Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

IMM-4154-19

2020 CF 689

Lotfi Abdulrahman Ahmed Bafakih, Suaad Bafakih, Abdulrahman Lot Bafakih, Ahmed Bafakih (demandeurs)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Bafakih c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Russell—Toronto, 26 février; Ottawa, 15 juin 2020.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a annulé une décision antérieure sur le statut de réfugié en application de l’art. 109(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) en raison de la présentation erronée des faits — Les demandeurs sont quatre membres d’une famille citoyens du Yémen — Ils se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention, en tant que citoyens du Yémen — Au moment de l’audience d’annulation, les parents étaient divorcés et vivaient à l’étranger — Le défendeur a reçu des documents concernant l’identité des parents au Kenya, ce qui a éveillé les soupçons du défendeur puisque les demandeurs n’avaient déclaré aucun lien avec le Kenya — Le défendeur a institué une demande d’annulation, alléguant que les demandeurs avaient fait une présentation erronée de faits importants ou avaient dissimulé des faits importants dans leur demande d’asile, ce qui avait empêché le tribunal initial de mener une analyse approfondie de l’identité des demandeurs et de leur crédibilité; que ni l’un ni l’autre des parents n’avait mentionné de liens avec le Kenya — Les parents demandeurs ont fait valoir qu’ils avaient demandé des cartes d’identité du Kenya avant de venir au Canada, mais qu’ils ne les avaient jamais reçues — Ils ont soulevé trois questions fondamentales à l’égard de la décision d’annuler leurs demandes d’asile — Ils ont affirmé que la SPR : 1) s’est appuyée sur des éléments de preuves douteux et non crédibles fournis par le Kenya; 2) a tiré trois conclusions factuelles qui n’étaient pas fondées sur les éléments de preuve; et 3) a tiré une conclusion déraisonnable en décidant qu’il y avait eu une présentation erronée sur un fait important — Le défendeur a fait valoir notamment que les demandeurs ont dissimulé des faits importants et que cela a empêché la SPR d’évaluer le Kenya en tant que pays de référence possible; qu’il n’était pas question, dans la décision de la SPR d’annuler la demande, de savoir si les demandeurs avaient effectivement la citoyenneté kenyane, mais plutôt de savoir s’ils avaient dissimulé des renseignements en lien avec une possible citoyenneté kenyane — Il s’agissait de savoir si la SPR s’est fondée sur des éléments de preuve qui n’étaient pas dignes de foi fournis par le Kenya; si la SPR a tiré des conclusions de fait qui ne tenaient pas compte des éléments de preuve; et si la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une présentation erronée sur un fait important était raisonnable — Les présentations erronées faites directement ou indirectement sur lesquelles s’est fondée la SPR étaient qu’en 1999, le demandeur principal était probablement inscrit en tant que ressortissant kényan et que ses parents sont nés au Kenya La SPR a affirmé que l’asile au Canada aurait pu être refusé aux demandeurs parce qu’ils avaient le droit d’aller au Kenya Toutefois, rien n’indiquait que les demandeurs avaient le droit d’aller dans ce pays Les éléments de preuve indiquaient seulement que le Kenya était un pays de référence possible qui aurait pu être examiné lors de leur demande d’asile — L’approche de la SPR était fondamentalement déficiente et reposait sur une erreur de logique — Si un éventuel lien que les demandeurs avaient avec le Kenya en 1999 ne leur a pas permis d’obtenir la citoyenneté kenyane, alors il n’y a pas eu de présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ni de réticence sur ce fait — L’art. 109 de la LIPR obligeait le défendeur à prouver que le défaut des demandeurs de mentionner d’éventuels liens avec le Kenya en 1999 a mené à une décision résultant directement ou indirectement de la réticence sur cette information — Il n’y avait aucune preuve selon laquelle les demandeurs avaient droit à la citoyenneté kenyane ou selon laquelle la SPR aurait pu examiner le Kenya en tant que pays de référence possible — Il n’y avait également aucune preuve que les demandeurs ont fait une présentation erronée — Selon l’art. 109(1) de la LIPR, le droit d’asile ne peut être annulé que si la SPR conclut que la décision résulte, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait, ce qui n’était pas le cas dans la présente affaire — Demande accueillie.

  Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a annulé une décision antérieure sur le statut de réfugié en application du paragraphe 109(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) en raison de la présentation erronée des faits.

  Les demandeurs sont quatre citoyens du Yémen. Le père et la mère sont nés au Yémen, ils se sont mariés au Yémen, mais ont divorcé. Au moment de l’audience d’annulation, le père vivait en Arabie saoudite à titre de résident temporaire, tandis que la mère vivait temporairement en Malaisie avec deux des enfants du couple. Les parents demandeurs ont cinq enfants, mais seuls deux d’entre eux étaient inclus dans leur demande d’asile initiale et dans la demande d’annulation. L’un de leur fils demandeur vit actuellement aux États-Unis tandis que l’autre fils inclus dans la demande d’asile se trouve actuellement au Canada sans statut. Les quatre demandeurs sont arrivés au Canada en 1998 et ont demandé l’asile. Un an plus tard, ils se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention, en tant que citoyens du Yémen. Par la suite, le défendeur a saisi un envoi de documents destiné aux demandeurs, en provenance des États-Unis. Cet envoi comprenait des cartes d’identité sur lesquelles il était indiqué que les parents demandeurs étaient nés à Mombasa, au Kenya. Cela a éveillé les soupçons du défendeur puisque les demandeurs n’avaient déclaré aucun lien avec le Kenya dans leurs demandes d’asile. En 2000, le défendeur a demandé au gouvernement kenyan de lui fournir certains dossiers d’identité des parents demandeurs, ce que les autorités kenyanes ont fait. Compte tenu de ces nouveaux renseignements, le défendeur a décidé d’annuler la décision antérieure d’accorder le statut de réfugié aux demandeurs. N’ayant pas pu trouver les demandeurs et leur signifier la demande d’annulation, le défendeur n’a pas pu annuler leur statut de réfugié, et il a par conséquent abandonné la demande d’annulation. Le dossier d’annulation a été réactivé dix ans après, lorsque l’un des fils, qui avait le statut de réfugié, est entré au Canada en novembre 2017. Selon la demande d’annulation, signifiée au fils, les demandeurs avaient fait une présentation erronée de faits importants ou avaient dissimulé des faits importants en 1999, ce qui « avait empêché le tribunal initial de mener une analyse approfondie de l’identité des demandeurs et de leur crédibilité ». Ni l’un ni l’autre des parents n’avait mentionné de visites au Kenya ou de liens avec ce pays. Cependant, d’après la correspondance biométrique et les formulaires de demande fournis par les autorités kenyanes, le Kenya aurait pu être un pays de référence pour la demande d’asile initiale. Par la suite, le père demandeur a révélé qu’il avait en fait fourni ses empreintes digitales et celles de son épouse à une connaissance afin d’obtenir des cartes d’identité du Kenya en 1994. Il a cependant affirmé n’avoir jamais obtenu ces cartes, ajoutant que ses efforts en ce sens n’avaient aucun lien avec la décision rendue par le Canada en 1999 de leur accorder le statut de réfugié.

  La SPR a appliqué un critère à deux volets pour la présentation erronée sous le régime du paragraphe 109(1) de la LIPR. Premièrement, elle a dû se demander s’il y avait eu une présentation erronée sur un fait important ou une réticence sur ce fait. Deuxièmement, elle a dû se demander s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve indiquant que la demande d’asile aurait néanmoins été accueillie lors de l’audience initiale. La SPR a conclu que la demande déposée par le défendeur répondait aux deux volets du critère et a accueilli la demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs.

  Les demandeurs ont soulevé trois questions fondamentales à l’égard de la décision d’annuler leurs demandes d’asile. Ils ont affirmé que la SPR : 1) s’est appuyée sur des éléments de preuves douteux et non crédibles fournis par le Kenya; 2) a tiré trois conclusions factuelles qui n’étaient pas fondées sur les éléments de preuve; et 3) a tiré une conclusion déraisonnable en décidant qu’il y avait eu une présentation erronée sur un fait important. Pour sa part, le défendeur a fait valoir notamment que les demandeurs ont dissimulé des faits importants et que cela a empêché la SPR d’évaluer le Kenya en tant que pays de référence possible. Il a prétendu qu’il n’était pas question, dans la décision de la SPR d’annuler la demande, de savoir si les demandeurs avaient effectivement la citoyenneté kenyane, mais plutôt de savoir s’ils avaient dissimulé des renseignements en lien avec une possible citoyenneté kenyane.

  Il s’agissait de savoir si la SPR s’est fondée sur des éléments de preuve qui n’étaient pas dignes de foi fournis par le Kenya; si la SPR a tiré des conclusions de fait qui ne tenaient pas compte des éléments de preuve; et si la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une présentation erronée sur un fait important était raisonnable.

Jugement : la demande doit être accueillie.

