ancien haut fonctionnaire du SRBiH MUP, avait été « intercepté » par M. Stanisic à l’extérieur de l’ambassade canadienne. Il craignait qu’il lui arrive la même chose. Il a également témoigné qu’il avait peur d’être assassiné, comme M. Goran Zugic.

[115]   Lors des plaidoiries finales de ses avocates, j’ai demandé pourquoi M. Kljajic craignait d’être intercepté à l’extérieur de l’ambassade s’il avait inclus l’information au sujet de ses antécédents professionnels dans sa demande de RP. En résumé, puisqu’il ne semblait pas préoccupé par l’idée d’être appréhendé après avoir soumis une demande qui ne faisait pas état de ces antécédents professionnels, pourquoi en aurait-il été autrement s’il les avait inclus? D’une façon ou d’une autre, il se serait tout de même retrouvé dans une position où il aurait eu à quitter l’ambassade canadienne.

[116]   L’avocate a répondu que M. Kljajic croyait que quelqu’un dans l’ambassade avait probablement avisé le ministre Stanisic que M. Zepinic s’y trouvait. Par conséquent, M. Kljajic avait peur de subir le même sort s’il incluait toute mention dans sa demande qui l’aurait associé au ministre ou au RS MUP (transcription, vol. 10, aux pages 96, 97, 100 et 101). L’avocate a expliqué que le ministre aurait probablement été contrarié par le fait que M. Kljajic avait demandé l’asile au Canada, au lieu de demeurer en Serbie pour servir son pays. Elle a soutenu que le ministre Stanisic aurait considéré ce geste comme une désertion (transcription, vol. 10, à la page 99).

[117]   Je relève deux problèmes distincts dans ces observations.

[118]   Tout d’abord, je ne les considère pas comme crédibles ni convaincantes. Il n’existe absolument aucune preuve que quelqu’un à l’ambassade du Canada a transmis de l’information au ministre Stanisic, à une personne dans son entourage, à tout individu associé aux guêpes jaunes, ou à qui que ce soit d’autre d’ailleurs. La suggestion à l’effet contraire formulée par M. Kljajic n’est qu’une affirmation purement spéculative. En outre, la prétention selon laquelle qu’il aurait été considéré comme un déserteur est incompatible avec la preuve de M. Kljajic selon laquelle la lettre qu’il avait reçue au nom du ministre, datée du 3 décembre 1992, [traduction] « [l]’aurait protégé si jamais [il avait été] arrêté pour avoir déserté la Republika Srpska » (transcription, vol. 5, à la page 65, en référence à la lettre de la pièce 128).

[119]   En outre, il n’existe aucune preuve que M. Stanisic ou les guêpes jaunes se seraient intéressés de quelque manière que ce soit à M. Kljajic une fois qu’il avait reçu cette lettre et déménagé à Belgrade. Dans le même ordre d’idées, rien ne prouve que M. Kljajic eût cherché à échapper au ministre Stanisic ou à qui que ce soit d’autre alors qu’il habitait à Belgrade, pendant plus de deux ans, avant de demander la résidence permanente au Canada. En outre, la présumée crainte de M. Kljajic du ministre Stanisic n’explique pas le fait qu’il ait omis de mentionner sa longue carrière policière au sein du SRBiH MUP, avant de commencer à travailler aux côtés de M. Stanisic au sein du RS MUP. Enfin, M. Kljajic n’a pas expliqué comment M. Stanisic, qui était un ministre en Bosnie, aurait été en mesure de se rendre rapidement à l’ambassade du Canada à Belgrade, après avoir appris qu’il (M. Kljajic) se trouvait dans celle-ci. Bien qu’il soit possible que M. Stanisic ait eu des alliés à Belgrade à qui il aurait pu téléphoner à cette fin, M. Kljajic n’a présenté aucune preuve à cet égard, ni donné d’indications relativement à l’identité de ces soi-disant alliés.

[120]   En ce qui concerne MM. Zepinic et Zugic, M. Kljajic a reconnu au cours de son contre-interrogatoire que M. Zepinic avait fini par émigrer en Australie et que M. Zugic n’avait été assassiné qu’en 2001, longtemps après que M. Kljajic avait présenté sa demande de RP.

[121]   Le deuxième problème principal posé par les observations de M. Kljajic est qu’elles n’écartent pas la déduction raisonnable qu’il ait dissimulé de façon « intentionnelle » des faits essentiels en lien avec sa demande de RP, au sens du paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. En gros, même si je reconnaissais que M. Kljajic avait dissimulé des faits essentiels dans sa demande de RP parce qu’il craignait M. Stanisic et les guêpes jaunes, cela ne me permettrait pas de conclure qu’une telle déception avait eu lieu « innocemment ».

[122]   L’élément moral prévu par le mot « intentionnelle » à l’article 10.1 est la dissimulation d’information dans le but d’induire en erreur, c’est-à-dire l’intention de cacher cette information des autorités canadiennes de l’immigration. Selon ses propres avocates, M. Kljajic tenait particulièrement à ce que tous ceux qui se trouvaient dans l’ambassade ne soient pas mis au courant des liens qu’il avait avec le RS MUP et le SRBiH MUP, craignant que quelqu’un informe le ministre Stanisic ou les guêpes jaunes de sa présence à l’ambassade. À mon avis, cela ne s’assimile pas du tout à oublier innocemment d’inclure des faits essentiels, à fournir des renseignements inexacts en raison d’une erreur de traduction commise de bonne foi, ou à omettre des renseignements parce qu’ils étaient sincèrement considérés comme étant sans grande importance.

[123]   La dissimulation d’aspects importants en ce qui a trait à ses antécédents professionnels, à ses lieux de travail et à ses lieux de résidence avait expressément pour but d’éviter qu’un lien soit établi entre M. Kljajic et le ministre, et entre M. Kljajic et le RS MUP. Autrement dit, M. Kljajic cherchait précisément à tromper les autorités canadiennes de l’immigration quant à l’existence de ces liens. De plus, la dissimulation de ces liens a eu pour effet d’exclure toute enquête supplémentaire à ce sujet. M. Kljajic aurait certainement été au courant de ce fait, comme ces liens questions étaient objectivement très pertinentes pour le traitement de sa demande de RP. Il n’aurait pas pu raisonnablement les considérer comme étant sans grande importance.

[124]   Il s’ensuit que l’explication donnée par M. Kljajic pour avoir dissimulé les renseignements en cause de M. Casey et de ses collègues à l’ambassade de Belgrade n’écarte pas la déduction raisonnable qu’il a omis de façon « intentionnelle » de leur divulguer ces faits essentiels. Plutôt, cette explication tente de justifier les actions de M. Kljajic.

[125]   Cependant, M. Kljajic n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de l’observation selon laquelle la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, dans le but d’induire en erreur les autorités canadiennes de l’immigration, peut se justifier.

[126]   Bien que je n’écarte pas la possibilité que la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens du paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, puisse être justifiable, il existe une très bonne raison pour laquelle cela ne serait permis que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Voici deux situations dans lesquelles cela pourrait être permis : lorsqu’une demande de résidence permanente est présentée dans des circonstances assimilables à la contrainte, comme ce concept a été défini dans la jurisprudence (voir les paragraphes 167 et 168 ci-dessous et la décision Mella c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587, au paragraphe 30), ou lorsque le moyen de défense fondé sur la nécessité s’applique : voir, par exemple, la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Seifert, 2007 CF 1165 (Seifert), au paragraphe 182. Toutefois, il n’existe aucune preuve convaincante selon laquelle la demande de M. Kljajic a été présentée dans ces circonstances. Tout indique, au contraire, qu’il a présenté sa demande de résidence permanente de son plein gré. Bien qu’il déclare avoir craint que, s’il n’avait pas dissimulé les faits essentiels susmentionnés, le ministre Stanisic l’aurait appris, rien n’indique qu’il « fai[sait] face à un danger urgent et imminent » ou qu’il n’avait « pas d’autre issue raisonnable que de contrevenir à la loi » : Seifert, précitée.

[127]   En l’absence d’une restriction rigoureuse en matière de justification relative à la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, l’intégrité du programme d’immigration et de citoyenneté du Canada serait très vulnérable. En effet, il n’est pas difficile de concevoir un large éventail de potentielles justifications compréhensibles relativement de la dissimulation de faits essentiels qui pourraient entraîner le rejet d’une demande. Ces justifications pourraient comprendre la volonté de retrouver son époux, ses enfants ou ses parents au Canada; la volonté de s’échapper d’une situation dangereuse ou à une menace; ou encore la volonté d’échapper à une pauvreté abjecte et à une situation pénible. De toute évidence, le nombre de personnes qui peuvent raisonnablement essayer de justifier de fausses déclarations, une fraude ou la dissimilation de faits essentiels pour ce genre de raisons pourrait être très important. Donner la possibilité de justifier une fausse déclaration pour de telles raisons dans les demandes d’asile, de résidence permanente ou de citoyenneté minerait gravement la primauté du droit.

[128]   Pour plus de certitude, lorsqu’une demande d’asile est présentée, un demandeur doit indiquer le fondement de sa crainte de persécution.

3)         Conclusion

[129]   En résumé, pour les motifs que j’ai énoncés ci-dessus, j’ai conclu que, selon la prépondérance des probabilités, M. Kljajic est devenu résident permanent du Canada en procédant à une dissimulation intentionnelle de faits essentiels dans sa demande de résidence permanente et que, parce qu’il a obtenu ce statut, il a ensuite acquis la citoyenneté, comme le prévoit l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté. Ces faits essentiels correspondaient à son poste de sous-secrétaire du RS MUP, ses lieux de travail et ses adresses entre le mois d’avril 1992 et l’automne de cette année-là. Ils comprenaient aussi les postes de M. Kljajic du SRBiH MUP, plus précisément aux postes occupés au cours de la période qui a immédiatement précédé le déclenchement de la guerre de Bosnie. Ces faits essentiels touchaient des faits définis dans l’article 35 de la LIPR. Je rendrai donc les deux premiers des quatre jugements déclaratoires demandés par les demandeurs.

B.        M. Kljajic est-il interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR?

1)         Règles de droit applicables

[130]   Conformément à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants  : « occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la [LCHCG] ».

[131]   L’expression « poste de rang supérieur » est définie à l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) : occupent un tel poste « les personnes qui, du fait de leurs fonctions — actuelles ou anciennes —, sont ou étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou en tirent ou auraient pu en tirer certains avantages ». Une liste non exhaustive des personnes qui sont considérées comme étant visées par cette définition est fournie dans l’article 16. En l’espèce, les alinéas 16d) et 16e) dans lesquels sont désignés les « hauts fonctionnaires » et « les responsables des forces armées et des services de renseignement ou de sécurité intérieure », respectivement, sont particulièrement importants.

[132]   Pour conclure à l’interdiction de territoire d’un résident permanent ou d’un étranger pour les motifs susmentionnés, la norme de preuve est celle des motifs raisonnables de croire : LCHCG, à l’article 33. En résumé, la Cour doit conclure qu’il existe des motifs raisonnables de croire que (i) le gouvernement en question est un gouvernement défini aux alinéas 35(1)a) et (ii) la personne en question occupait un poste de « haut fonctionnaire » défini à l’article 16 du Règlement, y compris les personnes désignées dans la liste comme étant réputées être des hauts fonctionnaires.

[133]   Dans le cas d’un poste énuméré aux alinéas 16d) ou e), cela correspond à un « haut fonctionnaire » ou à un « responsable » des forces armées et des services de renseignement ou de sécurité intérieure : décision Habeeb c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 253 (Habeeb), aux paragraphes 12 à 14. Pour déterminer si une personne est ou était un « haut fonctionnaire » ou un « responsable » au sein d’une de ces organisations, il est nécessaire de tenir compte du poste précis et de l’organisation en question, plutôt que de simplement examiner si la personne occupant un poste semblable dans une organisation semblable au Canada serait considérée comme occupant un « poste de rang supérieur » ici : Habeeb, précitée.