  Les présentations erronées faites directement ou indirectement sur lesquelles s’est fondée la SPR étaient qu’en 1999, le demandeur principal était probablement inscrit en tant que ressortissant kényan et que ses parents sont nés au Kenya. La SPR a conclu qu’en omettant ces faits, les demandeurs l’ont empêchée d’examiner le Kenya en tant que « pays de référence possible » dans les demandes d’asile qu’ils ont déposées en 1999 et qui leur ont permis d’obtenir le statut de réfugié au Canada. Ainsi, du moins en théorie, l’asile au Canada aurait pu être refusé aux demandeurs parce qu’ils avaient le droit d’aller au Kenya. Toutefois, rien n’indiquait que les demandeurs avaient le droit d’aller dans ce pays. Au mieux, les éléments de preuve indiquaient seulement que le Kenya était un pays de référence possible qui aurait pu être examiné lors de leur demande d’asile, et qu’il se peut que les demandeurs n’aient pas été crédibles à l’époque. La SPR a refusé catégoriquement de statuer sur l’existence d’un fondement juridique pour considérer que le Kenya était un pays de « nationalité potentiel » pour les demandeurs. La SPR n’a pas conclu que le Kenya était ou n’était pas un pays de référence, mais elle a conclu que c’était un « pays de référence potentiel » que les demandeurs auraient dû mentionner et que cette omission a fait obstacle à certaines questions qui auraient pu déboucher sur le rejet de leur demande d’asile. Cette approche de la SPR était fondamentalement déficiente et reposait sur une erreur de logique. Si un éventuel lien que les demandeurs avaient avec le Kenya en 1999 ne leur a pas permis d’obtenir la citoyenneté kenyane, alors il n’y a pas eu de présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ni de réticence sur ce fait. Si le tribunal de 1999 n’a pas eu la possibilité de poser certaines questions, cela ne signifie pas, conformément au paragraphe 109(1) de la LIPR, que la décision de 1999 a « résult[é] », en l’espèce, de « réticence sur » « un fait important quant à un objet pertinent ». Si le Kenya n’était pas, dans les faits, un autre refuge possible pour les demandeurs, alors il n’y a eu aucune réticence sur un fait important qui aurait pu, directement ou indirectement, mener à la décision de leur octroyer le statut de réfugié à l’époque.

  L’article 109 de la LIPR obligeait le défendeur à prouver que le défaut des demandeurs de mentionner d’éventuels liens avec le Kenya en 1999 a mené à une décision résultant directement ou indirectement de la réticence sur cette information. En l’espèce, la SPR a affirmé seulement que le défaut des demandeurs de mentionner le Kenya aurait « potentiellement » pu résulter d’une réticence sur des faits « potentiellement » importants. Cependant, l’article 109 obligeait la SPR à conclure que la décision de 1999 était une décision « résultant » d’une réticence sur des faits importants et non, comme l’a conclu la SPR, que la divulgation de certains faits « aurait provoqué une enquête beaucoup plus poussée quant à ce dossier. Même si on utilise le critère proposé par le défendeur (c’est-à-dire que le « tribunal de la SPR aurait pu examiner le Kenya en tant que pays de référence possible »), le défendeur n’a fourni aucune preuve selon laquelle les demandeurs avaient droit à la citoyenneté kenyane ou selon laquelle la SPR aurait pu examiner le Kenya en tant que pays de référence possible. Le dossier n’apportait aucune preuve que les demandeurs ont fait une présentation erronée. Selon le paragraphe 109(1) de la LIPR, le droit d’asile ne peut être annulé que si la SPR conclut que « la décision [...] résult[e], directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait ».

  En outre, le commissaire a semblé confondre le paragraphe 109 (1) et l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Cependant, ces deux dispositions ont des libellés complètement différents. Le défendeur n’a pas démontré en quoi le défaut des demandeurs de mentionner leurs liens avec le Kenya constituait l’omission d’un « objet pertinent » dont a « résulté » la décision au sujet des demandes d’asile. Il serait déraisonnable et inique que le défendeur puisse simplement demander l’annulation du statut de réfugié en raison d’une omission innocente, et non déraisonnable, dont le défendeur n’a pas prouvé l’importance quant à l’octroi du statut de réfugié et qui a seulement enlevé la possibilité de poser certaines questions dont le défendeur n’a pas prouvé qu’elles auraient pu mener au refus du statut de réfugié.

En conclusion, la décision a été annulée et l’affaire a été renvoyée pour réexamen par un tribunal de la SPR constitué différemment. Enfin, une question concernant l’annulation d’une décision d’accorder le statut de réfugié en vertu du paragraphe 109(1) de la LIPR a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 40, 72(1), 109.

Kenya Subsidiary Legislation de 1963.

Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, règle 42(1).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3, arts. 12(1), 14(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 R.C.F. 360; Zheng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 619.

DÉCISIONS CITÉES :

Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66; Mella c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (X (Re), 2019 CanLII 143434 (C.I.S.R.)) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a annulé une décision antérieure en application du paragraphe 109(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en raison de la présentation erronée des faits. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Ashley Fisch pour les demandeurs.

Kevin Doyle pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Kaminker & Associates, Toronto, pour les demandeurs.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

                Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

                Le juge Russell :

I.          Introduction

[1]        La Cour est saisie d’une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) le 28 mai 2019 [X (Re), 2019 CanLII 143434 (C.I.S.R.) (la décision). Dans cette décision, la Section de la protection des réfugiés a annulé une décision antérieure en application du paragraphe 109(1) de la LIPR, en raison de la présentation de faits erronés.

II.         Contexte

[2]        Les demandeurs sont quatre citoyens du Yémen. Le père, Lotfi Abdulrahman Ahmed Bafakih, et la mère, Suaad Bafakih, sont nés au Yémen. Ils se sont mariés au Yémen en 1990, mais ont divorcé en 2017. Au moment de l’audience d’annulation, Lotfi vivait en Arabie saoudite à titre de résident temporaire, tandis que Suaad vivait temporairement en Malaisie avec deux des enfants du couple.

[3]        Lotfi et Suaad ont cinq enfants, mais seuls deux d’entre eux étaient inclus dans leur demande d’asile initiale et dans cette demande d’annulation. Leur fils Abdulrahman, né en 1992, vit actuellement aux États-Unis. L’autre fils inclus dans la demande d’asile, Ahmed, est né en 1996 et se trouve actuellement au Canada sans statut.

[4]        Les quatre demandeurs sont arrivés au Canada en 1998. Ils ont obtenu l’asile en se fondant sur des allégations faites par Maryam Bafakih, la sœur de Lotfi, dans sa propre demande d’asile. Maryam affirmait avoir été harcelée par un important politicien yéménite qui avait tenté de la forcer à se marier en 1996. Maryam ayant refusé d’obéir à ce politicien yéménite, celui-ci a alors harcelé la famille Bafakih et fait emprisonner Lotfi sur la base de fausses accusations. Le 9 juin 1999, les demandeurs ont obtenu le statut de réfugié sur la base de leur demande d’asile à l’égard du Yémen.

[5]        Moins d’un an plus tard, le ministre a saisi un envoi de documents destiné aux demandeurs, en provenance des États-Unis. Cet envoi comprenait des cartes d’identité sur lesquelles il était indiqué que Lotfi et Suaad étaient nés à Mombasa, au Kenya. Cela a éveillé les soupçons du ministre puisque les demandeurs n’avaient déclaré aucun lien avec le Kenya dans leurs demandes d’asile.

[6]        Le 27 avril 2000, le ministre a demandé au gouvernement kenyan de lui fournir les dossiers biométriques de Lotfi et de Suaad. Le 3 mai 2000, le bureau national de l’état civil du bureau du président du Kenya a envoyé une lettre dans laquelle il confirmait que les empreintes digitales fournies par les autorités canadiennes correspondaient aux dossiers de « Lutfy Abdulrahman » et de « Suad Mohammed Salim », deux personnes portant des noms semblables. La lettre était accompagnée de copies des empreintes digitales et on pouvait y lire que [traduction] « cela confirme que les suspects sont des ressortissants kenyans enregistrés ». Les autorités kenyanes ont également fourni des demandes déposées par ces personnes portant le même nom en vue d’obtenir des cartes nationales d’identité, appelées Kitambulisho. Dans leurs demandes de cartes d’identité, les demandeurs ont déclaré qu’ils vivaient à Mombasa, au Kenya. Ils ont également attesté que toute l’information était exacte.

[7]        Compte tenu de ces nouveaux renseignements, le ministre a décidé d’annuler la décision antérieure d’accorder le statut de réfugié aux demandeurs. Le ministre a tenté de retrouver les demandeurs au Canada, sans succès. N’ayant pas pu trouver les demandeurs et leur signifier la demande d’annulation, le ministre n’a pas pu annuler leur statut de réfugié. Il a par conséquent abandonné la demande d’annulation en 2006.

[8]        Le dossier d’annulation a été, pour reprendre le terme employé par la Section de la protection des réfugiés, [traduction] « réactivé » plus de dix ans après, lorsqu’Ahmed est entré au Canada en novembre 2017. Ahmed a indiqué que son père, Lotfi, était en Arabie saoudite et que sa mère se trouvait en Égypte, tandis que son frère Abdulrahman était aux États-Unis. Il a fourni une adresse à Toronto qui a permis au ministre de lui signifier la demande d’annulation datée du 11 mai 2018.

[9]        Selon la demande d’annulation, les demandeurs avaient fait une présentation erronée de faits importants ou avaient dissimulé des faits importants en 1999, ce qui [traduction] « avait empêché le tribunal initial de mener une analyse approfondie de l’identité des demandeurs et de leur crédibilité ». Ni l’un ni l’autre des parents n’avait mentionné de visites au Kenya ou de liens avec ce pays. Cependant, d’après la correspondance biométrique et les formulaires de demande fournis par les autorités kenyanes, le Kenya aurait pu être un pays de référence pour la demande d’asile initiale.