[134]   Une fois qu’il a été déterminé qu’une personne était un « haut fonctionnaire » ou un « responsable » de l’un des types d’organisations énumérés aux alinéas 16d) et e) et définis ci-dessus, aux termes de l’alinéa 35(1)b) un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire au titre de son seul statut. Autrement dit, une personne qui occupe un « poste de rang supérieur », comme défini dans cette disposition et à l’article 16 du Règlement, est interdite de territoire au Canada pour ce seul motif. Aucune enquête sur les faits complémentaires n’est requise, que ce soit pour examiner la nature ou l’étendue de l’implication de la personne dans des crimes ou autre : décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kassab, 2020 CAF 10, aux paragraphes 27 et 44 (Kassab); décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Adam, [2001] 2 C.F. 337, [2001] A.C.F. no 25 (QL) (C.A.), aux paragraphes 7 à 9; décision Sekularac c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 381, au paragraphe 21. Il en est ainsi, car les personnes qui occupent des postes de rang supérieur sont « du fait de leurs fonctions — actuelles ou anciennes —, dans un régime désigné, […] réputées être ou avoir été en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement » : Kassab, précité, au paragraphe 52 (voir aussi le paragraphe 28).

[135]   Néanmoins, pour les hauts fonctionnaires qui ne sont pas précisément énumérés à l’article 16, il doit être établi qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les personnes visées « sont ou étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou en tirent ou auraient pu en tirer certains avantages ».

[136]   M. Kljajic prétend que dans la mesure où des personnes qui « occupent un poste de rang supérieur » peuvent être interdites de territoire simplement du fait de leurs fonctions au sein d’un gouvernement désigné ou non, cela va à l’encontre des enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678 (Ezokola). Dans cet arrêt, la Cour a rejeté l’observation selon laquelle un « haut fonctionnaire [...] s’expose[rait] [...] pour autant à la responsabilité pour une quelconque forme de complicité par association ». Elle a plutôt statué que pour conclure qu’un individu a été complice de crimes internationaux, il doit exister « des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation » : Ezokola, précité, aux paragraphes 7, 8 et 84.

[137]   Toutefois, l’arrêt Ezokola diffère de la présente instance. Il en est ainsi, car l’arrêt Ezokola ne portait pas sur l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, mais portait plutôt sur la question de savoir si une personne pouvait être exclue de la protection des réfugiés aux termes de l’article 98 de la LIPR, uniquement sur la base de ses fonctions au sein d’une organisation ou d’un groupe qui a commis des crimes internationaux ou d’autres crimes précis. Aux termes de l’article 98 : « La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger ». Dans l’arrêt Ezokola, la Cour a mis l’accent sur l’article 1F de cette convention, la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (la Convention sur les réfugiés), qui exclut de la protection des réfugiés les personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis des crimes internationaux ou d’autres crimes.

[138]   Tandis que l’article 1F porte sur la question de savoir s’il existe des raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis de tels crimes, directement ou par complicité, l’alinéa 35(1)b) porte sur la question de savoir si une personne occupe ou occupait un « poste de rang supérieur » au sein d’un gouvernement défini dans cette disposition. Comme je l’ai déjà mentionné, les « hauts fonctionnaires » sont réputés être ou avoir été en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement. Par conséquent, l’arrêt Ezokola ne s’applique aucunement dans le contexte de l’alinéa 35(1)b) : décision Al-Naib c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 723 (Al-Naib), aux paragraphes 21 à 25; décision Sherzai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 166, au paragraphe 14; voir aussi la décision Younis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1157, au paragraphe 28.

[139]   Je souscris entièrement au point de vue exprimé dans la décision Al-Naib et dans la jurisprudence qui y est citée, voulant que l’analyse dans l’arrêt Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2016] 1 R.C.F. 428, aux paragraphes 12 à 27, s’applique également à l’alinéa 35(1)b)[2] : voir aussi Kassab, précité, au paragraphe 34, où la Cour a cité avec approbation la décision Tareen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1260, relativement à ce point précis.

[140]   M. Kljajic prétend aussi qu’il ne serait ni juste ni équitable d’interdire de territoire au Canada une personne sans évaluer si elle a en réalité commis les crimes mentionnés à l’alinéa 35(1)b) ou en a été complice. Toutefois, il relève de la compétence du législateur de légiférer l’interdiction de territoire des résidents permanents ou des étrangers parce qu’ils occupent un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement qui a commis ces crimes. C’est ce qu’a fait le législateur au moyen des dispositions explicites de l’alinéa 35(1)b) et de l’article 16 du Règlement.

[141]   M. Kljajic soutient en outre que, conformément à l’article 42.1 de la LIPR, des personnes qui occupent des fonctions énumérées à l’article 16 du Règlement ne sont pas automatiquement interdites de territoire. Cette disposition permet au ministre de déclarer que les faits visés à l’alinéa 35(1)b) n’emportent pas interdiction de territoire, si un étranger est en mesure de convaincre le ministre que son admission au Canada ne serait pas contraire à l’intérêt national. Toutefois, l’article 42.1 est une exception à l’alinéa 35(1)b) qui ne s’applique que lorsque, sur demande de l’étranger, le ministre fait une telle déclaration. Le même raisonnement s’applique à l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration. Rien ne prouve que M. Kljajic ait fait une telle demande ou reçu une telle déclaration, en application de l’article 42.1 ou, en effet, en application de l’alinéa 35(1)b).

[142]   M. Kljajic affirme que la Cour peut et devrait effectuer l’évaluation définie à l’article 42.1, car les pouvoirs du ministre aux termes de cet article sont limités aux étrangers qui se trouvent hors du Canada. Il soutient que le même raisonnement s’applique à l’égard de l’alinéa 19(1)l) de l’ancienne Loi sur l’immigration. M. Kljajic insiste pour dire qu’en l’absence d’un pouvoir permettant au ministre d’effectuer l’évaluation prévue au paragraphe 42.1 concernant les étrangers qui sont déjà au Canada, la Cour a, et avait en application de l’alinéa 19(1)l), la discrétion d’effectuer cette évaluation.

[143]   Je ne suis pas de cet avis. Rien dans le libellé clair de l’article 42.1 ou de l’ancien alinéa 19(1)l) ne vient appuyer la thèse de M. Kljajic selon laquelle ces dispositions ne s’appliquent qu’aux étrangers qui sont ou étaient hors du Canada. Si le législateur avait voulu que l’article 42.1 et l’alinéa 19(l)l) soient limités à cet égard, il aurait peu facilement le préciser. Quoi qu’il en soit, rien dans l’article 42.1 ou ailleurs dans la LIPR, l’ancienne Loi sur l’immigration ou la Loi sur la citoyenneté ne confère ou conférait compétence à la Cour pour prendre en compte des considérations relatives à l’intérêt national lors de la réalisation de l’évaluation prévue au paragraphe 10.5(1) de cette dernière loi.

2)         Analyse

[144]   En juin 1993, le RS a été désigné, aux fins de l’application de l’alinéa 19(1)l) de Loi sur l’immigration (maintenant l’alinéa 35(1)b) de la LIPR), comme un régime qui, de l’avis du ministre, est « un gouvernement qui […] se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel ». Cette désignation a été prolongée en août 1997 et de nouveau en septembre 2004 et couvrait la période allant du 27 mars 1992 au mois d’octobre 1996. Ce n’est pas contesté par M. Kljajic.

[145]   Les éléments de preuve démontrent également que le RS MUP a commis des crimes contre l’humanité. Ce n’est pas non plus contesté par M. Kljajic. Ces crimes comprenaient :

●          l’arrestation généralisée et systématique de civils non serbes et leur détention dans des conditions « atroces »;

●          le mauvais traitement, les sévices physiques, psychologiques et sexuels, et la torture infligés aux détenus et le meurtre de détenus;

●          l’épuration ethnique et le déplacement forcé de populations non serbes (musulmanes et croates) de plusieurs régions contrôlées par le RS MUP;

●          l’expulsion forcée de civils de leurs habitations sans dédommagement, en tant que prélude à leur déplacement forcé de ces régions;

●          le pillage et la destruction de biens, y compris la destruction de monuments religieux et culturels.

(Rapport de M. Nielsen, à la page 5, aux paragraphes 99, 110, 113. Voir également le paragraphe 170 ci-dessous.)

[146]   Compte tenu de ce qui précède, la seule question en litige qui reste à aborder concernant l’alinéa 35(1)b) est celle de savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était un « haut fonctionnaire » ou un « responsable » des forces armées ou des services de renseignement ou de sécurité intérieure de la RS, comme le prévoient les alinéas 16d) et e), respectivement, du Règlement.

[147]   Lors des plaidoiries finales de la présente instance, l’avocate de M. Kljajic a reconnu d’emblée que M. Kljajic a occupé un poste énuméré à l’article 16. Toutefois, elle a soutenu que le simple fait d’occuper un tel poste ne suffisait pas à conclure à son interdiction de territoire. Comme nous le verrons plus loin, M. Kljajic insiste pour dire que ses fonctions ne lui avaient conféré aucune influence véritable ou concrète au sein du RS MUP, plus précisément en ce qui a trait à de quelconques crimes contre l’humanité ou crimes de guerre que les responsables du ministère ont pu commettre.

[148]   Pour les motifs énoncés aux paragraphes 133 à 139 ci-dessus, cette interprétation du régime législatif est erronée. Une fois qu’une personne est réputée avoir exercé les fonctions énumérées aux alinéas 16a) à g) du Règlement, la personne est considérée comme ayant occupé un « poste de rang supérieur » et est donc visée par une interdiction de territoire au Canada, conformément à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. Il est entendu que, relativement aux alinéas 16d) à e), une fois qu’une personne est réputée avoir été un « haut fonctionnaire » ou un « responsable » d’une des organisations énumérées, aucune autre analyse n’est requise ni même permise.

[149]   Comme M. Kljajic a reconnu qu’il était un « responsable » des services de sécurité intérieure du gouvernement de la RS, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette question. Il n’est pas non plus nécessaire d’évaluer s’il était « haut fonctionnaire ». Toutefois, à titre informatif, les éléments de preuve montrent qu’il existe bien des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était en réalité un « responsable » des forces armées et des services de sécurité intérieure de la RS. Ces éléments de preuve incluent les suivants :

●          M. Kljajic était le deuxième ou troisième plus haut placé au sein du RS MUP, qui était le ministère responsable de la sécurité intérieure au sein de la RS et il était aussi le responsable des forces armées de la RS de fait pendant plusieurs mois après le déclenchement de la guerre de Bosnie en avril 1992 (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 91);

●          M. Kljajic a été nommé commandant adjoint des forces armées de la RS le 15 mai 1992 (pièce 103, ligne 6);

●          M. Kljajic a activement pris part à l’établissement du RS MUP et a, en effet, indiqué qu’il démissionnerait du SRBiH MUP [traduction] « dans les sept jours », à moins qu’un MUP serbe soit mis en place (pièce 25, ligne 10; rapport de M. Nielsen, au paragraphe 46);

●          Il a travaillé à organiser et à coordonner le RS MUP après sa création (pièce 107, ligne 7 et pièce 128) et il a joué un rôle important dans le transfert de son siège à Bijeljina en juin 1992 (transcription, vol. 4, à la page 21);

●          M. Kljajic a pris des décisions pour le compte du ministre en son absence, il a présidé au moins deux réunions en son absence (le 10 septembre 1992 et pendant une partie de la réunion du 5 novembre 1992) et était considéré comme l’un des plus proches associés du ministre (rapport de M. Nielsen, à la page 4, au paragraphe 117; transcription, vol. 4, à la page 49 (témoignage de M. Davidovic); pièce 383, ligne 11302 (témoignage de M. Njegus devant le TPIY));

●          M. Kljajic était membre du cabinet et du conseil directeur du RS MUP;

●          M. Nielsen a constaté dans son rapport que M. Kljajic occupait [traduction] « l’un des postes de plus haut rang et était l’un des plus hauts responsables au sein du RS MUP, sans aucun doute » (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 74). Lors du contre-interrogatoire, M. Nielsen a soutenu que M. Kljajic [traduction] « avait non seulement été pu exercer le pouvoir » qui lui avait été conféré par la loi à l’origine du RS MUP, [traduction] « mais qu’il l’avait bien exercé » (transcription, vol. 3, à la page 74);

●          M. Kljajic était responsable de la défense l’école de police à Vraca, de rétablir l’ordre public et de gérer les groupes paramilitaires de Bijeljina. Il a brièvement été affecté à Belgrade pour remédier à la mauvaise utilisation généralisée de documents officiels comme les passeports, les permis de conduire et les certificats d’immatriculation;

●          M. Kljajic traitait directement avec des responsables de haut rang à Belgrade, y compris MM. Mihajlovic et Davidovic, qui fournissaient une aide financière, des armes et d’autres formes d’assistance au RS MUP (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 109; transcription, au vol. 4, aux pages 23 et 24 (témoignage de M. Davidovic));

●          M. Kljajic assurait aussi la liaison avec son homologue de la division de la sécurité nationale du RS MUP (Slobodan Skipina), par exemple concernant le transport d’armes (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 121) et avait des « communications professionnelles » régulières avec M. Njegus (pièce 383, ligne 11306, transcription, vol. 7, à la page 52);

●          M. Kljajic traitait directement avec les chefs de la police régionale et municipale et d’autres de ses subordonnés et il était informé par ceux-ci, y compris à Bijeljina (MM. Andan et Jesiric), à Banja Luka (M. Zupljanin), à Novi Grad (M. Tepavcevic) et à Illidza (M. Kovac) (rapport de M. Nielsen, aux paragraphes 111 et 118; transcription, vol. 4, aux pages 17 et 18 et 25 et 26, et vol. 5, à la page 71; pièces 111 et 121);

●          M. Kljajic a autorisé M. Njegus à signer un décret, daté du 15 juin 1992, pour mobiliser des conscrits (pièce 185; pièce 384, ligne 11378; transcription, vol. 7, aux pages 35 à 41);

●          Il a pris part aux décisions concernant l’expulsion de musulmans de leurs habitations, leur transfert dans un ou plusieurs centres de détention, le traitement des détenus et les échanges de prisonniers (rapport de M. Nielsen, aux paragraphes 111 et 112; transcription, vol. 2, aux pages 60 et 61; transcription, vol. 4, aux pages 30 à 32).

3)         Conclusion

[150]   En résumé, pour les motifs énoncés ci-dessus, il existe des motifs raisonnables de croire que (i) la RS était un gouvernement défini à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR à l’époque où M. Kljajic était le sous-secrétaire de la division de la sécurité publique du RS MUP, (ii) le RS MUP faisait à la fois partie des « forces armées » et des « services de sécurité intérieure » de la RS, au sens de l’alinéa 16d) du Règlement et (iii) en tant que sous-secrétaire, M. Kljajic était en réalité un « responsable » du RS MUP. Par conséquent, je rendrai le jugement sollicité par les demandeurs concernant l’alinéa 35(1)b).

C.        M. Kljajic est-il interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, tel que cela est énoncé à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR?

[151]   En dépit de la conclusion que je viens de tirer, je vais maintenant examiner si M. Kljajic est interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a), puisque les demandeurs ont demandé un jugement déclaratoire à cet égard.

1)         Règles de droit applicables

a)         Crimes contre l’humanité

[152]   Selon l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, comporte interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux le fait suivant  : « commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la [LCHCG] ». Les articles 4, 5 et 7 de cette loi ne sont pas pertinents en l’espèce, car le jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs relativement à l’alinéa 35(1)a) vise les crimes définis aux paragraphes 6(3) à (5) de la LCHCG. Cela étant dit, dans leurs arguments, les demandeurs ont uniquement mis l’accent sur l’un de ces crimes, notamment, les crimes contre l’humanité. La définition d’un crime contre l’humanité est indiquée à l’annexe 1, ci-dessous.

[153]   Cette définition est très semblable à celle qui a été énoncée au paragraphe 7(3.76) du Code criminel en 1995, lorsque M. Kljajic a présenté une demande de résidence permanente au Canada. (Voir l’annexe 1 ci-dessous.) Comme dans l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 118, les nuances des définitions des crimes contre l’humanité, telles qu’elles figurent à l’article 6 de la LCHCG et à l’ancien paragraphe 7(3.76) du Code criminel, respectivement, « n’ont [...] aucune pertinence pour les besoins de l’analyse qui suit ».

[154]   Comme pour l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, les faits — actes ou omissions — mentionnés à l’alinéa 35(1)a) sont appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir  : LIPR, à l’article 33. Cette norme des motifs raisonnables de croire nécessite « davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». Pour que ces motifs existent, « la croyance doit [...] posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » Mugesera, précité, au paragraphe 114.

[155]   Toutefois, la question de savoir si les faits établis selon la norme des motifs raisonnables de croire répondent aux exigences relatives à un crime contre l’humanité ou à un autre crime est une question de droit. Pour répondre à cette question par l’affirmative, les faits établis selon la norme des motifs raisonnables de croire doivent prouver que le comportement allégué constituait un crime contre l’humanité : Mugesera, précité, aux paragraphes 116 et 117. Tout cela importe peu, puisque M. Kljajic reconnaît que le RS MUP a commis des crimes contre l’humanité alors qu’il était sous-secrétaire de cette organisation. Il conteste toutefois l’allégation des demandeurs selon laquelle il a été complice de ces crimes.

[156]   La norme des motifs raisonnables de croire était incluse dans l’alinéa antérieur à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration, précitée, qui était en vigueur lorsque M. Kljajic a présenté une demande de résidence permanente et une demande de citoyenneté au Canada.

[157]   Un crime contre l’humanité est commis lorsque chacune des quatre conditions suivantes sont remplies :

1.         Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2.         L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3.         L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4.         L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

Mugesera, précité, au paragraphe 119.

[158]   Le caractère généralisé d’une attaque « résulte du fait que l’acte présente un caractère massif, fréquent, et que, mené collectivement, il revêt une gravité considérable et est dirigé contre une multiplicité de victimes ». Il n’est toutefois pas nécessaire que l’attaque s’inscrive dans une stratégie, une politique ou un plan particulier : Mugesera, précité, au paragraphe 154.

[159]   L’attaque systématique est « soigneusement organisé[e] selon un modèle régulier en exécution d’une politique concertée mettant en œuvre des moyens publics ou privés considérables », conformément à une politique ou à un plan. Toutefois, il n’est pas nécessaire que la politique soit une politique officielle de l’État et le nombre de victimes n’est pas déterminant : Mugesera, précité, au paragraphe 155.

[160]   Seule l’attaque, et non les actes de la personne en cause, doit être généralisée ou systématique. En outre, « [m]ême un acte isolé peut constituer un crime contre l’humanité, à condition qu’il fasse partie d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile » : Mugesera, précité, au paragraphe 156.

[161]   Une fois encore, en l’espèce, les principes de droit susmentionnés concernant les quatre conditions relatives à un crime contre l’humanité sont sans conséquence, puisque M. Kljajic admet que le RS MUP a commis de tels crimes pendant la période au cours de laquelle il était haut fonctionnaire au sein de cette organisation.

[162]   J’ajouterai simplement en passant que les populations civiles prises pour cibles en ex-Yougoslavie, lesquelles étaient identifiables sur la base de caractéristiques ethniques et religieuses, ont été présentées comme un « exemple type d’une population civile », selon la définition d’un crime contre l’humanité : Mugesera, précité, au paragraphe 162.

b)         Complicité

[163]   Les crimes contre l’humanité peuvent être commis directement ou par complicité. En effet, « [d]ans le contexte international, où certains des crimes les plus graves sont souvent commis à distance par une multitude d’acteurs, la complicité constitue une caractéristique fondamentale des crimes perpétrés » : Ezokola, précité, au paragraphe 1.

[164]   Des individus peuvent être complices de crimes internationaux sans être liés à un crime en particulier. Toutefois, « il doit exister un lien entre ces individus et le dessein criminel du groupe » (en italique dans l’original). Aux fins de l’application de l’alinéa 35(1)a), ce lien est établi lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire que la personne en cause « a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe » : Ezokola, précité, au paragraphe 8. Cela peut comprendre un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires », du moment que la personne est « au courant de leur perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et [sait] que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel » (en italique dans l’original) : Ezokola, précité, aux paragraphes 87 et 89.

[165]   Les facteurs qui suivent doivent baliser l’analyse de la Cour visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime commis par une organisation ou à un dessein criminel de l’organisation :

(i)         la taille et la nature de l’organisation;

(ii)        la section de l’organisation à laquelle la personne était le plus directement associée;

(iii)       les fonctions et les activités de la personne au sein de l’organisation;

(iv)       le poste ou le grade de la personne au sein de l’organisation;

(v)        la durée de l’appartenance de la personne à l’organisation (surtout après qu’elle a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

(vi)       le mode de recrutement de la personne et la possibilité qu’elle a eue ou non de quitter l’organisation.

Ezokola, précité, au paragraphe 91.

c)         Contrainte

[166]   Le moyen de défense fondé sur la contrainte « peut être invoqué lorsqu’une personne commet une infraction sous la contrainte d’une menace proférée dans le but de la forcer à commettre cette infraction » [en italique dans l’original]: R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14 (Ryan), au paragraphe 2. Ce moyen de défense « sert [essentiellement] à excuser la complicité de façon à disculper le complice » : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395 (Oberlander), au paragraphe 27.

[167]   Pour établir ce moyen de défense, une personne doit notamment établir plusieurs éléments :

(i)         il existait des menaces explicites ou implicites de mort ou de lésions corporelles proférées contre la personne ou un tiers;

(ii)        la personne croyait, pour des motifs raisonnables, que les menaces seraient mises à exécution;

(iii)       il n’existait aucun moyen de se soustraire sans danger à la menace (selon le point de vue d’une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire);

(iv)       il existait un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

(v)        le préjudice qu’on a menacé de causer à la personne était au moins égal au préjudice que la personne (ou ses complices) a infligé;

(vi)       la personne s’est comportée d’une manière conforme aux attentes de la société à l’égard d’une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire;

(vii)      la personne ne s’est pas placée de son plein gré dans une situation où il existait un risque de faire l’objet de contrainte ou de menaces de la part d’autres membres d’un complot ou d’une association, en vue de la contraindre à perpétrer une infraction.

Ryan, précité, aux paragraphes 55, 65, 73, 75 et 80; Oberlander, précité, au paragraphe 26; décision Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, [1992] A.C.F. no 109 (QL) (C.A.), au paragraphe 39; décision Gil Luces c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1200, aux paragraphes 21 et 22; L’Espérance c. Canada (Procureur général), 2016 CF 19, au paragraphe 17.

[168]   Il convient de souligner que la « proportionnalité constitue une composante fondamentale du moyen de défense fondé sur la contrainte ». Il en est ainsi parce que la proportionnalité « découle directement du principe du caractère involontaire au sens moral. En effet, seule une action fondée sur des menaces proportionnellement graves auxquelles [la personne] s’oppose en démontrant un courage normal peut être considérée comme involontaire au sens moral » : Ryan, précité, au paragraphe 54. Par conséquent, une personne qui commet un crime ou qui est complice de la perpétration d’un crime sous la menace ou la contrainte qui n’est pas proportionnelle au crime commis ne peut pas être réputée avoir commis le crime « involontairement ». J’ajouterai simplement que cela n’empêcherait pas la personne d’invoquer un autre moyen de défense à sa disposition : Ezokola, précité, au paragraphe 100.

2)         Analyse

[169]   Dans ses observations finales, M. Kljajic a reconnu que le RS MUP avait commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre : transcription, vol. 10, aux pages 14 et 36.

[170]   Je tiens à souligner que le TPIY a conclu qu’il en était ainsi dans différentes instances, y compris les décisions Le procureur c. Mico Stanisic et Stojan Zupljanin, TPIY, affaire no IT-08-91-T (27 mars 2013), vol. 2, aux paragraphes 313, 494 et 512; Le procureur c. Mico Stanisic et Stojan Zupljanin, TPIY, affaire no IT-08-91-A (30 juin 2016), aux paragraphes 268 et Le procureur c. Momcilo Krajisnik, TPIY, affaire no IT-00-39-T (27 septembre 2006), aux paragraphes 707 à 712, 721, 732, 790 à 794, 803 à 806, 807 à 809, 814, 817 à 818, 827 à 828, 835 et 840.