[10]      En 2019, Lotfi a révélé qu’il avait en fait fourni ses empreintes digitales et celles de Suaad à une connaissance, Najib Abdulillah, afin d’obtenir des cartes d’identité du Kenya en 1994. Il a cependant affirmé n’avoir jamais obtenu ces cartes, ajoutant que ses efforts en ce sens n’avaient aucun lien avec la décision rendue par le Canada en 1999.

III.        Décision faisant l’objet du contrôle

[11]      Le 12 juin 2019, la Section de la protection des réfugiés a accueilli la demande du ministre.

[12]      La Section de la protection des réfugiés a fait remarquer que le paragraphe 109(1) de la LIPR établit un critère à deux volets pour la présentation erronée sur un fait important. Premièrement, la Section de la protection des réfugiés doit se demander s’il y a eu une présentation erronée sur un fait important ou une réticence sur ce fait. Deuxièmement, elle doit se demander s’il y a suffisamment d’éléments de preuve indiquant que la demande d’asile aurait néanmoins été accueillie lors de l’audience initiale. La Section de la protection des réfugiés a conclu que la demande déposée par le ministre répondait aux deux volets du critère et a accueilli la demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs.

[13]      En ce qui concerne la présentation erronée, la Section de la protection des réfugiés a noté qu’il n’était pas contesté que les demandeurs n’avaient dévoilé absolument aucun lien avec le Kenya dans leur demande de 1999. Ils n’avaient pas indiqué qu’ils avaient tenté d’obtenir des cartes d’identité du Kenya en 1994, ni que les deux parents de Lotfi étaient nés au Kenya. La Section de la protection des réfugiés s’est penchée sur les explications fournies par les demandeurs au sujet de ces omissions, mais les a rejetées.

[14]      Pour ce qui est de savoir si les faits omis étaient des faits importants, il existait [traduction] « des preuves » que les demandeurs auraient pu obtenir la citoyenneté kenyane par filiation. La Section de la protection des réfugiés a noté [à la page 4] que  « l’existence de pays  de référence potentiels et les tentatives d’obtenir la citoyenneté de  pays de référence potentiels [...] vont au cœur même de l’asile » et que les demandeurs avaient caché tous les renseignements concernant leurs liens avec le Kenya. La Section de la protection des réfugiés a également conclu que les tentatives d’obtenir des documents d’identité du Kenya auraient éveillé les soupçons du tribunal initial et auraient pu donner lieu à un interrogatoire plus poussé au sujet d’une éventuelle nationalité kenyane ou de la crédibilité des demandeurs.

[15]      La Section de la protection des réfugiés a ensuite examiné divers éléments de preuve. Après avoir conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles puisqu’ils avaient dissimulé de l’information, la Section de la protection des réfugiés a examiné l’argument selon lequel les documents fournis par le gouvernement kenyan n’étaient pas fiables. Elle a privilégié les documents du Yémen, d’après lesquels Lotfi et Suaad étaient nés au Yémen et non au Kenya. Toutefois, elle a également accepté les données biométriques qui prouvaient que Lotfi et Suaad avaient tenté d’obtenir des cartes d’identité du Kenya et qu’ils avaient pour cela fourni leurs empreintes digitales. En outre, même s’il était peut être « illicite » de tenter d’obtenir les cartes d’identité, la Section de la protection des réfugiés a conclu [à la page 6] que  cela  « ne signifie pas qu’il n’avait  pas  droit à un autre titre d’obtenir ces documents  par des moyens et pour des raisons authentiques et légitimes ».

[16]      Les demandeurs ont soumis une lettre envoyée en 2019 par un ministère kenyan au moyen d’une adresse « Gmail », dans laquelle il était écrit [à la page 7] que Lotfi n’est  « [traduction] [p]robablement pas un des nôtres »; la Section de la protection des réfugiés a estimé que cette lettre n’était pas fiable. Elle a affirmé que même si elle acceptait la lettre de 2019, celle-ci n’aidait pas les demandeurs puisqu’ils avaient dissimulé des renseignements importants.

[17]      Enfin, la Section de la protection des réfugiés a examiné le deuxième volet du critère afin de déterminer si les éléments de preuve auraient été suffisants pour accueillir la demande de 1999 en dépit de la réticence sur des faits importants. Étant donné que le Kenya n’y était absolument pas mentionné, le tribunal de 1999 ne pouvait pas évaluer ce pays en tant que pays de référence. Les enfants étant liés par les fausses représentations de leurs parents, la Section de la protection des réfugiés a conclu à l’annulation du statut de réfugié de chacun des quatre demandeurs.

IV.       QUESTIONS EN LITIGE

[18]      Voici les questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire :

1.  La Section de la protection des réfugiés s’est-elle fondée sur des éléments de preuve qui ne sont pas dignes de foi fournis par le Kenya?

2.  La Section de la protection des réfugiés a-t-elle tiré des conclusions de fait qui ne tenaient pas compte des éléments de preuve?

3.  La conclusion de la Section de la protection des réfugiés quant à l’existence d’une présentation erronée sur un fait important était-elle raisonnable?

V.        Norme de contrôle

[19]      La présente demande a été plaidée après deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada, à savoir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), et Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Toutefois, les mémoires des parties ont été fournis avant ces arrêts. Leurs observations quant à la norme de contrôle suivaient donc le cadre établi dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir). Cependant, compte tenu des circonstances de l’espèce et des directives données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 144, notre Cour a conclu qu’il n’était pas nécessaire de demander aux parties de soumettre d’autres observations écrites quant à la norme de contrôle. Dans mon examen de la demande, j’ai appliqué le cadre établi dans l’arrêt Vavilov et cela ne change ni la norme de contrôle applicable en l’espèce ni mes conclusions.

[20]      Dans l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 23 à 32, la majorité a cherché à simplifier la façon dont une cour sélectionne la norme de contrôle applicable aux questions qui lui sont soumises. La majorité a rejeté l’approche contextuelle fondée sur des catégories suivie dans l’arrêt Dunsmuir, préférant partir du principe que la norme de la décision raisonnable s’applique. Toutefois, la majorité a noté que cette présomption pouvait être écartée en fonction 1) d’indications claires de la volonté du législateur de prescrire une norme de contrôle différente (Vavilov, aux paragraphes 33 à 52), et 2) de certains scénarios dans lesquels la primauté du droit exige que les cours de justice appliquent la norme de la décision correcte, notamment à l’égard des questions constitutionnelles, des questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et des questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux paragraphes 53 à 64).

[21]      En l’espèce, les demandeurs n’ont présenté aucune observation à l’égard de la norme de contrôle. Le défendeur affirme que la décision d’annulation est assujettie à un examen selon la norme de la décision raisonnable. Je partage cet avis.

[22]      Rien ne permet de réfuter la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce. L’application de la norme de la décision raisonnable à ces questions cadre également avec la jurisprudence antérieure à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov. Voir la décision Mella c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587, au paragraphe 23.

[23]      Lorsqu’une décision est examinée selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient à la question de savoir « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celleci » (Vavilov, au paragraphe 99). La raisonnabilité constitue une norme unique qui « s’adapte au contexte » (Vavilov, au paragraphe 89, citant l’arrêt Canada (Citoyenneté Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov, au paragraphe 90). Autrement dit, La Cour ne doit intervenir que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au paragraphe 100). La Cour suprême du Canada établit deux types de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : 1) le manque de logique interne du raisonnement du décideur; et 2) le caractère indéfendable « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au paragraphe 101).

VI.       Dispositions législatives

[24]      Les articles suivants de la LIPR sont pertinents à la décision :

Demande d’annulation            

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.        

Rejet de la demande               

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.      

Effet de la décision 

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.      

[25]      Les demandeurs s’appuient également sur le paragraphe 42(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (les Règles de la SPR) :

Documents originaux             

42 (1) La partie transmet à la Section l’original de tout document dont elle lui a transmis copie :  

a) sans délai, sur demande écrite de la Section;         

b) sinon, au plus tard au début de la procédure au cours de laquelle le document sera utilisé.

VII.      Thèses des parties

A.        Demandeurs

[26]      Les demandeurs soulèvent trois questions fondamentales à l’égard de la décision d’annuler leurs demandes d’asile. Ils affirment que la Section de la protection des réfugiés : 1) s’est appuyée sur des éléments de preuves douteux et non crédibles fournis par le Kenya; 2) a tiré trois conclusions factuelles qui n’étaient pas fondées sur les éléments de preuve; et 3) a tiré une conclusion déraisonnable en décidant qu’il y avait eu une présentation erronée sur un fait important.

1)         Crédibilité des éléments de preuve fournis par le Kenya

[27]      La Section de la protection des réfugiés a conclu au manque de fiabilité des documents provenant du Kenya; ces documents étaient fondés sur des renseignements que les demandeurs avaient fournis au gouvernement du Kenya. Les documents du Kenya manquaient de clarté et l’un d’eux contenait des renseignements erronés quant au mariage des demandeurs. Tous les documents indiquaient que les demandeurs étaient nés au Kenya, ce qui ne cadrait ni avec les déclarations des demandeurs ni avec leurs documents du Yémen. Ces lacunes dans les documents du Kenya ont amené la Section de la protection des réfugiés à privilégier l’information fournie par le Yémen.