[171]   Les demandeurs ont allégué que M. Kljajic était complice de ces crimes contre l’humanité. M. Kljajic rejette catégoriquement cette allégation.

[172]   Par conséquent, l’analyse ci-dessous sera axée sur la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic a volontairement apporté une contribution significative et consciente à ces crimes. Dans cette analyse, j’aborderai les six facteurs énoncés au paragraphe 165 ci-dessus.

a)         La taille et la nature du RS MUP

[173]   Lorsqu’une organisation est vaste, multiforme et qu’elle exerce des activités légitimes et des activités criminelles, le lien entre une personne précise au sein de l’organisation et ses activités criminelles peut être plus difficile à établir : Ezokola, précité, au paragraphe 94.

[174]   M. Kljajic souligne que le RS MUP est une organisation vaste et protéiforme qui emploie des milliers de fonctionnaires dans différents départements et différentes sections. Il prétend que lorsqu’il était au ministère, il y régnait un climat de chaos et que des difficultés à maintenir et à établir la communication faisaient en sorte qu’il était difficile pour lui de savoir ce qui se passait dans différentes parties de l’organisation.

[175]   D’emblée, les demandeurs ont reconnu que, même en 1992, le RS MUP était une très vaste organisation de milliers de fonctionnaires. Toutefois, ils soulignent que le RS MUP faisait aussi partie, de fait, des forces armées et a largement été impliqué dans des activités de combat entre avril et septembre 1992 (rapport de M. Nielsen, aux paragraphes 85, 91, 98 et 207). À cet égard, le ministre Stanisic a ordonné l’organisation du RS MUP en [traduction] « sections de guerre », le 15 mai 1992 (pièce 103). Selon l’ébauche de rapport du RS MUP, Draft Annual Report for April-December 1992 (ébauche de rapport annuel pour la période d’avril à décembre 1992), la participation à du [traduction] « travail [policier] ordinaire » était limitée, [traduction] « en particulier au début » (pièce 102, à la page 70)[3]. Apparemment, ce n’est pas avant la réinstallation du siège du RS MUP à Bijeljina, en juin 1992, que [traduction] « du travail organisé et planifié concernant les tâches de prévention et de détection du crime a véritablement été établi et que des postes ont été pourvus » (pièce 102, au paragraphe 66). À partir d’avril 1992, en moyenne [traduction] « 1 451 agents de police » ont pris part à des activités de combat quotidiennement et, au cours de la période visée dans le rapport, un total de [traduction] « plus de 14 700 policiers ont pris part à des activités de combat en première ligne » (pièce 102, à la page 55).

[176]   Les opérations de [traduction] « combat » du RS MUP comprenaient des « activités telles que l’arrestation et la détention généralisées et systématiques de civils non serbes, aboutissant à leur expulsion physique de leurs lieux de résidence » (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 99). Ces opérations ont aussi été déterminantes pendant la guerre et la mise en œuvre des instructions concernant les zones de la variante A et celles de la variante B, définies au paragraphe 17 ci-dessus (transcription, vol. 1, aux pages 132 à 134, et transcription, vol. 2, aux pages 49 et 104).

[177]   Concernant les communications, M. Nielsen a déclaré que les périodes de communications interrompues [traduction] « étaient exceptionnelles et que des solutions de rechange ont été adoptées » (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 107). M. Davidovic a corroboré cette déclaration (transcription, vol. 4, aux pages 18 et 26). M. Nielsen a ajouté qu’au cours de l’année 1992, des rapports étaient régulièrement remis par les postes de police locaux et régionaux au siège du RS MUP et que « des ordres, des instructions et des renseignements étaient régulièrement transmis le long de la chaîne de commandement » par le ministre et M. Kljajic (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 107). En outre, il est indiqué dans l’ébauche de rapport annuel mentionné au paragraphe 175 ci-dessous, qu’« en moyenne, 15 télégrammes par jour étaient envoyés aux centres et à d’autres organes de l’Intérieur par le siège du MUP (un total de 4 170 télégrammes ont été envoyés à diverses divisions de travail) et en moyenne, 16 télégrammes par jour ont été reçus, soit un total de 4 400 télégrammes) » (pièce 102, à la page 78). En outre, le ministre a ordonné que des rapports quotidiens soient remis au siège du RS MUP (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 116; transcription, vol. 2, à la page 66) et des réunions ont eu lieu fréquemment entre les hauts fonctionnaires du RS MUP (y compris M. Kljajic), y compris des réunions mensuelles du comité directeur du RS MUP (rapport de M. Nielsen, à la page 5).

[178]   Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les communications au sein du RS MUP étaient telles que M. Kljajic savait vraisemblablement, en l’espace de quelques jours, ou en tout cas en l’espace de quelques semaines, que le RS MUP perpétrait des crimes contre l’humanité alors qu’il était sous-secrétaire. La question de savoir s’il a volontairement apporté une contribution significative et consciente à ces crimes ou au dessein criminel du RS MUP sera abordée ci-dessous.

[179]   Aux fins de mon évaluation de « la taille et la nature du RS MUP », les éléments de preuve abordés ci-dessus me portent à accorder un poids neutre à ce facteur pour évaluer si M. Kljajic était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le RS MUP.

b)         Section du RS MUP à laquelle M. Kljajic était le plus directement associé

[180]   M. Kljajic était le chef de la division du RS MUP responsable de la sécurité publique. Cette division participait aussi largement aux activités de combat pendant la période où il occupait ces fonctions. À cette fin, elle était munie d’artillerie lourde, y compris des tanks, des véhicules blindés et des lance-roquettes.

[181]   Comme je l’ai déjà dit, M. Kljajic a aussi été nommé au poste de commandant adjoint des forces armées de la RS à la mi-mai 1992. Il convient de noter que le sous-secrétaire de l’autre division principale de la RS MUP (la division de la sécurité nationale) a simplement été nommé au poste de [traduction] « membre » des dirigeants des forces armées, à l’époque.

[182]   En plus de leur participation aux activités de combat, plusieurs membres de la division de la sécurité publique du RS MUP ont pris part à la perpétration de crimes contre l’humanité. Ils ont notamment pris part à l’arrestation de civils non serbes, à l’exploitation de centaines d’établissements de détention, à l’interrogation et l’assassinat de prisonniers dans certains de ces établissements, au transfert de détenus entre les établissements et à l’épuration ethnique de non-Serbes (dont le pillage et l’expulsion de leurs habitations afin de pouvoir les donner à des « réfugiés » serbes venant d’autres régions) (rapport de N. Nielsen, à la page 5 et aux paragraphes 153 à 156 et 168; transcription, vol. 4, aux pages 28 et 32, et 70 à 71). De manière plus générale, il régnait une culture d’impunité à l’échelle du RS MUP, y compris la division de la sécurité publique, concernant les crimes commis par les groupes paramilitaires et la police contre les musulmans et les Croates (transcription, vol. 2, aux pages 83 à 84, et 91 et 92). Selon M. Nielsen, [traduction] « [d]’après la documentation disponible, le RS MUP a pris peu de mesures concrètes pour mettre fin aux attaques paramilitaires contre des non-Serbes en Bosnie-Herzégovine. Dans plusieurs cas, les unités du RS MUP ont coopéré avec les forces paramilitaires serbes de Bosnie et cette coopération a été tolérée par les hauts dirigeants du ministère » (rapport de M. Nielsen, à la page 5; voir aussi le paragraphe 197).

[183]   En outre, selon M. Nielsen : [traduction] « La police et les forces armées ont largement coopéré dans le contexte de la campagne de désarmement de la population civile non serbe. [...] Cette coopération largement répandue entre la police et les forces armées était un fait connu publiquement » (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 101).

[184]   Compte tenu de ce qui précède, je conclus que ce facteur mérite qu’on lui accorde un poids positif dans l’évaluation de la question de savoir si M. Kljajic était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le RS MUP.

c)         Fonctions et activités au sein du RS MUP

[185]   M. Kljajic soutient qu’il était un simple « pion » aux mains du RS MUP, sans pouvoir concret. Il fait valoir qu’aucune description de poste n’a jamais été associée à son poste, que son poste n’a jamais été légalement créé, et qu’il « s’agissait d’un poste fictif sans aucun pouvoir réel ». Plus précisément, il insiste pour dire que les personnes de rang inférieur au sien relevaient directement du ministre, qu’il ne donnait pas d’ordres et qu’il n’était pas en mesure d’influencer qui que ce soit au sein du gouvernement ou du RS MUP — plus précisément, les personnes qui commettaient des crimes contre l’humanité. Il fait aussi valoir qu’il passait son temps dans son bureau à traiter des questions administratives liées à la défense de l’école de police à Vraca et au contrôle des groupes paramilitaires qui agissaient à Bejiljina. Il a aussi soutenu qu’il n’était pas au courant des centres de détention que le RS MUP exploitait pendant la guerre.

[186]   La preuve démontre le contraire.

[187]   Comme il est noté au paragraphe 149 ci-dessus, M. Kljajic a participé activement à l’établissement du RS MUP, à son organisation et à sa coordination subséquentes, à son conseil directeur et à plusieurs aspects importants de son fonctionnement. Il a pris des décisions pour le compte du ministre lorsque ce dernier était absent, il a présidé au moins deux réunions en l’absence du ministre et il était considéré comme l’un des plus proches associés du ministre. De son propre aveu, il était responsable de la défense de l’école de police à Vraca, d’établir l’ordre public et de gérer les groupes paramilitaires de Bejiljina. Il s’est rendu à Belgrade en juillet 1992 pour remédier à la mauvaise utilisation généralisée de documents officiels comme les passeports, les permis de conduire et les certificats d’immatriculation.

[188]   En outre, M. Kljajic traitait directement avec le président de la RS (Radovan Karadzic) et le premier ministre de la RS (Branko Deric) (rapport de M. Nielsen, aux paragraphes 114 et 130; transcription, vol. 2, à la page 84; transcription, vol. 4, à la page 13 et aux pages 94 et 95; pièces 113 et 120).

[189]   En effet, le président Karadzic avait tellement d’estime pour M. Kljajic qu’il a demandé à M. Miodrag Simovic, un membre dirigeant du SDS et au vice-président du gouvernement de la Bosnie, d’insister pour nommer M. Kljajic chef de la division du service de la sécurité publique du RS MUPBiH, avant que le RS MUP ne soit établi. Selon M. Nielsen, le fait que des postes de haut rang au sein de la police soient occupés par des Serbes ne suffisait pas. Ces personnes devaient aussi être [traduction] « des Serbes qui avaient les mêmes les intérêts politiques que le [SDS] » (transcription, vol. 1, à la page 107). À cette fin, le président Karadzic [traduction] « considérait la loyauté envers le SDS et la volonté d’appuyer les intérêts du SDS comme principaux critères régissant son appui à des candidats précis au sein du ministère de l’Intérieur » (transcription, vol. 1, à la page 122).

[190]   M. Kljajic traitait aussi directement avec les hauts fonctionnaires serbes à Belgrade qui fournissaient un soutien financier, des armes et d’autres formes d’assistance au RS MUP. En outre, il assurait aussi la liaison avec son homologue de la division de la sécurité nationale du RS MUP (Slobodan Skipina), par exemple concernant le transport d’armes, et il avait des « communications professionnelles » régulières avec M. Njegus.