[28]      Cependant, la décision d’annulation reposait uniquement sur le seul document kenyan accepté par la Section de la protection des réfugiés, à savoir une lettre adressée aux autorités canadiennes pour confirmer la correspondance biométrique avec les empreintes digitales fournies aux autorités kenyanes. Les demandeurs affirment que cette lettre aurait également dû être jugée non fiable. Ils soulignent que les autorités kenyanes n’ont fourni aucun certificat de naissance, passeport ou certificat de citoyenneté pour Lotfi ou pour Suaad. Seule une lettre du bureau du président du Kenya a été fournie. Les demandeurs font valoir que cela ne suffisait pas pour prouver qu’ils étaient ressortissants du Kenya puisqu’il n’y avait aucune preuve crédible ou digne de foi à l’appui et que l’information sous-jacente n’était qu’un [traduction] « formulaire non désigné contenant des données biographiques de base et des empreintes digitales ». Le formulaire de demande d’empreintes digitales était [traduction] « vague et illisible ». Les demandeurs affirment qu’en raison de ces problèmes quant aux documents kenyans, il n’est pas raisonnable de se fier à la correspondance biométrique.

[29]      Les demandeurs ajoutent que le ministre n’a pas été en mesure de fournir les originaux des documents transmis par les autorités kenyanes et qu’il n’a donné aucune explication à ce sujet. La Section de la protection des réfugiés s’est appuyée sur une déclaration du ministre voulant que les documents [traduction] « n’existent plus ». Les demandeurs affirment que cela va à l’encontre du paragraphe 42(1) des Règles de la SPR qui oblige les parties à fournir les documents originaux à la Section de la protection des réfugiés afin qu’ils puissent être utilisés lors de l’audience. Selon les demandeurs, ce défaut de produire les documents originaux soulève des questions quant à la crédibilité de l’ensemble du dossier du ministre et quant à la fiabilité de la lettre envoyée par le Kenya. La Section de la protection des réfugiés aurait dû tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité, comme elle le fait souvent lorsque des demandeurs ne produisent pas les documents originaux et ne donnent aucune explication à ce sujet.

[30]      Les demandeurs soulignent également que les conséquences seraient graves pour Ahmed si la demande d’annulation était accueillie; en effet, Ahmed réside actuellement au Canada sans toutefois pouvoir y obtenir de statut avant au moins cinq ans, et il ne peut aller ailleurs compte tenu de la suspension temporaire des renvois vers le Yémen.

2)         Conclusions factuelles non étayées par les éléments de preuve

[31]      Dans leurs observations, les demandeurs soulignent trois conclusions factuelles qui, selon eux, n’étaient pas fondées sur le dossier de la preuve soumis à la Section de la protection des réfugiés.

[32]      La première conclusion factuelle contestée est celle qu’a tiré la Section de la protection des réfugiés en affirmant que les parents de Lotfi, contrairement à leur fils, ont respecté l’obligation de divulgation puisqu’ils ont mentionné leurs liens avec le Kenya dans leurs propres demandes déposées antérieurement auprès du Canada. Les demandeurs notent que la Section de la protection des réfugiés ne disposait pas des documents nécessaires pour savoir ce que les grands-parents avaient divulgué dans les demandes d’asile, de résidence permanente ou de citoyenneté qu’ils avaient soumises au Canada. Ils affirment que toute conclusion quant à ce que les parents de Lotfi ont divulgué n’est que pure spéculation puisque les éléments de preuve quant à ces instances distinctes sont insuffisants.

[33]      Le deuxième point que contestent les demandeurs est que Lotfi n’a pas indiqué que ses parents étaient nés au Kenya avant la demande d’annulation de 2019. Les demandeurs soutiennent que cette conclusion repose sur des hypothèses non fondées puisque les documents précédemment fournis par Lotfi pour obtenir son visa canadien n’ont jamais été fournis à la Section de la protection des réfugiés. La Section de la protection des réfugiés n’a pas non plus obtenu les documents que Lotfi a fournis par la suite à l’appui de sa demande de résidence permanente (qui n’a pas abouti). Les demandeurs affirment qu’il est hypothétique de conclure, sans connaître le contenu de la demande de visa et de la demande de résidence permanente de Lotfi, que cette information a été fournie pour la première fois en 2019.

[34]      La troisième conclusion factuelle contestée est le fait que la Section de la protection des réfugiés a qualifié les demandeurs de [traduction] « citoyens kenyans » en 1999 alors que rien ne prouvait qu’ils avaient effectivement obtenu la citoyenneté kenyane. Cet argument, qui a été développé dans la réponse des demandeurs, sera examiné ci-dessous.

3)         Caractère déraisonnable de la conclusion de présentation erronée sur un fait important

a)         Il n’y a pas eu de présentation erronée

[35]      En ce qui concerne la question principale de la présentation erronée, les demandeurs affirment qu’il était déraisonnable de conclure que la non-divulgation de leurs liens avec le Kenya constituait une présentation erronée sur un fait important. Les demandeurs soulignent que Lotfi et Suaad n’avaient pas la citoyenneté kenyane en 1999. Ils ne pouvaient pas faire de présentation erronée quant à quelque chose qu’ils ne détenaient pas légalement. De plus, les demandeurs soutiennent qu’il leur aurait été impossible d’obtenir la citoyenneté kenyane par filiation. La Section de la protection des réfugiés ayant conclu que Lotfi et Suaad étaient en fait nés au Yémen, les demandeurs affirment qu’ils ne pouvaient pas être citoyens kenyans de naissance.

[36]      La Section de la protection des réfugiés, ayant noté que les parents de Lotfi étaient nés au Kenya et que ce fait n’avait pas été divulgué, en a conclu que cela aurait pu permettre d’obtenir la citoyenneté. Cependant, la Section de la protection des réfugiés était [traduction] « mal renseignée » puisque les grands-parents paternels de Lotfi étaient nés à l’extérieur du Kenya (avant que ce pays devienne un État indépendant) et que ses parents n’auraient donc pas pu obtenir la citoyenneté kenyane, puis la transmettre par filiation. Pour devenir citoyen en règle du Kenya, il aurait fallu que Lotfi respecte le paragraphe 1(1) de la Kenya Subsidiary Legislation (législation subordonnée du Kenya) de 1963, qui dispose qu’une personne ne peut pas devenir citoyenne du Kenya si aucun de ses deux parents n’y est né. À ce propos, les demandeurs soulignent les éléments de preuve suivants quant à leurs antécédents :

         Suaad n’avait pas droit à la citoyenneté kenyane : Suaad est uniquement yéménite et on n’a pas conclu qu’elle avait droit à la citoyenneté kenyane  la Section de la protection des réfugiés s’est plutôt concentrée sur le cas de Lotfi, le mari de Suaad.

         Asma, la mère de Lotfi, n’avait pas droit à la citoyenneté kenyane même si elle était née au Kenya : dans son affidavit, Asma a déclaré que ses deux parents étaient nés à l’extérieur du Kenya, dans le protectorat d’Arabie du Sud de l’Empire colonial britannique (ce protectorat est par la suite devenu le Yémen du Sud). Les demandeurs soutiennent qu’elle n’avait pas droit à la citoyenneté kenyane.

         Le père de Lotfi, Abdulrahman, n’avait pas droit à la citoyenneté kenyane bien qu’étant né au Kenya : les demandeurs invoquent l’affidavit d’Abdulrahman (le père de Lotfi, et non le fils de Lotfi qui porte le même nom) selon lequel il est originaire du Yémen. Le père d’Abdulrahman (c.-à-d. le grand-père paternel de Lotfi) voulait qu’il [traduction] « revienne au Yémen » après ses études. Les demandeurs affirment que la Section de la protection des réfugiés aurait dû en déduire que les parents d’Abdulrahman n’étaient pas nés au Kenya. Par conséquent, Abdulrahman n’aurait pas pu transmettre la citoyenneté kenyane à Lotfi ni à aucun autre de ses enfants.

[37]      Les demandeurs soutiennent que la Section de la protection des réfugiés avait l’obligation d’examiner la législation kenyane en matière de citoyenneté et ajoutent qu’il était déraisonnable de la part de la Section de la protection des réfugiés de prétendre que Lotfi aurait pu obtenir la citoyenneté kenyane par filiation. Ils font valoir que la Section de la protection des réfugiés n’a pas mené [traduction] « l’analyse très nuancée » qui s’imposait.

[38]      En plus de cet argument, les demandeurs soulignent que leur demande d’asile de 1999 était fondée sur la persécution de la sœur de Lotfi, Maryam, au Yémen. Maryam a elle-même déposé une demande d’asile qui a été accueillie et elle est désormais citoyenne canadienne. Les demandeurs soutiennent que suivant la logique de la Section de la protection des réfugiés dans cette demande d’annulation, Maryam aurait accès à la nationalité kenyane par filiation tout comme Lotfi, puisqu’ils sont frère et sœur. De même, les deux parents de Lotfi, Asma et Abdulrahman, sont maintenant citoyens canadiens. Les demandeurs affirment que lors des procédures d’examen des demandes d’asile, de résidence permanente et de citoyenneté déposées par les membres de la famille, le gouvernement canadien aurait pu étudier l’importance du prétendu [traduction] « accès » à la nationalité kenyane. Cependant, aucune objection n’a été formulée et la sœur ainsi que les parents de Lotfi ont obtenu la citoyenneté canadienne.

b)         S’il y a eu présentation erronée, elle ne portait pas sur un fait important

[39]      Subsidiairement, les demandeurs soutiennent que s’il y a eu présentation erronée ou omission, elle ne portait pas sur un fait important. Ils renvoient à des parties de la transcription de l’audience devant la Section de la protection des réfugiés qui montrent que Lotfi a obtenu des documents kenyans en 1994, mais dans le seul but de s’échapper du Yémen pendant la guerre civile yéménite de 1994. Cette motivation les amène à affirmer que la tentative d’obtenir illégalement des cartes d’identité du Kenya en 1994 n’était liée qu’indirectement à la demande d’asile au Canada déposée en 1999.

[40]      En outre, les documents obtenus en 1994 l’ont été illégalement, par l’entremise d’un intermédiaire, et Lotfi ne pouvait donc pas avoir droit à la citoyenneté kenyane. Les demandeurs soutiennent qu’une personne instruite comme Lotfi n’aurait pas entrepris des démarches compliquées et illégales pour obtenir des documents kenyans frauduleux en 1994 s’il pensait pouvoir obtenir légalement la citoyenneté kenyane en ayant recours à des moyens légitimes.

c)         Les deux fils étaient mineurs au moment de la demande d’asile

[41]      En plus de leurs arguments quant au caractère important d’une éventuelle présentation erronée, les demandeurs renvoient au libellé permissif du paragraphe 109(1) de la LIPR, où il est indiqué que la Section de la protection des réfugiés « peut » annuler le statut de réfugié d’une personne si elle conclut que la décision ayant accueilli la demande d’asile résulte de présentations erronées sur un fait important ou de réticence sur ce fait. Selon les demandeurs, cela suppose un pouvoir discrétionnaire que la Section de la protection des réfugiés aurait dû exercer étant donné qu’Ahmed avait deux ans au moment de la demande d’asile et n’avait aucun contrôle sur la prétendue présentation erronée. Même s’il n’y a pas d’exigence relative à la mens rea en matière de présentation erronée, les demandeurs affirment qu’il doit tout de même y avoir un « acte » coupable et, puisqu’Ahmed n’était qu’un petit enfant, on ne devrait pas conclure qu’il a fait de fausses déclarations quant à ses origines. Les demandeurs citent la Convention relative aux droits de l’enfant [20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3], où on peut lire ce qui suit :

Article 12

1.   Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.


[...]

Article 14

[...]

2.  Les États parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités.

[42]      Les demandeurs allèguent que les deux demandeurs mineurs, Ahmed et Abdulrahman, n’étaient pas en mesure de formuler et d’exprimer leur opinion à l’époque pertinente et ne devraient pas être pénalisés à cause de ce qu’ont fait leurs parents. Ils invoquent l’arrêt Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 R.C.F. 360, au paragraphe 27, dans lequel il a été indiqué, au sujet d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, que les enfants ne devraient pas être punis pour les fautes commises par leurs parents. S’appuyant sur ces principes et sur la Convention relative aux droits de l’enfant, les demandeurs affirment qu’il était déraisonnable de pénaliser Ahmed et Abdulrahman en annulant leur statut de réfugié à cause de ce qu’ont fait leurs parents.

B.        Défendeur

1)         Les conclusions quant à la fiabilité étaient raisonnables

[43]      Le défendeur affirme que l’argument avancé par les demandeurs quant aux documents du Kenya et du Yémen est fallacieux. Le gouvernement du Kenya a fourni deux types de documents. Le premier était la réponse du gouvernement kenyan à la demande des autorités canadiennes quant au statut des demandeurs au Kenya le 3 mai 2000 (page 234 du dossier certifié du tribunal). La lettre permettait de confirmer la correspondance biométrique avec les demandeurs et le fait que ces derniers étaient des ressortissants kenyans enregistrés. Le défendeur affirme que la Section de la protection des réfugiés a conclu, après avoir fait une évaluation raisonnable de ces éléments de preuve, que la correspondance biométrique était crédible et fiable.

[44]      En ce qui concerne le deuxième type de documents, il s’agissait d’autres documents kenyans fournis par les demandeurs, notamment leurs empreintes digitales et leurs formulaires de demande afin d’obtenir des cartes d’identité du Kenya. La Section de la protection des réfugiés y a relevé des incohérences et a donc privilégié le contenu des documents du Yémen pour confirmer le pays de naissance des demandeurs. Le défendeur indique que cette approche était raisonnable et ajoute qu’en fin de compte, le lieu de naissance des demandeurs n’est pas la question fondamentale. La principale conclusion de la Section de la protection des réfugiés était que les demandeurs n’ont jamais déclaré aucun lien avec le Kenya lors du traitement de leurs demandes d’asile.

[45]      En ce qui concerne le défaut du ministre de produire les documents originaux, le défendeur déclare que cette question n’a aucun rapport avec la crédibilité des données biométriques obtenues directement auprès du gouvernement kenyan.

2)         Les conclusions factuelles étaient raisonnables

[46]      Le défendeur affirme que puisque les documents concernant les parents de Lotfi n’ont pas été soumis à la Section de la protection des réfugiés, le fait que ces derniers ont divulgué des liens avec le Kenya dans leurs propres demandes n’est pas pertinent en l’espèce. En ce qui concerne la conclusion factuelle selon laquelle les demandeurs n’ont révélé leurs liens avec le Kenya qu’en 2019, voici ce que déclare le défendeur :

[traduction] […] les demandeurs n’ont apporté aucune preuve voulant qu’ils aient informé la SPR (ou tout autre tribunal ou agent d’immigration canadien), avant mai 2019, du fait que les grands-parents étaient nés au Kenya.

[47]      Le défendeur ajoute que les arguments des demandeurs reposent sur une opinion erronée voulant que la Section de la protection des réfugiés ait conclu qu’ils étaient citoyens du Kenya en 1999 lorsqu’ils ont déposé leur demande d’asile au Canada. Selon le défendeur, la Section de la protection des réfugiés ne s’est pas fondée sur une telle conclusion. Elle s’est plutôt appuyée sur deux omissions : les demandeurs « n’ont pas fait part de leur tentative d’obtenir de la documentation pour devenir citoyens du Kenya en 1994 » et « les  parents [de Lotfi] sont tous les deux nés au Kenya » [à la page 4].

3)         La conclusion quant à l’existence d’une présentation erronée sur un fait important était raisonnable

[48]      La réticence sur des faits a empêché la Section de la protection des réfugiés d’évaluer le Kenya en tant que pays de référence possible. Le défendeur renvoie à la page 8 de la décision, où il est indiqué que la non-divulgation des liens avec le Kenya aurait :

[…] dû à tout le moins soulever certains doutes à propos de ses autres documents  du Yémen à l’époque et donner lieu à d’autres enquêtes sur les faits de sa demande d’asile, à tout le moins. J’estime également que la communication du fait que le Kenya est un pays de nationalité potentiel, qu’elle ait été faite par l’intimé principal en 1994 ou le fait que ses parents sont nés au Kenya, j’estime que tout cela se serait beaucoup plus soldé par une enquête sur son cas, peut-être même une intervention ministérielle, et cela n’aurait tout simplement pas été le même type d’audition ou au même type de cas, et il y aurait eu une analyse de la question visant à savoir s’il peut obtenir ce type de nationalité et le transmettre au reste de la famille, et cela aurait été un pays de référence possible.

[49]      Le défendeur s’appuie sur la décision Zheng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 619 (Zheng), dans laquelle le demandeur n’a pas indiqué qu’il était citoyen de la Dominique lorsqu’il a présenté une demande d’asile à l’égard de la Chine. Dans la décision Zheng, la Cour a conclu que la décision d’annulation rendue par la Section de la protection des réfugiés était raisonnable puisque la réticence sur ce fait important avait empêché la Section de la protection des réfugiés d’évaluer la Dominique en tant que pays de référence.

[50]      En outre, le défendeur affirme que les arguments concernant la question de savoir si les demandeurs auraient effectivement obtenu la citoyenneté kenyane ne sont pas pertinents puisque la Section de la protection des réfugiés a raisonnablement tiré la conclusion suivante [à la page 5]:


       Il ne m’appartient pas d’analyser maintenant en mai 2019 la loi sur la citoyenneté canadienne pour le Kenya telle qu’elle était alors en 1999 ni, en tant que commissaire de la SPR en 2019, de demander [aux parties] de chercher des documents auprès de divers membres de la famille pour s’établir s’ils ont perdu leur citoyenneté kenyane et, le cas échéant, comment les intimés auraient pu l’obtenir de nouveau en 1999.

     Toute cette affaire aurait dûment traitée en 1999 si cette information avait été divulguée en bonne et due forme.

[51]      Pour ce qui est du caractère important, le défendeur répète que les demandeurs n’ont pas mentionné le Kenya lors de leurs procédures de demande d’asile. Par conséquent, la Section de la protection des réfugiés ne pouvait aucunement prendre en compte le Kenya et la déférence est de mise à l’égard de sa conclusion selon laquelle il s’agissait d’une omission importante dans les circonstances.

[52]      En réponse à l’argument des demandeurs qui affirment que la Section de la protection des réfugiés ne devrait pas pénaliser Ahmed parce qu’il était mineur au moment de la présentation erronée et n’a aucun autre endroit que le Canada pour vivre, le défendeur affirme que les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve indiquant qu’Ahmed ne peut pas vivre avec des membres de sa famille immédiate en Arabie saoudite, en Malaisie, en Égypte ou aux États-Unis. La malveillance et l’intention de tromper ne sont pas nécessaires pour conclure à une présentation erronée, puisque les déclarations inexactes faites de bonne foi sont assujetties à l’article 109 de la LIPR. Le défendeur affirme que la Section de la protection des réfugiés a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire et conclu qu’Ahmed était lié par le fait que ses parents avaient omis de mentionner leurs liens avec le Kenya.