[191]   Je tiens à faire remarquer que les demandeurs ont soumis la transcription d’une conversation téléphonique interceptée entre le président Karadzic et une personne appelée « Cedo ». M. Kljajic a soutenu qu’il n’était pas le « Cedo » qui a participé à la conversation. Pour appuyer sa thèse, il a indiqué que deux ou trois autres personnes se prénommaient « Cedo » dans son bureau, et qu’il avait transmis une cassette de cette conversation interceptée à plusieurs autres personnes qui étaient toutes d’accord avec lui pour dire que la voix de la personne qui parle avec le président Karadzic n’est pas la sienne. Toutefois, M. Kljajic n’a pas dit qui étaient les autres personnes prénommées « Cedo » et il n’a pas produit en preuve l’enregistrement audio de la conversation interceptée. Comme il a confirmé qu’il détient une copie de cet enregistrement (transcription, vol 5, aux pages 76 et 77), j’estime qu’il convient de tirer une conclusion défavorable selon laquelle il est en fait la personne appelée « Cedo » dans la transcription de la conversation interceptée. J’estime que ma conclusion à cet égard est justifiée par le fait que, dès le début de la conversation interceptée, une personne non identifiée demande à parler à « Mico », et que, une fois informée que ce « Mico » n’était pas là, cette personne non identifiée a bien voulu parler à [traduction] « l’autre Mico », puis elle a été mise en communication avec « Cedo ». La personne non identifiée, qui a confirmé s’appeler « Lale », a ensuite passé le téléphone au président Karadzic qui a ensuite demandé un rapport sur les attaques de la soirée. À son tour, « Cedo » a fait le point sur la situation à Rajlovac, à Ahatovici, à Vraca, à Dobrinja et à Lukavica. Il est raisonnable de conclure que seule une personne de très haut rang aurait pu fournir un tel exposé, tout particulièrement au président Karadzic, et que le « Cedo » en question était M. Kljajic. Il est aussi raisonnable de conclure que le « Cedo » qui, nous le savons, agissait pour le compte du ministre « Mico » Stanisic en son absence, était le « Cedo » désigné comme [traduction] « l’autre Mico ». Dans l’un des échanges plus marquants de cette conversation téléphonique, le président Karadzic a demandé à M. Kljajic d’[traduction] « [e]ssayer de ne pas utiliser d’artillerie », mais plutôt [traduction] « d’utiliser des armes d’infanterie et les laisser aller en enfer ». M. Kljajic a répondu [traduction] « Exactement... ils auront ce qu’ils voulaient » (pièce 113, à la page 9).

[192]   Il convient de noter que M. Nielsen a indiqué que cette conversation interceptée montre que le président Karadzic [traduction] « considérait M. Kljajic comme quelqu’un qui pouvait l’informer avec exactitude des activités de combat, y compris les événements lors desquels des crimes ont été commis, comme nous l’avons appris par suite des enquêtes du TPIY » (transcription, vol. 2, à la page 63). M. Nielsen a ajouté qu’il était clair d’après la version originale serbe de la conversation interceptée que [traduction] « non seulement M. Kljajic et M. Radovan Karadzic se connaissaient, mais qu’ils se parlaient de manière familière. Et, sans aucun doute du point de vue de M. Karadzic, il s’adresse à M. Kljajic de la manière dont on s’adresse à une connaissance de longue date et à un ami » (transcription, vol. 2, aux pages 63 et 64).

[193]   M. Kljajic traitait aussi directement avec les chefs de la police régionale et municipale et d’autres de ses subordonnés, et il était informé par ceux-ci.

[194]   Concernant sa déclaration selon laquelle il ne donnait pas d’ordres, je souligne que M. Kljajic a expliqué plus tard que son mode de gestion était de s’asseoir avec les gens pour discuter de ce qui devait être fait (transcription, vol. 4, à la page 122). Cela expliquerait pourquoi il n’existe pas beaucoup d’exemples d’ordres écrits qu’il a donnés. En outre, comme je l’ai mentionné au paragraphe 81 ci-dessus, M. Njegus a témoigné pour dire que la plupart des ordres portaient la signature du ministre. C’est ce qu’a confirmé M. Nielsen qui a déclaré que [traduction] « conformément à l’usage au ministère de l’Intérieur, les instructions et les ordres donnés par M. Kljajic personnellement donnaient l’impression, en pratique, d’être des ordres donnés par le ministre, Mico Stanisic » (transcription , vol. 3, à la page 54).

[195]   Quoi qu’il en soit, j’admets le témoignage de M. Davidovic selon lequel M. Kljajic donnait régulièrement des ordres, oralement et par écrit. Ces derniers comprenaient des ordres ayant trait à l’expulsion des musulmans de leurs maisons à Bijeljina, à leur transfert au camp de détention à Batkovic, et à l’arrestation de membres des guêpes jaunes et d’autres groupes paramilitaires. En outre, M. Kljajic a enjoint à M. Davidovic de retourner aux lignes de front, lui a demandé de laisser l’équipement militaire à Pale, et l’a chargé d’agir au nom du RS MUP (transcription, vol. 4, aux pages 17, 19, 21, 22, 30 à 32, 58, 61 et 71).

[196]   Je retiens également le témoignage de M. Nielsen selon lequel [traduction] « la plupart des ordres qui ont été donnés par M. Stanisic concernant le maintien de l’ordre et la sécurité publique auraient d’abord été proposés par M. Kljajic et/ou discutés avec celui-ci, pour ensuite être donnés par le ministre avec sa signature, et non celle de M. Kljajic » (transcription, vol. 3, à la page 56).

[197]   Je souligne également que, bien que M. Andan ait énoncé que M. Kljajic ne lui avait pas donné d’ordres à Vraca, il a témoigné qu’il a commencé à recevoir les ordres de M. Kljajic quand il est arrivé à Bijeljina, à la demande de M. Kljajic. Cela comprend des ordres d’arrestation de membres des guêpes jaunes et d’autres groupes paramilitaires (transcription, vol. 6, aux pages 15, 16 et 25).

[198]   En effet, M. Njegus a crédité M. Kljajic pour le désarmement des paramilitaires à Bijeljina. De plus, devant le TPIY, M. Njegus a témoigné que c’était M. Kljajic qui l’avait autorisé à signer un décret daté du 15 juin 1992 en vue de la mobilisation des conscrits (pièce 185; pièce 384, à la ligne 11378; transcription, vol. 7, aux pages 35 à 41). À ce moment-là, il a également témoigné que le ministre Stanisic avait conféré à M. Kljajic le pouvoir de signer des documents en son nom (pièce 383, à la ligne 11336).

[199]   En outre, M. Kljajic a demandé à M. Zupljanin d’envoyer les jeunes recrues à Vraca aux fins de formation, et lui a demandé d’informer certains agents policiers plus chevronnés qu’ils disposaient de 24 heures pour se rendre à Sarajevo (pièce 118, aux pages 3 et 8).

[200]   Par conséquent, à la lumière de tout ce qui précède, il est clair que M. Kljajic a effectivement donné des ordres, nommé des membres du personnel à des postes précis et pris d’autres décisions importantes.

[201]   En ce qui concerne l’accent que place M. Kljajic sur la nature administrative de son poste, cela ne change rien à l’importance de ses contributions aux crimes qui ont été perpétrés par le RS MUP. À cet égard, il vaut la peine de répéter que les « crimes les plus graves sont souvent commis à distance par une multitude d’acteurs » : Ezokola, précité, au paragraphe 1. Je relève également que les fonctions administratives de M. Kljajic, du moins après son arrivée à Bijeljina à la mi-juin 1992, étaient exécutées à partir du quartier général du RS MUP, « là où les actions se planifiaient » (transcription, vol. 6, à la page 16).

[202]   En ce qui concerne le fait que M. Kljajic aurait été au courant de l’existence des centres de détention du RS MUP et des autres crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par cette organisation, la preuve est, encore une fois, incompatible avec ses affirmations.

[203]   M. Davidovic, qui affirme avoir [traduction] « passé chaque jour » en compagnie de M. Kljajic alors qu’il (M. Davidovic) se trouvait à Bijeljina pendant environ un mois, en juin et en juillet 1992, a témoigné qu’[traduction] « il était impossible [pour M. Kljajic] de ne pas être au courant » de l’existence du camp Luka, à Brcko. Il a ajouté que, lorsqu’il a demandé à M. Kljajic pourquoi la police amenait les gens à un deuxième camp à Batkovic (près de Bijeljina), M. Kljajic lui avait expliqué que c’est à cet endroit qu’ils amenaient les musulmans qui étaient expulsés de leurs maisons (transcription, vol. 4, aux pages 16 et 27 à 30). M. Davidovic a ensuite expliqué que, à son arrivée à Bijeljina, lorsqu’il a demandé à M. Kljajic où il devait installer les 100 à 150 personnes qu’il avait amenées avec lui (de Pale/Vraca), M. Kljajic lui a répondu : [traduction] « dans les maisons des musulmans, bien sûr » (transcription, vol. 4, à la page 32).

[204]   En outre, le 20 mai 1992, M. Tepavcevic a informé M. Kljajic des [traduction] « conditions de logement, d’alimentation et d’hygiène inadéquates ainsi que de l’état de santé des détenus » dans un troisième camp à Butmir, en périphérie de Sarajevo. Cinq jours plus tard, il a encore une fois écrit à M. Kljajic à propos de la situation (pièces 111 et 112).

[205]   M. Kljajic était également au courant d’autres mauvais traitements infligés aux musulmans. Par exemple, lors d’une conversation téléphonique interceptée entre M. Kljajic et M. Zupljanin le 7 mai 1992, M. Zupljanin a suggéré qu’il fallait s’assurer que les musulmans confinés au centre de Sarajevo demeurent [traduction] « très affamés ». M. Kljajic lui avait alors répondu : [traduction] « Eh bien, mon ami, c’est déjà sur le point d’arriver. » M. Kljajic a alors accepté de couper l’approvisionnement en eau à cet endroit pendant 10 à 12 heures. M. Kljajic a également observé que les non-Serbes étaient [traduction] « encerclés » à Illidza, et qu’il n’y avait pas [traduction] « pire lieu pour eux sous les cieux » (pièce 118, aux pages 4, 5 et 10).

[206]   De façon plus générale, M. Nielsen a énoncé ce qui suit : [traduction] « Vers la mi-juillet 1992 au plus tard, la hiérarchie tout entière du RS MUP, y compris [M. Kljajic], était parfaitement au courant du fait que les conditions qui régnaient dans les installations [de détention] étaient atroces et que la plupart des détenus étaient des non-Serbes » (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 153; voir également les paragraphes 165 et 186). M. Nielsen a ajouté qu’en raison de sa présence aux réunions mensuelles du conseil de direction du RS MUP, M. Kljajic aurait été [traduction] « au courant des répercussions négatives des opérations policières et militaires sur la population civile non serbe » (rapport de M. Nielsen, à la page 5). La preuve donne des motifs raisonnables de croire que les réunions de haut niveau auxquelles M. Kljajic avait assisté comprenaient les suivantes :

●          Une réunion qui a eu lieu le 11 juillet 1992 à la Vila Bosanka, à Belgrade, au cours de laquelle le ministre Stanisic et les chefs de police régionaux ont donné des séances d’information sur la [traduction] « situation de sécurité », le travail accompli par le RS MUP, et les [traduction] « tâches à venir ». De plus, les instructions qui devaient être distribuées aux postes de police régionaux et locaux ont été préparées lors de cette réunion (pièce 108).

●          Une réunion tenue le 20 août 1992 à Trebinje qui s’est terminée par un résumé donné par M. Kljajic. Le troisième point abordé dans ce résumé était le suivant : [traduction] « La subordination, en tant que principe de base de la structure de commande, doit être respectée à tous les niveaux de l’organisation MUP, et tout comportement allant à l’encontre celle-ci se soldera par des actions ou des mesures disciplinaires à l’encontre des personnes responsables, comme les ordres doivent être donnés par des agents supérieurs compétents» (pièce 327, à la page 28).

●          Une réunion tenue le 9 septembre 1992 au cours de laquelle le ministre Stanisic a fait le point sur les [traduction] « résultats » que le RS MUP avait été en mesure d’atteindre (pièce 127).

●          Une réunion tenue le 5 novembre 1992 au cours de laquelle une discussion a eu lieu sur, entre autres, [traduction] « l’intensification des activités criminelles par des individus et des groupes », et les nouvelles [traduction] « instructions provisoires concernant les rapports urgents, actuels, périodiques et statistiques » au sein du RS MUP (pièce 114, aux pages 15 et 17).

●          Une deuxième réunion à la Vila Bosanka, que M. Kljajic a mentionnée lors du contre-interrogatoire (transcription, vol. 5, à la page 64).

[207]   En outre, tel qu’il est indiqué au paragraphe 195 ci-dessus, M. Kljajic a participé à la prise de décisions concernant l’expulsion des musulmans de leurs maisons, leur transfert à des centres de détention, le traitement des détenus et les échanges de prisonniers.

[208]   M. Kljajic a également été informé par M. Jesiric le 16 avril 1992 que 15 000 musulmans avaient fui Bijeljina et/ou Zvornik vers la Serbie (pièce 121, à la page 6).

[209]   De façon plus générale, le ministre Stanisic a affirmé ce qui suit en octobre 1992 : [traduction] « il n’est pas encore arrivé que l’un des agents de mise en œuvre sur le territoire entier de la Republika Srpska ait fait la sourde oreille aux ordres que j’ai donnés directement, en application de la loi » (rapport de M. Nielsen, au paragraphe 230). Il vaut la peine de rappeler que le TPIY a reconnu le ministre Stanisic coupable d’avoir perpétré des crimes contre l’humanité par le biais de sa participation à une entreprise criminelle conjointe avec d’autres membres à la tête de la RS.

[210]   Quoi qu’il en soit, M. Nielsen a témoigné que, autre que pour les affaires pressantes qui auraient peut-être été communiquées directement par le ministre à un agent de police régional ou municipal, M. Kljajic aurait normalement été impliqué dans la rédaction et la mise en œuvre des décrets. De même, [traduction] « tout ce qui était adressé au ministre Stanisic et qui se rapportait à la sécurité publique aurait également été soumis à M. Kljajic, en sa qualité de sous-secrétaire de la division de la sécurité publique » (transcription, vol. 3, à la page 43).

[211]   L’un de ces décrets, daté du 27 juillet 1992, proclamait que tous les membres du personnel du RS MUP qui étaient poursuivis en justice pour des crimes (sauf pour des infractions verbales ou à caractère politique) devaient être retirés de l’organisation pour être [traduction] « mis à la disposition de » l’armée de la RS. Aux termes du paragraphe 6 de ce décret, M. Kljajic était expressément désigné en tant que responsable de sa mise en œuvre au sein de la région de Semberija (pièce 122). (Selon la preuve de M. Nielsen, je crois comprendre que les crimes susmentionnés auraient principalement été des crimes perpétrés à l’égard de citoyens serbes.)

[212]   Je suis d’avis que la preuve dont il a été question ci-dessus, analysée dans son ensemble, donne des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic s’est effectivement acquitté des tâches et des responsabilités auxquelles on pourrait raisonnablement s’attendre étant donné le poste qu’il occupait. Cette preuve donne également des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic : (i) recevait des comptes rendus quotidiens, qui, sur les ordres du ministre Stanisic, étaient transmis au quartier général du RS MUP; (ii) était au courant du dessein criminel du RS MUP de même que de certains de ses crimes contre l’humanité et y avait contribués; et (iii) était conscient que son comportement faciliterait la perpétration, dans une quelconque mesure, du dessein criminel du RS MUP et de certains de ses crimes contre l’humanité : Ezokola, précité, aux paragraphes 87 et 89; Mata Mazima c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 531, au paragraphe 52; Hadhiri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1284 (Hadhiri), au paragraphe 33; Durango c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 146, au paragraphe 12; Sarwary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437, au paragraphe 44.

[213]   Pour plus de précision, je souligne que, à mon avis, les éléments de preuve analysés précédemment sont « concluants » et « dignes de foi » : Mugesera, précité, au paragraphe 114.

[214]   Dans la mesure où M. Kljajic n’était peut-être pas au courant de certains des crimes contre l’humanité qui avaient été perpétrés par le RS MUP pendant qu’il occupait le poste de sous-secrétaire de cette organisation, je conclus qu’il était néanmoins complice de ces crimes, étant donné que sa contribution au dessein criminel du RS MUP comportait un élément d’insouciance considérable : Ezokola, précité, au paragraphe 68; Hadhiri, précitée, au paragraphe 36.

[215]   À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis qu’il convient d’accorder beaucoup de poids à ce facteur en faveur d’une conclusion selon laquelle il y a des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était complice des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par le RS MUP.

d)         Poste et grade de M. Kljajic au sein du RS MUP

[216]   M. Kljajic admet volontiers qu’il figurait parmi les deuxième ou troisième plus haut placés au sein du RS MUP. Il ne conteste pas qu’il y avait probablement des milliers de personnes qui se trouvaient plus bas que lui dans la hiérarchie du RS MUP. Cependant, tel qu’il a été souligné au paragraphe 185 ci-dessus, M. Kljajic maintient qu’il n’exerçait pas de fonctions « réelles » et que ceux qui se trouvaient à des échelons plus bas dans l’organigramme du RS MUP relevaient directement du ministre.

[217]   Concernant ce dernier point, il s’est référé à un organigramme préparé par M. Nielsen qui illustrait la hiérarchie des hauts dirigeants de la division de la sécurité publique et de celle de la sécurité nationale du RS MUP, sous le ministre (pièce 11, annexe IV, troisième diagramme). Il n’y avait aucun trait qui reliait M. Kljajic à ses subalternes. Plutôt, les lignes reliaient directement les subalternes au ministre. Toutefois, M. Nielsen a expliqué que, pour créer cet organigramme, il s’est servi de l’un des [traduction] « modèles de diagramme hiérarchique très simples accessibles à partir du logiciel PowerPoint. S’il me fallait créer un tel diagramme aujourd’hui, j’utiliserais plutôt un autre logiciel appelé Analyst’s Notebook, grâce auquel j’aurais été en mesure d’illustrer que [...] le ministre se trouve tout en haut, mais les deux sous-secrétaires figurent entre lui et les CSB et les SJB » (les CSB étaient les centres de services de sécurité régionaux, tandis que les SJB étaient des stations plus locales) (transcription, vol. 3, à la page 44).

[218]   Quoi qu’il en soit, la preuve analysée au paragraphe 149 ci-dessus et dans la section immédiatement ci-dessus fournit des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic assumait véritablement les fonctions et les responsabilités auxquelles on pourrait raisonnablement s’attendre étant donné le poste de rang supérieur qu’il occupait au sein du RS MUP. Ces fonctions et responsabilités incluaient : donner des ordres et des instructions à ses subalternes; recevoir des comptes rendus périodiques de ses subalternes; agir au nom du ministre en l’absence de celui-ci; communiquer directement avec les hauts responsables politiques du SDS; interagir avec des hauts fonctionnaires à Belgrade; et assister aux réunions des dirigeants du RS MUP.

[219]   Rien ne prouve que M. Kljajic ait tenté de quelque façon que ce soit de prévenir les crimes contre l’humanité qui étaient perpétrés par le RS MUP à l’encontre de population non serbe, et ce, à tout moment pendant la durée de son emploi au sein de cette organisation.

[220]   Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’avis que le poste et le grade de M. Kljajic au sein du RS MUP méritent qu’un poids positif soit accordé à ce facteur dans l’évaluation de la question de savoir s’il était complice des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par cette organisation.

e)         Durée de l’appartenance de M. Kljajic à l’organisation, surtout après qu’il eut pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel

[221]   M. Kljajic soutient qu’il a seulement occupé son poste au sein du RS MUP pendant cinq mois, soit du 5 avril 1992 au 9 septembre 1992, date à laquelle il a donné sa démission lors d’une réunion des hauts dirigeants de cette organisation. Il nie également avoir été au courant des crimes contre l’humanité qui avait été perpétrés par le RS MUP pendant cette période.

[222]   En ce qui concerne la date à laquelle il a quitté le RS MUP, le procès-verbal de la réunion à laquelle il aurait prétendument donné sa démission ne fait aucunement mention de ce fait. Dans son témoignage, M. Njegus a affirmé qu’il connaissait la personne qui avait rédigé ce procès-verbal, et que ce dernier rendait fidèlement ce qui s’était produit lors de la réunion (transcription, vol. 7, à la page 42). En tout état de cause, la preuve démontre que : M. Kljajic a remplacé le ministre lors de la 50e séance du gouvernement de la République serbe qui a eu lieu le 10 septembre 1992; il a remplacé le ministre pour la majeure partie d’une autre réunion tenue le 5 novembre 1992; et il a reçu une lettre au nom du ministre, datée du 3 décembre 1992, qui approuvait sa demande de mutation au ministère de l’Intérieur yougoslave à Belgrade. En outre, des dossiers de paie internes du RS MUP indiquent qu’il était rémunéré chaque mois jusqu’à novembre 1992. Bien que les mots [traduction] « payé à Bijeljina » aient été biffés, un crochet avait été inscrit vis-à-vis du montant, ce qui semble indiquer qu’il avait effectivement été rémunéré. Je souligne également qu’un crochet semblable (quoique sans mots biffés) figurait dans les dossiers de paie d’octobre 1992.

[223]   À mon avis, la preuve qui précède fournit des motifs objectifs et raisonnables de croire que M. Kljajic a continué d’avoir une participation à tout le moins de haut niveau au sein du RS MUP, au moins jusqu’au 5 novembre 1992 et peut-être même jusqu’à ce qu’il ait reçu la lettre citée précédemment datée du 3 décembre 1992. Cela dit, je reconnais que d’autres éléments de preuve indiquent que le poste de M. Kljajic aurait peut-être été éliminé aux alentours de la date de la réunion au cours de laquelle il aurait prétendument donné sa démission. Lors d’une entrevue avec des représentants du bureau du procureur du TPIY, il a affirmé qu’après août/septembre 1992, il se trouvait à Belgrade avec sa famille, en attendant de se faire appeler au travail par le ministère de l’Intérieur yougoslave (pièce 378, à la page 5).

[224]   En ce qui concerne le moment où il a pris connaissance du dessein criminel du RS MUP et des crimes contre l’humanité qu’il avait perpétrés, les éléments de preuve analysés précédemment, y compris aux paragraphes 149, 177, 178, 190 à 195 et 202 à 212, fournissent des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic avait une telle connaissance depuis pratiquement le début de la guerre de Bosnie.

[225]   Cette preuve est étayée par l’observation formulée par M. Kljajic lors de son entrevue réalisée en 2002 avec les représentants du TPIY : [traduction] « [j]amais nous avons pensé qu’une guerre pourrait avoir lieu sans occasionner de nombreuses victimes et de nombreux décès » (pièce 381, à la page 5).

[226]   Compte tenu de ce qui précède, conjointement avec la reconnaissance par M. Kljajic du fait que le RS MUP avait commis des crimes contre l’humanité au cours de la période pendant laquelle il occupait le poste de sous-secrétaire au sein de cette organisation, il convient d’accorder un poids positif à ce facteur pour déterminer s’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était complice de ces crimes.

f)          Méthode par laquelle M. Kljajic a été recruté et occasions de quitter le RS MUP

[227]   La preuve démontre que M. Kljajic s’est joint volontairement au RS MUP le 5 avril 1992, après avoir fait fi d’une communication qui avait été envoyée par le chef (musulman) du SRBiH MUP demandant à tous les membres du personnel de continuer de s’acquitter des tâches qui leur avaient été confiées par le SRBiH MUP. Le meilleur indicateur de l’enthousiasme de M. Kljajic pour le RS MUP est peut-être le fait que, lors d’une réunion des Serbes du MUP (SRBiH) qui avait eu lieu à Banja Luka le 11 février 1992, il a affirmé qu’il entendait démissionner du SRBiH MUP si un nouveau MUP serbe n’était pas mis sur pied [traduction] « d’ici une semaine » (rapport de M. Nielsen, aux paragraphes 44 à 46).

[228]   M. Kljajic soutient qu’il n’a pas quitté le RS MUP avant le 9 septembre 1992, car il craignait les répercussions qu’il subirait s’il quittait l’organisation. Cependant, il n’est pas possible d’établir avec certitude le moment où il a commencé à ressentir ces craintes, à supposer qu’il les ait même ressenties en premier lieu.

[229]   Il allègue qu’il avait peur de M. Davidovic, qui aurait prétendument proféré des menaces à son endroit en proclamant qu’il savait où habitaient son épouse et ses enfants à Belgrade. Toutefois, selon M. Kljajic, cet échange a eu lieu en juillet 1992 et découlait du fait que M. Davidovic était contrarié par l’expulsion des musulmans de leurs maisons. En d’autres mots, M. Davidovic était contrarié par le fait que des crimes étaient commis contre les musulmans, et non parce qu’il avait de la difficulté à persuader M. Kljajic de commettre de tels crimes : Ryan, précité, aux paragraphes 2, 20, 29 et 30. En outre, étant donné que cette présumée menace aurait été proférée en juillet 1992, cela ne prouve aucunement que M. Kljajic est demeuré involontairement au sein du RS MUP au cours des trois premiers mois de la guerre, moment où cette organisation a perpétré des crimes contre l’humanité à grande échelle.