C.        Réponse des demandeurs

[53]      Dans leur réponse, les demandeurs répètent que le ministre a conclu à tort qu’ils étaient des [traduction] « ressortissants kenyans » en 1999, alors que ce n’était pas le cas. Ils affirment qu’ils n’avaient pas légalement la citoyenneté kenyane et qu’ils avaient obtenu illégalement les papiers nécessaires à l’obtention de cette citoyenneté, de sorte qu’ils n’auraient pas pu être ressortissants kenyans.

[54]      Les demandeurs contestent deux affirmations du défendeur. Premièrement, le défendeur soutient que les demandeurs se sont présentés au Kenya en 1994 pour demander des cartes d’identité de ce pays et qu’ils en étaient résidents à l’époque, mais rien dans le dossier n’appuie l’affirmation selon laquelle ils sont un jour entrés sur le territoire kenyan. Deuxièmement, le défendeur affirme que la Section de la protection des réfugiés n’a tiré aucune conclusion sur la citoyenneté kenyane; cependant, à la ligne 45 de la deuxième page de la décision, la Section de la protection des réfugiés indique que les demandeurs étaient des « ressortissants [kenyans] dûment enregistrés » en 1999. Les demandeurs soutiennent qu’en évoquant des « liens » avec le Kenya, la Section de la protection des réfugiés déforme la réalité de l’espèce, à savoir que les demandeurs n’avaient pas légalement la citoyenneté kenyane et n’ont jamais eu de possibilité légale de l’obtenir.

[55]      Les demandeurs affirment que c’est à cause de la guerre civile yéménite, en 1994, que Lotfi a obtenu des documents kenyans et que cette question n’est liée qu’indirectement à la demande d’asile au Canada, qui a été déposée plus de quatre ans après. Ils soulignent également que, contrairement aux formulaires actuels, la version de 1998 du Formulaire de renseignements personnel (FRP) [traduction] « ne contenait, en dehors d’une déclaration de la citoyenneté des parents, aucune question sur la parenté du demandeur ».

[56]      Les demandeurs font une distinction avec la décision Zheng puisque dans cette affaire, le demandeur détenait bel et bien la citoyenneté de la Dominique sans toutefois l’avoir déclaré lors des procédures de demande d’asile au Canada. Ils affirment qu’ils n’étaient pas « citoyens » d’un deuxième pays étant donné que les cartes d’identité du Kenya avaient été obtenues frauduleusement et que toute citoyenneté qui aurait pu être acquise à l’aide de ces cartes n’était pas légitime.

[57]      En ce qui concerne la fiabilité de la lettre envoyée par le Kenya, les demandeurs déclarent que c’est le ministre qui a fourni les documents des autorités kenyanes qui ont été jugés non crédibles. Ces documents contenaient des renseignements inexacts, c’est pourquoi la Section de la protection des réfugiés a plutôt accepté ceux du Yémen. Les demandeurs affirment que la décision est déraisonnable à cause de ces doutes quant à la crédibilité et du défaut du ministre de fournir de [traduction] « tout » document original. Ils ne contestent pas la correspondance biométrique fondée sur les empreintes digitales.

[58]      En ce qui concerne les demandes déposées par les parents de Lotfi, les demandeurs répètent qu’aucune preuve n’a été apportée quant à ce qu’ils ont ou non divulgué. Ils soulignent que le fait que les parents de Lotfi sont nés au Kenya ne donne pas droit, à lui seul, à la nationalité kenyane.

[59]      Enfin, en ce qui concerne la transcription dans laquelle l’avocate des demandeurs confirme qu’ils ont quitté le Kenya en 1994, les demandeurs font valoir deux arguments. Premièrement, ils affirment qu’il est déraisonnable de considérer comme une preuve une déclaration que l’avocate a faite dans ses observations finales. Deuxièmement, ils soutiennent que l’avocate a fait une erreur en résumant les faits; à cet effet, ils renvoient à la citation complète extraite des observations finales, que l’on trouve à la page 36 du dossier de demande :

[traduction] Leurs efforts en vue de quitter le Kenya aux alentours de 1994 n’avaient pas de *inintelligible* ni de rapport avec les problèmes qui ont finalement amené la famille à s’enfuir et, au bout du compte, à venir au Canada pour y déposer une demande d’asile. Ils faisaient face, à l’époque, aux troubles civils qui secouaient le pays à la suite de la guerre civile entre le nord et le sud. Après la guerre du Golfe, il était difficile pour les citoyens yéménites de travailler dans les pays du Golfe [...] [Non souligné dans l’original.]

[60]      Le contexte permet de constater que l’avocate des demandeurs voulait dire qu’ils avaient quitté le Yémen en 1994 et n’avaient jamais quitté le Kenya puisqu’ils n’y avaient en fait jamais vécu. Les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont jamais indiqué avoir vécu au Kenya dans leurs demandes d’asile justement parce qu’ils n’y avaient jamais vécu. La Section de la protection des réfugiés ne s’est pas appuyée sur ce passage, qui a plutôt été inclus dans l’argument du défendeur; par conséquent, l’inexactitude dans les observations finales ne doit pas influer sur le présent contrôle judiciaire.

D.        Mémoire supplémentaire du défendeur

[61]      Le défendeur, dans son mémoire supplémentaire, suit généralement ses arguments initiaux : les demandeurs ont dissimulé des faits importants, empêchant ainsi la Section de la protection des réfugiés d’évaluer comme il se doit le Kenya en tant que pays de référence possible. Au paragraphe 12, le défendeur énumère les principales conclusions qui sous-tendent la décision :

[traduction]

i) Les demandeurs n’ont pas révélé de liens avec le Kenya en 1999.

ii)  Ils n’ont pas contesté le fait qu’ils n’avaient pas révélé de liens avec le Kenya.

iii)  Ils n’ont pas révélé avant 2019 que les deux parents du demandeur principal étaient nés au Kenya.

iv) Ils n’ont pas révélé qu’ils avaient déposé des demandes pour obtenir le statut de Kenyan en 1994.

v)  Le demandeur principal aurait peut-être pu obtenir la citoyenneté kenyane par filiation.

vi) Le Kenya aurait pu être évalué comme pays de référence possible en 1999.

vii) L’existence de pays de référence possibles et les tentatives d’obtenir un statut dans ces pays sont au cœur de la décision d’accorder l’asile.

viii)            Le fait que les demandeurs n’ont pas divulgué leurs liens avec le Kenya constituait soit une présentation erronée sur un fait important, soit une réticence sur un fait important.

[62]      Le défendeur prétend qu’il n’était pas question, dans la décision, de savoir si les demandeurs avaient effectivement la citoyenneté kenyane, mais plutôt de savoir s’ils avaient dissimulé des renseignements en lien avec une possible citoyenneté kenyane. Le défendeur cite également des dossiers dans lesquels notre Cour a confirmé qu’il n’était pas nécessaire, pour que la Section de la protection des réfugiés annule le statut de réfugié, que le demandeur ait l’intention de faire une présentation erronée des faits.

[63]      Enfin, le défendeur affirme que toute erreur imputée à la Section de la protection des réfugiés qui ne porte pas sur la présentation erronée est sans conséquence. La Section de la protection des réfugiés n’a pas été en mesure d’approfondir les questions liées à la crédibilité des demandeurs, notamment la possibilité que d’autres documents soumis au tribunal de 1999 aient été obtenus frauduleusement. De plus, elle n’a pas du tout pu évaluer le Kenya en tant que pays de référence.

[64]      Compte tenu de cette non-déclaration de renseignements, le défendeur affirme que la décision d’annulation était raisonnable.

VIII.     Analyse

[65]      Voici la conclusion de présentation erronée sur un fait important qui est au cœur de la décision :


     J’estime que le premier volet du critère prévu à l’article 109 est rempli et qu’il y a eu des présentations erronées par une réticence sur une information importante ou la dissimulation de cette information, plus particulièrement, selon le libellé de la Loi.

 

Je conclus que vous avez, directement ou indirectement, fait des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait. Il est possible de dire qu’il a indirectement fait des présentations erronées sur le fait que, à vrai dire, en 1999 il avait… était probablement inscrit comme ressortissant kényan, alors il s’agit vraiment de présentations erronées ou de réticences indirectes, mais j’estime qu’il a directement dissimulé le fait que ses parents sont nés au Kenya, et tout cela concerne les questions importantes et pertinentes que sont l’identité, la nationalité et le pays de référence.

 

Je conclus donc qu’il est satisfait au premier volet.

 

À mon avis, le Kenya était un pays de référence potentiel pour l’intimé principal en 1999, et j’estime aussi qu’il aurait été un pays de référence potentiel pour les autres intimés à titre de membres de sa famille ainsi que ses descendants, également, et, bien sûr, à titre d’épouse, et il aurait été important de traiter toutes ces personnes selon leur pays de référence potentiel, voire une exclusion au titre de la section E de l’article premier pour l’épouse, peut-être.

 

Encore une fois, nous n’avons pas toute l’information en ce qui concerne la loi telle qu’elle était à l’époque, mais j’estime que toutes ces questions auraient dû être tranchées en 1999, et non pas en 2019.