[230]   M. Kljajic allègue également qu’il avait peur d’être « intercepté », comme ce fut le cas pour M. Vitomir Zepinic. Cependant, M. Zepinic aurait apparemment été arrêté en septembre 1992, encore là, plusieurs mois après que le RS MUP avait commencé à perpétrer des crimes contre l’humanité.

[231]   De plus, M. Kljajic prétend qu’il avait peur de certains membres des guêpes jaunes, qui, avec son aide, avaient fait l’objet de poursuites. À cet égard, il a témoigné que M. Zugic avait été assassiné par les guêpes jaunes. Cependant, ses avocates ont par la suite admis que M. Zugic aurait été assassiné au cours de l’année 2000, et que les membres des guêpes jaunes en question n’étaient pas sortis de prison avant un certain temps au cours de l’été 1992. De plus, ils auraient uniquement proféré leurs présumées menaces en juillet 1992.

[232]   M. Kljajic a également allégué qu’il avait peur des conséquences qu’il risquait de subir en désobéissant aux ordres du ministre, et qu’il craignait d’être traité comme un « déserteur » s’il quittait le RS MUP.

[233]   Il n’a toutefois pas indiqué le moment où il a commencé à avoir certaines réserves au sujet des ordres du ministre ou quand il avait commencé à perdre son enthousiasme envers cette organisation, lui qui avait ardemment souhaité sa mise sur pied et qui avait volontairement décidé d’en faire partie à ses tout débuts.

[234]   Je prends un moment pour souligner que la prétention de M. Kljajic selon laquelle il craignait les conséquences qu’il risquait de subir en désobéissant aux ordres du ministre est incompatible avec sa prétention selon laquelle il ne jouissait d’aucun pouvoir ni d’aucune autorité, réel ou concret, au sein de cette organisation. S’il a effectivement obéi aux ordres, et communiqué ces ordres vers les échelons inférieurs de la chaîne de commandement, il a donc joui d’un pouvoir ou d’une autorité, réel et concret.

[235]   Quoi qu’il en soit, M. Kljajic a témoigné que les conséquences de désobéir aux ordres du ministre auraient probablement été son transfert dans l’armée, probablement aux lignes de front. Cependant, cela ne justifie pas le fait qu’il soit demeuré au sein du RS MUP pendant que celui-ci perpétrait des crimes contre l’humanité, lesquels comprenaient des sévices corporels, des détentions dans des conditions atroces et le meurtre de non-Serbes. Il en est ainsi parce que le transfert à l’armée n’est pas une conséquence aussi grave que ces crimes : voir la jurisprudence citée aux paragraphes 167 et 168 ci-dessus.

[236]   M. Kljajic a également affirmé qu’une autre conséquence « possible » associée à sa démission du RS MUP aurait été le fait qu’il serait considéré comme un « déserteur », et l’infliction d’une peine d’emprisonnement maximale de 15 ans. Cependant, il n’a pas fourni de preuve ayant permis d’établir qu’un tel châtiment avait été imposé à qui que ce soit.

[237]   En effet, dans son témoignage, M. Kijac a indiqué que M. Zepinic « est allé à l’armée, qui l’a mobilisé comme toute autre personne » (transcription, vol. 8, aux pages 32 et 33). Il a ultimement émigré en Australie (transcription, vol. 5, à la page 59).

[238]   D’autres éléments de preuve indiquent que plusieurs autres personnes ont quitté le RS MUP, sans conséquences défavorables apparentes : pièce 118, à la page 13.

[239]   Lors de l’interrogatoire principal, lorsqu’on lui a demandé ce qu’il serait advenu de quelqu’un qui ne se serait pas présenté au travail pendant cinq jours en 1992, M. Kijac a simplement répondu que cette personne aurait été congédiée (transcription, vol. 8, à la page 30). Lorsqu’il a été interrogé à propos de la peine qui serait infligée à quelqu’un accusé d’être un déserteur, il a affirmé qu’il ne s’en souvenait pas, mais qu’il croyait qu’il s’agissait peut-être d’une peine d’emprisonnement de 20 ans. Il a expliqué qu’il ne croyait pas que la peine de mort fut une possibilité.

[240]   Peu importe les inquiétudes que M. Kljajic nourrissait à l’égard des conséquences potentiellement associées au fait de quitter le RS MUP, elles ne l’ont pas empêché de tenter de donner sa démission lors d’une réunion de haut niveau, le 9 septembre 1992. Dans son témoignage, il a expliqué qu’il avait démissionné pendant cette réunion, après avoir été provoqué et énervé (transcription, vol. 4, à la page 118). Plus tard, il a expliqué que la réunion avait été la goutte qui avait dépassé le verre, et qu’il avait décidé de remercier le ministre et de lui dire qu’il ne pouvait plus continuer à travailler sous ces conditions-là (transcription, vol. 5, à la page 6). Ces dires ont essentiellement été corroborés par M. Njegus, qui était présent à cette réunion. M. Njegus a témoigné que M. Kljajic était frustré par le manque de soutien qu’il recevait du ministre et des autres membres, à un point tel qu’il s’est fâché, a perdu maîtrise de lui-même et a quitté la réunion (transcription, vol. 7, à la page 17). Plus tard, lors du contre-interrogatoire, M. Njegus a expliqué que M. Kljajic [traduction] « en avait eu assez pendant cette réunion; il n’était pas en mesure de protéger M. Andan, et c’est pourquoi il a décidé de démissionner » (transcription, vol. 7, à la page 49). Le procès-verbal de cette réunion permet de corroborer dans une certaine mesure cette version des faits, puisqu’il indique qu’une décision avait été prise de suspendre temporairement M. Andan lors de cette réunion (pièce 127, à la page 11). Cependant, tel qu’il a été souligné au paragraphe 222 ci-dessus, ce procès-verbal n’indique pas si M. Kljajic a démissionné ou a tenté de donner sa démission pendant la réunion.

[241]   Pendant les plaidoiries finales, l’avocate de M. Kljajic a donné des explications plus ou moins différentes concernant sa démission. Initialement, elle a affirmé que M. Kljajic avait démissionné en raison de son « impuissance face à la guerre qui s’éternisait », du non-respect général des règles du RS MUP et du recrutement de personnes non qualifiées. Elle a expliqué qu’il avait été contraint de démissionner pour échapper à cet « imbroglio » (transcription, vol. 10, à la page 73). Toutefois, elle a par la suite prétendu que M. Kljajic avait démissionné parce qu’il « avait accompli sa mission », soit de protéger l’école de police et de désarmer les groupes paramilitaires (transcription, vol. 10, à la page 77).

[242]   Je retiens la preuve présentée par M. Kljajic et ayant été corroborée par M. Njegus que M. Kljajic s’est fâché lors de la réunion qui a eu lieu le 9 septembre 1992. Je conviens également que sa contrariété découlait du fait qu’il n’était pas en mesure de protéger M. Andan. En outre, je conviens qu’à ce moment-là, il ressentait une insatisfaction générale, pour les motifs énoncés dans les deux paragraphes qui précèdent. Cela est corroboré par le fait qu’il a ultimement quitté le RS MUP plus tard cet automne-là, probablement après avoir reçu l’approbation de sa demande, le 3 décembre 1992, en vue de [traduction] « commencer à travailler sur le territoire de la République socialiste de Yougoslavie pour le ministère de l’Intérieur à compter du 1er janvier 1993 » (pièce 128). À mon avis, il est raisonnable de supposer, compte tenu de ce qui précède, qu’il a probablement transmis sa demande de transfert à Belgrade à un moment entre la réunion du 9 septembre 1992 et la date à laquelle il a appris que cette demande était approuvée.

[243]   Cependant les diverses raisons que M. Kljajic, ses avocates et M. Andan ont données pour expliquer sa décision de quitter le RS MUP ébranlent considérablement la crédibilité de sa position selon laquelle il n’aurait pas été en mesure de quitter cette organisation parce qu’il craignait d’être transféré dans l’armée ou d’être puni en tant que déserteur.

[244]   Contrairement à l’état mental envisagé par la jurisprudence concernant la contrainte, la preuve concernant l’état mental de M. Kljajic avant son départ du RS MUP ne reflète pas la moindre impression de coercition ou de caractère involontaire au sens moral : Ryan, précité, aux paragraphes 54 et 70; Ezokola, précité, aux paragraphes 86, 99 et 100. En effet, cette preuve n’indique aucun conflit entre sa crainte pour sa sécurité personnelle (ou celle des membres de sa famille) et sa complicité continue dans la perpétration de crimes odieux. Rien ne porte à croire que M. Kljajic était préoccupé, encore moins raisonnablement préoccupé, par l’un ou l’autre de ces aspects : Ryan, précité, au paragraphe 73. De plus, rien ne porte à croire qu’il était assujetti à un type quelconque de contrainte, encore moins une contrainte pouvant atteindre le niveau nécessaire pour établir le caractère involontaire au sens moral : Ryan, précité, aux paragraphes 54 et 70.

[245]   En fait, la conversation interceptée entre M. Kljajic et M. Zupljanin montre que M. Kljajic considérait comme des [traduction] « traîtres » ceux qui ne souhaitaient pas contribuer à l’exécution des activités du RS MUP à Sarajevo (pièce 118, aux pages 8 et 13). Dans cette conversation interceptée, il a expressément demandé à M. Zupljanin de transmettre un ordre au nom du ministre et de lui-même (M. Kljajic) selon lequel les récalcitrants seraient tenus de se présenter à Sarajevo [traduction] « dans les prochaines 24 heures ». Plus tard au cours de cette conversation, M. Kljajic a décliné une invitation à une partie de pêche parce qu’il ne voulait pas être [traduction] « perçu comme une poule mouillée » qui manquait à son devoir (pièce 118, à la page 13).

[246]   Outre l’absence de tout témoignage convaincant ou de tout autre élément de preuve venant étayer l’argument de contrainte avancé par M. Kljajic, rien ne prouve que celui-ci eût été menacé ou contraint par qui que ce soit et de quelque façon que ce soit avant juillet 1992, ni qu’il avait envisagé de quitter le RS MUP avant le 9 septembre de cette année-là : Rogan, précitée, au paragraphe 414. Entre-temps, le RS MUP perpétrait des crimes contre l’humanité odieux, et ce, depuis avril 1992.

[247]   La preuve analysée ci-dessus démontre que M. Kljajic a probablement décidé de quitter le RS MUP pendant la réunion du 9 septembre 1992 ou peu de temps après celle-ci parce qu’il était insatisfait à plusieurs égards; le sort des victimes des crimes contre l’humanité qui était perpétrés par le RS MUP ne faisait toutefois pas partie de ses préoccupations. La preuve démontre également qu’il a effectivement fini par quitter cette organisation un peu plus tard cet automne-là, probablement après avoir reçu l’approbation de sa demande de transfert au ministère de l’Intérieur yougoslave, à Belgrade.

[248]   Je souligne en passant que la décision de M. Kljajic de démissionner du RS MUP, après s’être fâché lors d’une réunion, cadrait avec son modus operandi antérieur (en février 1992), lorsqu’il a indiqué qu’il entendait démissionner du SRBiH MUP à moins qu’un nouveau MUP serbe soit mis en place [traduction] « dans les sept jours ».

[249]   Les allégations de M. Kljajic selon lesquelles il aurait craint le ministre Stanisic sont contredites par le fait que, d’après son propre témoignage, il ne s’est effectivement pas présenté au travail pour le MUP de la Yougoslavie, comme il avait été autorisé à faire selon l’approbation qu’il avait reçue le 3 décembre 1992. Il affirme plutôt être devenu avocat peu de temps après son arrivée à Belgrade. Il n’a pas prétendu avoir été préoccupé par les éventuelles représailles qu’il aurait pu subir en raison du choix qu’il avait fait, au lieu de se présenter au travail conformément à l’autorisation qu’on lui avait accordée. Il n’a pas non plus allégué que lui ou l’un des membres de sa famille avait subi de telles conséquences, que ce soit après son arrivée à Belgrade ou avant celle-ci alors qu’il se trouvait toujours en Bosnie, après sa prétendue démission du RS MUP.