 

[66]      Dans ce passage, « vous » semble désigner le  « l’intimé [défendeur] principal », c’est-à-dire M. Lotfi Abdulrahman Ahmed Bafakih, que la Section de la protection des réfugiés appelle « Lotfi ».

[67]      Les présentations erronées faites directement ou indirectement et sur lesquelles se fonde la Section de la protection des réfugiés sont donc les suivantes :

a)    « en 1999 …, il était probablement inscrit en tant que ressortissant kényan  »

b)    « le fait que ses parents sont nés au Kenya  ».

[68]      La Section de la protection des réfugiés conclut qu’en omettant ces faits, les demandeurs l’ont empêchée d’examiner le Kenya en tant que [traduction] « pays de référence possible » dans les demandes d’asile qu’ils ont déposées en 1999 et qui leur ont permis d’obtenir le statut de réfugié au Canada. En 1999, les demandeurs se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention, en tant que citoyens du Yémen.

[69]      Ainsi, du moins en théorie, l’asile au Canada aurait pu être refusé aux demandeurs parce qu’ils avaient le droit d’aller au Kenya. Toutefois, rien n’indique que les demandeurs avaient le droit d’aller dans ce pays. Au mieux, les éléments de preuve indiquent seulement que le Kenya était un pays de référence possible qui aurait pu être examiné lors de leur demande d’asile, et qu’il se peut que les demandeurs n’aient pas été crédibles à l’époque.

[70]      La Section de la protection des réfugiés [à la page 8] refuse catégoriquement de statuer sur l’existence d’un fondement juridique pour considérer que le Kenya est un pays de « nationalité potentiel » pour les demandeurs. Le problème semble être que le défaut des demandeurs de révéler leurs liens avec le Kenya a empêché la Section de la protection des réfugiés, lorsqu’elle a examiné leur demande d’asile de 1999, de considérer le Kenya comme pays de référence possible [aux pages 4, 5, 6 et 8] :


     J’estime devoir rejeter toutes ces explications comme déraisonnables, parce que je ferais observer que l’existence de pays de référence potentiels et les tentatives d’obtenir la citoyenneté de pays de référence potentiels dont le [défendeur] principal a de réelles origines par ses parents…. j’estime que ces facteurs vont au cœur même de l’asile,  qui, comme cela est bien connu, n’est qu’une protection auxiliaire et chaque demandeur d’asile doitépuiser tous les recours dont il dispose à l’égard de chaque pays de référence et également faire part des pays de référence potentiels pour permettre à un tribunal [inaudible] d’octroi de l’asile comme la SPR d’établir que, en fait, le Yémen est le seul pays de référence pour ces personnes.

     Le fait que d’autres personnes au Moyen-Orient […] en Afrique, soient livrées à des tentatives de corruption pour obtenir la citoyenneté kényane, comme il est possible de la constater à la pièce 11, n’excuse pas le fait que les [défendeurs] n’ont pas fait part de ces tentatives d’obtenir la citoyenneté kényane, d’autant plus qu’ils ont un lien personnel avec ce pays, parce que les deux parents [du défendeur principal] y sont nés.

     Le fait, comme il est mentionné  dans les affidavits des grands-parents, qu’ils ne semblaient pas souhaiter  la citoyenneté kényane ne change rien à l’obligation des [demandeurs] de divulguer ces faits.

     Maintenant, j’estime que le fait que les grands-parents ont divulgué ces faits dans leurs propres demandes et que le Canada semble avoir accuilli celles-ci et ne les pas empêchés d’obtenirl’asile, la résidence permanente ou la citoyenneté, n’aide pas les [défendeurs] d’asile parceque ces personnes ont respecté leur obligation de divulgation. [Ils] ont divulgué leur pays de référence potentiel ce qui a alors permis aux autorités canadiennesd’analyser la situation et de prendre une décision.

[...]

     Il  peut y avoir eu à l’époque toutes sortes de raisons expliquant lesincohérences, comme un acte de naissance différent, le fait qu’il était indiqué que les adultes étaient  célibataires et non pas mariées, mais le problème est que toutes ces questions auraient dû être soulevées et analysées en 1999, et non pas  maintenant en 2019, et le ministre et la Commission auraient dû avoir la possibilité d’examiner ces questions et d’établir quelles étaient alors les pratiques au Kenya. Par exemple, la création d’actes de naissance, la création de lieux de naissance au Kenya, même si les faits ne sont peut-être pas exacts, avaient-elles un but légitime ou non ?

[...]

     Les commissaires du tribunal de 1999,  K. Wamar [transcription phonétique], qui présidait l’audience, et James Waters, qui ont rendu une décision le 9 juin 1999, selon la première page de la pièce 1, n’étaients ni l’un ni l’autre au courant de tous ces faits et, à tout le moins, la capacité du [défendeur] principal d’obtenir, avec une relative facilité et de manière illicite, des documents kenyans aurait dû à tout le moins soulever certains doutes à propos de ses autres documents du Yémen à l’époque et donner lieu à d’autres enquêtes sur les faits de sa demande d’asile, à tout le moins. J’estime également que la communication du fait que le Kenya est un pays de nationalité potentiel, qu’elle ait été faite par  [le défendeur] principal n 1994 ou le fait que ses parents sont nés au Kenya, j’estime que tout cela se serait beaucoup plus soldé par une enquête sur son cas,  peut-être même une intervention ministérielle et cela n’aurait tout simplement pas été le même type d’audience ou lemême type de cas, et il y aurait eu une analyse de la question visant à savoir s’il aurait pu obtenir ce type de nationalité et le transmettre au reste de la famille, et cela aurait été un pays de référence potentiel.

[71]      La Section de la protection des réfugiés ne conclut donc pas que le Kenya était ou n’était pas un pays de référence; elle conclut que c’était un « pays de référence potentiel » que les demandeurs auraient dû mentionner et que cette omission a fait obstacle à certaines questions qui auraient pu déboucher sur le rejet de leur demande d’asile.

[72]      Il me semble que l’approche de la Section de la protection des réfugiés est fondamentalement déficiente et repose sur une erreur de logique. L’article 109 de la LIPR est ainsi libellé :

Demande d’annulation

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

Rejet de la demande

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile. [Je souligne.]        

[73]      Si un éventuel lien que les demandeurs avaient avec le Kenya en 1999 ne leur a pas permis d’obtenir la citoyenneté kenyane, alors, à mon avis, il n’y a pas de présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ni de réticence sur ce fait. Si le tribunal de 1999 n’a pas eu la possibilité de poser certaines questions, cela ne signifie pas, conformément au paragraphe 109(1), que la décision de 1999 a « résult[é] », en l’espèce, de « réticence sur » « un fait important quant à un objet pertinent ». Si le Kenya n’était pas, dans les faits, un autre refuge possible pour les demandeurs, alors il n’y a eu aucune réticence sur un fait important qui aurait pu, directement ou indirectement, mener à la décision de leur octroyer le statut de réfugié à l’époque. Il ne s’agit pas d’une décision rendue en application de l’article 40 de la LIPR où l’on peut lire les mots « entraîne ou risque d’entraîner une erreur ». À mon avis, conformément au paragraphe 109(1), le ministre doit prouver que la « la décision [...] résult[e], directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait ». Le législateur n’aurait pas eu recours à des formulations aussi différentes dans ces deux dispositions sur les fausses déclarations s’il avait voulu qu’elles soient appliquées de la même manière. À mon avis, le défendeur soutient essentiellement que la non-divulgation d’un lien possible avec le Kenya « pourrait avoir » permis aux demandeurs d’obtenir l’asile alors qu’ils ne pouvaient pas en bénéficier, ou qu’il importe peut que les demandeurs aient pu ou non obtenir l’asile puisque la non-divulgation faisait obstacle à certaines questions. Cependant, à mon avis, ce n’est pas ce qui est énoncé au paragraphe 109(1). On y lit « résultant », et non « pouvant avoir résulté ».

[74]      Je suis donc d’avis que l’article 109 obligeait le ministre à prouver que le défaut des demandeurs de mentionner d’éventuels liens avec le Kenya en 1999 a mené à une décision résultant directement ou indirectement de la réticence sur cette information.

[75]      En l’espèce, la Section de la protection des réfugiés affirme seulement que le défaut des demandeurs de mentionner le Kenya aurait [traduction] « potentiellement » pu résulter d’une réticence sur des faits [traduction] « potentiellement » importants. Cependant, je suis d’avis que l’article 109 obligeait la Section de la protection des réfugiés à conclure que la décision de 1999 était une décision « résultant » d’une réticence sur des faits importants. Le critère de l’article 109 n’est pas, comme le conclut la Section de la protection des réfugiés, que la divulgation de certains faits [traduction] « aurait provoqué une enquête beaucoup plus poussée quant à ce dossier  ».

[76]      Même si on utilise le critère proposé par le ministre (c’est-à-dire que le [traduction] « tribunal de la Section de la protection des réfugiés aurait pu examiner le Kenya en tant que pays de référence possible »), le ministre n’a fourni aucune preuve selon laquelle les demandeurs avaient droit à la citoyenneté kenyane ou selon laquelle la Section de la protection des réfugiés aurait pu examiner le Kenya en tant que pays de référence possible.