[250]   De même, il est clair qu’il n’était pas préoccupé par la possibilité d’être arrêté ou de subir des conséquences défavorables, que ce soit aux mains du ministre ou d’autres personnes (y compris les guêpes jaunes), lorsqu’il est retourné à Bijeljina au moins trois fois pour des raisons personnelles entre janvier 1993 et le moment de son départ au Canada (transcription, vol. 5, aux pages 41, 42 et 63). Rien ne prouve qu’il ait effectivement éprouvé des problèmes à l’une ou l’autre de ces occasions.

[251]   De même, il a conduit de Bijeljina à Belgrade à maintes occasions au milieu de l’année 1992, après avoir déménagé à Bijeljina (transcription, vol. 5, à la page 63). Il est clair qu’il ne semblait pas préoccupé outre mesure par sa sécurité personnelle à Bijeljina, du moins, pas au point de saisir l’occasion de rester à Belgrade pour échapper à la situation qui régnait au sein de la RS : Ryan, précité, au paragraphe 65; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2018 CF 947, [2019] 1 R.C.F. 652, au paragraphe 184; Rogan, précitée, au paragraphe 415; Equizabal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 514, [1994] A.C.F. no 897 (QL) (C.A.), au paragraphe 16. Il a procédé ainsi en sachant qu’environ 15 000 musulmans avaient cherché refuge de ce côté de la frontière entre la RS et la Serbie, ce qui semblait indiquer une perception générale selon laquelle cet endroit était sécuritaire, du moins plus sécuritaire que dans la RS (pièce 121, à la page 6).

[252]   À la lumière de tous les éléments de preuve analysés ci-dessus, j’estime que M. Kljajic n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait agi sous la contrainte, au sens où ce concept est interprété dans la jurisprudence : voir les paragraphes 167 et 168 ci-dessus. Il n’a pas établi que sa complicité à l’égard des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par le RS MUP était moralement « involontaire ».

[253]   En somme, M. Kljajic n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que lui ou l’un des membres de sa famille avaient fait l’objet de menaces de mort ou de lésions corporelles, explicites ou implicites dans le but de le contraindre à commettre des crimes contre l’humanité. Il n’a pas non plus établi qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’on donnerait suite à de telles menaces. En outre, il n’a pas démontré qu’il n’y avait aucun moyen de s’en sortir sans danger, particulièrement lorsqu’il a traversé la frontière serbe à l’instar des milliers de musulmans qui ont fui pour échapper aux crimes qui étaient perpétrés à leur endroit. De plus, il n’a pas établi qu’il y avait une quelconque proportionnalité entre les crimes perpétrés dont il était complice et le risque d’être envoyé aux lignes de front ou encore d’être emprisonné pour avoir [traduction] « déserté » ou pour avoir désobéi aux ordres. Enfin, je conclus que, au moment où il s’est joint volontairement au RS MUP, il devait certainement savoir qu’il serait exposé au risque d’être contraint d’obéir aux ordres et de demeurer au sein de l’organisation, deux points sur lesquels il se fonde maintenant pour invoquer cette défense : Ryan, précité, aux paragraphes 55, 75 et 80.

[254]   Étant donné que M. Kljajic n’a pas démontré qu’il a agi sous la contrainte lorsqu’il a fait une contribution significative, consciente et volontaire aux crimes du RS MUP, et compte tenu du fait qu’il s’est joint volontairement (et avec enthousiasme) au RS MUP, je conclus qu’il convient d’accorder un poids positif à ce sixième facteur d’évaluation (« le mode de recrutement de la personne et la possibilité qu’elle a eue ou non de quitter l’organisation ») pour déterminer si M. Kljajic était ou non complice des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par le RS MUP.

3)         Conclusion

[255]   Pour les motifs exposés ci-dessus, j’ai accordé un poids neutre au premier des six facteurs à prendre en compte pour déterminer si M. Kljajic était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le RS MUP, et j’ai accordé un poids positif aux cinq autres facteurs. Dans cette optique, et compte tenu de l’ensemble de la preuve, je conclus qu’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était complice de ces crimes.

[256]   J’entends donc accorder le jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs dans la présente instance, conformément à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[257]   M. Kljajic prétend que notre Cour devrait déduire du fait qu’il n’a jamais été poursuivi en justice devant le TPIY — en dépit du fait qu’il ait été interrogé sur une période de plusieurs jours par des représentants du bureau du procureur du TPIY — qu’il n’était pas complice des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par le RS MUP. Cependant, contrairement à la preuve nécessaire pour obtenir une déclaration de culpabilité selon la norme de preuve criminelle (hors de tout doute raisonnable), la preuve nécessaire pour appuyer une conclusion affirmative aux termes de l’alinéa 35(1)a) est simplement une preuve qui fournit des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était complice de ces crimes. Par conséquent, le fait qu’il n’ait jamais été poursuivi en justice devant le TPIY ne sous-entend pas qu’il n’y a aucun motif raisonnable de croire qu’il était complice des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par le RS MUP pendant qu’il occupait le poste de sous-secrétaire au sein de cette organisation, entre avril 1992 et l’automne de la même année.

[258]   Je reconnais que M. Kljajic a tenté en vain de persuader le ministre et les autres membres de faire en sorte que le RS MUP délaisse ses activités de [traduction] « combat » pendant l’été 1992 pour se concentrer sur les fonctions relatives au [traduction] « maintien de l’ordre ». M. Nielsen est d’avis qu’il s’agit là d’une preuve supplémentaire du fait que M. Kljajic avait son mot à dire dans les décisions stratégiques de haut niveau. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire qu’une personne soit d’accord avec tous les moyens par lesquels un ministère a commis ses crimes contre l’humanité. Pour déterminer qu’une personne était complice de tels crimes, il suffit qu’elle ait volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration de ces crimes par un gouvernement ou un ministère ou à la réalisation du dessein criminel de celui-ci : Ezokola, précité, aux paragraphes 8, 87 et 89.

IX.       Conclusions

[259]   Pour les motifs énoncés à la partie VIII.A. ci-dessus, je suis arrivé à la conclusion que M. Kljajic est devenu résident permanent du Canada par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR. J’ai également conclu que, parce qu’il avait le statut de résident permanent, M. Kljajic a ensuite obtenu la citoyenneté canadienne.

[260]   Par conséquent, aux termes de l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, il est présumé que M. Kljajic a obtenu sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR.

[261]   Pour les motifs énoncés à la partie VIII.B ci-dessus, j’ai conclu que M. Kljajic est interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. En bref, il y a des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic occupait un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement, à savoir le gouvernement de la RS, qui a commis des crimes contre l’humanité au sens des paragraphes 6(3) à 6(5) de la LCHCG.

[262]   Pour les motifs énoncés à la Part VIII.C ci-dessus, j’ai conclu que M. Kljajic est interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. En résumé, il y a des motifs raisonnables de croire que M. Kljajic était complice de crimes contre l’humanité, comme le prévoit l’article 6 de la LCHCG, qui ont été perpétrés par le RS MUP à l’encontre de civils non serbes.

[263]   Vu ce qui précède, je vais rendre les jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs, mais avec certaines modifications.

X.        Question à certifier

[264]   Au terme de la présente instance, les parties ont convenu que la résolution des trois principales questions en litige soulevées en l’espèce repose en grande partie sur les faits, et que, par conséquent aucune question grave de portée générale ne découle de ces faits et questions en litige. Je suis d’accord. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée aux termes de l’article 10.7 de la Loi sur la citoyenneté.

[265]   Je tiens simplement à ajouter en passant que les demandeurs ont établi leur position initiale en déclarant que, si je devais être d’accord avec l’un des arguments juridiques avancés par le défendeur, ils souhaiteraient faire certifier une question sur ce point. Étant donné que je n’étais pas d’accord avec cet argument, et comme je n’estime pas qu’il comprenne une question grave de portée générale, je suis d’accord avec les positions initiales des parties selon lesquelles aucune question grave de portée générale ne découle des faits et questions en litige en l’espèce.

XI.       Dépens

[266]   Au début et à la fin de la présente instance, il a été demandé aux parties de s’entendre sur les dépens qui devraient être versés à la partie ayant obtenu gain de cause. Par voie de lettres datées du 26 février 2020 et du 27 février 2020, les demandeurs et le défendeur, respectivement, se sont entendus sur un montant global de 20 850 $ pour les honoraires d’avocat et de 6 326,72 $ pour les débours, correspondant à un montant total de 27 176,72 $ devant être versé à la partie ayant obtenu gain de cause. Cependant, le demandeur a demandé à ce qu’il soit tenu de payer uniquement le tiers de cette somme, dans l’éventualité où il aurait obtenu gain de cause à l’égard de l’une des trois principales questions en litige.

[267]   Étant donné que j’ai tranché en faveur des demandeurs en lien avec chacune de ces trois questions, j’accorderai le plein montant des dépens, soit 27 176,72 $, en faveur des demandeurs.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1336-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         Les jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs dans la présente instance seront rendus, mais avec certaines modifications en vue de refléter plus fidèlement le libellé législatif et les faits auxquels j’ai conclu. Par conséquent, la Cour déclare ce qui suit :

i.          M. Kljajic est devenu résident permanent du Canada au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR. Ayant le statut de résident permanent, M. Kljajic a ensuite obtenu la citoyenneté canadienne.

ii.         Aux termes du paragraphe 10.1(1) et de l’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté, M. Kljajic a obtenu sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant un fait visé à l’article 35 de la LIPR.

iii.        Aux termes du paragraphe 10.5(1) de la Loi sur la citoyenneté, M. Kljajic est interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, car il existe des motifs raisonnables de croire qu’il occupait un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement, à savoir le gouvernement de la Republika Srbpska, qui, de l’avis du ministre, a perpétré des crimes contre l’humanité au sens des paragraphes 6(3) à 6(5) de la LCHCG;

iv.        Aux termes du paragraphe 10.5(1), M. Kljajic est interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, car il y a des motifs raisonnables de croire qu’il était complice de crimes contre l’humanité, comme le prévoit l’article 6 de la LCHCG, qui ont été perpétrés à l’extérieur du Canada contre des civils non serbes par le ministère de l’Intérieur de la Republika Srbpska.

2.         Des dépens de 20 850 $ en honoraires d’avocat et de 6 326,72 $ en débours sont adjugés aux demandeurs, pour un total de 27 176,72 $.

3.         Aucune question grave de portée générale ne découle des faits et des questions en litige en l’espèce.


ANNEXE 1 – Lois applicables

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, selon le libellé de 1995 et de 1999 :

7. […]

(3.76) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article

« crime contre l’humanité » Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes — qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration — et d’autre part, soit constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

« crime de guerre » Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé international — qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration — et constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel applicable à de tels conflits

« droit international conventionnel » Conventions, traités et autres ententes internationales en vigueur auxquels le Canada est partie, ou qu’il a accepté d’appliquer dans un conflit armé auquel il participe.

(3.77) Sont assimilés à un fait, aux définitions de « crime contre l’humanité » et « crime de guerre », au paragraphe 3.76, la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard du fait.

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, paragraphe 6(3) :

6 […]

Définitions 

(3) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.      

« crime contre l’humanité » Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (crime against humanity)  

« génocide » Fait — acte ou omission — commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe identifiable de personnes et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un génocide selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (genocide)

« crime de guerre » Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un crime de guerre selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel applicables à ces conflits, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (war crime)

 

 



[1] Les dispositions de la Loi sur la citoyenneté qui se rapportent à la révocation de la citoyenneté sont de nature procédurale : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138, [2001] A.C.F. no 286 (QL), au par. 121.

[2] J'admets que l’arrêt Kanagendren, précité, portait sur l’alinéa 34(1)f), qui concerne l’interdiction de territoire pour raison de sécurité, tandis que l’alinéa 35(1)b) concerne l’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux.

[3] Ce rapport a été décrit par un haut fonctionnaire du RS MUP comme étant [traduction] « le seul rapport ministériel annuel admis sans réserve » : rapport de M. Nielsen, à la note de bas de page 353.

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