[77]      Le dossier dont je suis saisi n’apporte aucune preuve que les demandeurs ont fait une présentation erronée. Compte tenu du Formulaire de renseignements personnels (FRP) et d’autres formulaires que les demandeurs ont dû remplir dans les années 1990, rien ne leur indiquait qu’ils auraient dû préciser que leurs grands-parents étaient nés au Kenya ou que leurs propres tentatives d’obtenir des cartes d’identité du Kenya visaient simplement à obtenir des emplois à l’extérieur du Yémen où la situation était difficile. Le ministre n’a pas non plus fourni la transcription de l’audition de la demande d’asile; on ne sait donc pas s’il a été question du Kenya ou si des réserves ont été émises quant à la crédibilité des demandeurs. Aucun document n’a été fourni pour montrer que les demandeurs avaient droit à la citoyenneté kenyane. Il est clair que Lotfi et Suaad sont nés au Yémen. Rien n’indique que le fait que les parents de Lotfi sont nés au Kenya donne à l’un ou l’autre des demandeurs le droit de résider au Kenya ou d’obtenir la nationalité kenyane.

[78]      Le défendeur ne semble pas en désaccord avec tout cela; il souligne ce qui suit :

a)    Les demandeurs n’ont pas mentionné le Kenya dans leurs FRP, ni à aucun autre moment au cours du processus de détermination de leur statut de réfugié.

b)    Les demandeurs n’ont pas révélé que les parents de Lotfi étaient nés au Kenya.

c)    Les demandeurs n’ont pas révélé qu’ils avaient eux-mêmes tenté d’obtenir le statut de Kenyan avant de venir au Canada.

[79]      Le défendeur ne prétend pas que les éléments de preuve indiquent que les demandeurs avaient droit à la citoyenneté kenyane. Les demandeurs, quant à eux, ne nient pas qu’ils ont omis de mentionner le Kenya dans leurs demandes d’asile et tout au long du processus initial de détermination de leur statut de réfugié en 19981999.

[80]      Le défendeur soutient simplement que, puisque les parents de Lotfi sont nés au Kenya et que les demandeurs ont tenté d’obtenir la citoyenneté kenyane en 1994, la Section de la protection des réfugiés aurait raisonnablement pu, en 1999, évaluer le Kenya en tant que pays de référence possible. Par conséquent, l’audition de la demande d’asile aurait pu se dérouler différemment et des explications auraient pu être fournies quant aux questions de crédibilité. Rien n’indique toutefois de quelle façon une enquête plus poussée à propos du Kenya aurait pu déboucher sur la conclusion que les demandeurs avaient le droit de résider au Kenya ou d’obtenir la nationalité kenyane. Autrement dit, rien ne prouve que le défaut des demandeurs de mentionner le Kenya a contribué de façon importante à l’acceptation de leurs demandes d’asile. Le défendeur n’établit pas qu’il s’agit d’un élément essentiel et se contente d’affirmer que le défaut de mentionner le Kenya a enlevé à la Section de la protection des réfugiés la possibilité de poser certaines questions lorsqu’elle a entendu leurs demandes d’asile. Il ne s’agissait d’un élément essentiel que pour d’éventuelles questions qui, d’après les éléments de preuve dont je dispose, n’auraient mené nulle part. Rien n’indique que cela aurait joué un rôle important dans l’octroi même du statut de réfugié.

[81]      D’après les éléments de preuve dont je dispose, les demandeurs n’ont pas mentionné le Kenya parce qu’ils savaient qu’ils ne pouvaient pas y aller et qu’ils n’avaient aucune raison de croire que la Section de la protection des réfugiés voudrait examiner le Kenya en tant que pays de référence possible.

[82]      Conformément à l’article 109, je ne crois pas qu’il suffise que le ministre établisse des faits importants qui auraient pu mener à une enquête plus poussée afin de savoir si le Kenya était un pays de référence possible.

[83]      À mon avis, selon le paragraphe 109(1) de la LIPR, le droit d’asile ne peut être annulé que si la Section de la protection des réfugiés conclut que « la décision [...] résult[e], directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait ». Le commissaire semble confondre le paragraphe 109 (1) et l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Cependant, ces deux dispositions ont des libellés complètement différents, et ce, comme le montrent les faits de l’espèce, pour une excellente raison.

[84]      Devant moi, le défendeur n’a pas démontré en quoi le défaut des demandeurs de mentionner leurs liens avec le Kenya constituait l’omission d’un « objet pertinent » dont a « résulté » la décision au sujet des demandes d’asile. Le défendeur ne peut qu’affirmer que le défaut de mentionner les liens avec le Kenya l’a empêché de poser certaines questions pour déterminer si ce pays était un pays de référence possible. Nous savons que ce n’était pas le cas. Le défendeur n’a pas, ni devant la Section de la protection des réfugiés ni devant la Cour, établi l’existence d’une omission ayant, conformément au paragraphe 109(1), conduit à la décision d’octroyer le statut de réfugié aux demandeurs.

[85]      Il me semble que si on interprète le paragraphe 109(1) de la façon avancée par le défendeur et adoptée par la Section de la protection des réfugiés dans la décision qui nous occupe, un véritable réfugié pourrait perdre son statut de réfugié simplement parce qu’il n’a pas mentionné un fait qui « pourrait avoir » donné lieu à certaines questions, même si l’obtention de l’asile ne résulte pas de cette omission.

[86]      Comme l’affirme le défendeur, les éléments de preuve ne font qu’indiquer que la Section de la protection des réfugiés aurait peut-être pu, lorsqu’elle a décidé d’octroyer le statut de réfugié, poser certaines questions afin de savoir si le Kenya pouvait être considéré comme pays de référence possible.

[87]      À mon avis, il serait déraisonnable et inique que le ministre puisse simplement demander l’annulation du statut de réfugié en raison d’une omission innocente, et non déraisonnable, dont le ministre n’a pas prouvé l’importance quant à l’octroi du statut de réfugié et qui a seulement enlevé la possibilité de poser certaines questions dont le ministre n’a pas prouvé qu’elles auraient pu mener au refus du statut de réfugié.

IX.       QUESTION À CERTIFIER

[88]      Les demandeurs proposent la question à certifier suivante :

Pour conclure à [l’annulation de la décision d’accorder le statut de réfugié au sens de la Convention] en vertu du paragraphe 109(1) de la LIPR, est-il nécessaire que la présentation erronée ou la réticence directe ou indirecte sur un fait important ait modifié le résultat lors de la procédure initiale d’examen des demandes d’asile devant la SPR?

[89]      La position du défendeur quant à cette question est la suivante :

[traduction] Le défendeur prétend qu’une question liée à la bonne interprétation du paragraphe 109(1) satisferait au critère de certification tel qu’il est énoncé dans la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22).

Cependant, selon le défendeur, il serait impossible ou irréaliste, dans la plupart des cas, d’interpréter le paragraphe 109(1) d’une manière qui obligerait la SPR à conclure que l’asile a certainement été conféré en raison d’une présentation erronée ou d’une réticence, et cela n’aurait pas pu être l’intention du législateur. Exiger que le tribunal de la SPR saisi de la demande d’annulation décide quelles questions auraient pu être posées ou quelles réponses auraient été données reposerait sur des conjectures et obligerait le tribunal saisi de la demande d’annulation à entreprendre ce qui reviendrait à une deuxième audition de la demande d’asile.

Toutefois, si notre Cour estime qu’il faudrait certifier une question à ce sujet, le défendeur propose la question suivante :

« La SPR est-elle tenue de conclure, avant d’annuler une décision d’accorder le statut de réfugié conformément au paragraphe 109(1), qu’une présentation erronée de faits importants ou réticence quant à ces faits a assurément modifié la conclusion du tribunal initial de la SPR, ou suffit-il que la SPR juge que le tribunal initial aurait pu parvenir à une conclusion différente? »

[90]      Dans l’arrêt Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, la Cour d’appel fédérale a établi les critères suivants pour la certification d’une question :

a)    Elle doit être déterminante quant à l’issue de l’appel.

b)    Elle doit transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale.

c)    Elle doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure.

d)    Elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge.

[91]      À mon avis, tous ces critères sont satisfaits en l’espèce.

[92]      En substance, les parties se sont penchées sur le même point et ont posé la même question qui, je pense, devrait plutôt être formulée ainsi :

Avant d’annuler une décision d’accorder le statut de réfugié en vertu du paragraphe 109(1) de la LIPR, faut-il que le défendeur démontre et que la SPR conclue qu’il existe une présentation erronée de faits importants ou une réticence quant à ces faits qui aurait modifié la conclusion du tribunal initial de la SPR, ou suffit-il que la SPR conclue qu’il y a eu une présentation erronée ou une réticence quant à un fait important qui aurait pu donner lieu à des questions susceptibles d’entraîner le rejet de la demande d’asile par le tribunal initial de la SPR?


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4154-19

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.    La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés constitué différemment.

 

2.   La question suivante est certifiée :

Avant d’annuler une décision d’accorder le statut de réfugié en vertu du paragraphe 109(1) de la LIPR, faut-il que le défendeur démontre et que la Section de la protection des réfugiés conclue qu’il existe une présentation erronée de faits importants ou une réticence quant à ces faits qui aurait modifié la conclusion du tribunal initial de la Section de la protection des réfugiés, ou suffit-il que la Section de la protection des réfugiés conclue qu’il y a eu une présentation erronée ou une réticence quant à un fait important qui aurait pu donner lieu à des questions susceptibles d’entraîner le rejet de la demande d’asile par le tribunal initial de la Section de la protection des réfugiés?

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.