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A-386-19

2021 CAF 84

Le procureur général de l’Alberta (appelant)

c.

Le procureur général de la Colombie-Britannique (intimé)

Repertorié : Alberta (Procureur général) c. Colombie-Britannique (Procureur général)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Rivoalen et LeBlanc, J.C.A. — Par vidéoconférence, 15 octobre 2020; Ottawa, 26 avril 2021.

Compétence de la Cour fédérale — Appel d’une décision de la Cour fédérale, qui a rejeté la requête de l’Alberta en vue de radier une action de la Colombie-Britannique (C.-B.) visant à obtenir un jugement déclarant que la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada) de l’Alberta était inconstitutionnelle, et qui a accueilli la requête en injonction interlocutoire de la C.-B. — La Loi habilite le ministre de l’Énergie de l’Alberta à établir un régime de permis pour l’exportation de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés — Des députés de l’assemblée législative de l’Alberta ont fait des déclarations selon lesquelles la Loi avait pour véritable objectif d’infliger des mesures de représailles politiques — La Cour fédérale a conclu notamment que la contestation constitutionnelle de la C.-B. relevait de la compétence de la Cour fédérale et que le terme « litige » (ou « controversies » en anglais) à l’art. 19 de la Loi sur les Cours fédérales était suffisamment large pour inclure les différends concernant la validité constitutionnelle d’une loi provinciale — Elle a dit être convaincue que le litige dans la présente affaire était visé par l’art. 19 — L’Alberta a soutenu qu’il n’existait pas de litige dont pouvait être saisie la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si l’action de la C.-B. relève de l’art. 19 de la Loi sur les Cours fédérales — Il s’agissait également de savoir s’il existe un « litige » entre les provinces de la Colombie-Britannique et de l’Alberta — Le juge LeBlanc, J.C.A. (la juge Rivoalen, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : L’art. 19 est susceptible d’une interprétation large — Le libellé de l’art. 19 mentionne les litiges interprovinciaux, sans qu’il y ait le moindre qualificatif restreignant les types d’intérêts juridiques pouvant être défendus — Les lois conférant compétence à la Cour fédérale doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse et libérale — La jurisprudence relative à l’art. 19 ne prévoit aucune limite à cette disposition — La seule restriction est que le litige porté devant la Cour fédérale doit être fondé sur certains « principes juridiques reconnus », par opposition à des « idées de justice abstraites » — Le fait que des litiges opposent des gouvernements n’empêche pas des particuliers de saisir le tribunal compétent de demandes portant sur l’objet qui sous-tend ces litiges à condition que les exigences énoncées à l’art. 19 soient remplies — La Cour fédérale a le pouvoir de se prononcer sur la validité constitutionnelle de lois provinciales — Une province menace directement et ouvertement le bien-être d’une autre; une telle situation présente les caractéristiques d’un « litige » — Toutefois, le litige en l’espèce ne se prêtait pas à un jugement déclaratoire — Une menace indéterminée qui ne s’est pas matérialisée en une charge réelle est insuffisante pour établir qu’il y a violation de l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 — Il était donc évident et manifeste que, relativement au volet de la demande de la C.-B. fondé sur l’art. 121, il n’a pas été satisfait au critère juridique applicable au prononcé de jugements déclaratoires — En ce qui concerne le volet de la demande de la C.-B. fondé sur l’art. 92A(2), un jugement déclaratoire ne devrait pas être accordé en l’absence de mesures prises en application de la Loi — L’art. 92A(2) soulève plusieurs questions d’interprétation qui n’ont pas encore été examinées par les tribunaux — Faute d’un régime de permis limitant les activités d’exportation de personnes ou de catégories de personnes, la Cour fédérale ne disposait pas d’un contexte factuel suffisant pour interpréter et appliquer l’art. 92A(2) en l’espèce — Le juge Nadon, J.C.A. (motifs concourants) : Il était évident et manifeste que la contestation de la Loi par la C.-B. ne constituait pas un « litige » visé par l’art. 19 — L’art. 19 a été adopté pour permettre à la Cour fédérale de trancher des litiges d’une nature différente du litige dont il était question dans la présente affaire — Les intérêts ou les droits de la Couronne n’étaient pas défendus dans la présente affaire — Le sens qu’a attribué la Cour fédérale à la disposition mène à des résultats qui sont intenables — Dans la mesure où le litige porte sur la revendication d’intérêts et de droits « souverains » ou « de la Couronne », le mot « litige » doit recevoir une interprétation large — L’art. 19 n’a pas été adopté dans le but d’offrir une instance concurrente aux cours supérieures provinciales — Souscrire à l’interprétation large qu’a faite la Cour fédérale ouvrirait la porte à l’ingérence de provinces dans les affaires d’autres provinces — Appel accueilli.

Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — La Cour fédérale a rejeté la requête de l’Alberta en vue de radier une action de la Colombie-Britannique (C.-B.) visant à obtenir un jugement déclarant que la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada) de l’Alberta était inconstitutionnelle, et qui a accueilli la requête en injonction interlocutoire de la C.-B. — La Loi habilite le ministre de l’Énergie de l’Alberta à établir un régime de permis pour l’exportation de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés — Des députés de l’assemblée législative de l’Alberta ont fait des déclarations selon lesquelles la Loi avait pour véritable objectif d’infliger des mesures de représailles politiques — La C.-B. a soutenu que la Loi outrepasse le pouvoir législatif de l’Alberta dans le domaine du commerce des ressources naturelles non renouvelables et qu’elle prévoit des disparités envers une autre partie du Canada, ce qui contrevient à l’art. 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Elle a demandé une déclaration portant que la Loi est contraire à la Constitution du Canada et est inopérante — Le juge LeBlanc, J.C.A. (la juge Rivoalen, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le litige en l’espèce ne se prêtait pas à un jugement déclaratoire — La Cour fédérale ne disposait pas d’un contexte factuel suffisant pour interpréter et appliquer l’art. 92A(2) en l’espèce — Le tribunal devra définir la portée de l’interdiction des disparités prévue à l’art. 92A(2) avant de se fonder sur cette disposition pour déclarer qu’une loi est inconstitutionnelle — Vu l’absence de mesures prises par le ministre pour restreindre l’approvisionnement de la C.-B. ainsi que l’absence de régime de permis fonctionnel, il était difficile de déterminer ce en quoi constitue une disparité au sens de l’art. 92A(2).

Droit constitutionnel — La Cour fédérale a rejeté la requête de l’Alberta en vue de radier une action de la Colombie-Britannique (C.-B.) visant à obtenir un jugement déclarant que la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada) de l’Alberta était inconstitutionnelle, et qui a accueilli la requête en injonction interlocutoire de la C.-B. — La Loi habilite le ministre de l’Énergie de l’Alberta à établir un régime de permis pour l’exportation de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés — Des députés de l’assemblée législative de l’Alberta ont fait des déclarations selon lesquelles la Loi avait pour véritable objectif d’infliger des mesures de représailles politiques — La C.-B. a soutenu en outre que la Loi contrevient à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, car elle impose des barrières à l’admission d’articles du crû, de la provenance ou de la fabrication d’une province vers une autre — Elle a demandé une déclaration portant que la Loi est contraire à la Constitution du Canada et est inopérante — Le juge LeBlanc, J.C.A. (la juge Rivoalen, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le litige en l’espèce ne se prêtait pas à un jugement déclaratoire — Dans une analyse sur l’art. 121, le tribunal doit d’abord établir que la loi contestée entrave la circulation des biens d’une province à une autre, avant d’entreprendre un examen de l’objet de la loi — Une menace indéterminée qui ne s’est pas matérialisée en une charge réelle est insuffisante pour établir qu’il y a violation de l’art. 121.

Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale, qui a rejeté la requête de l’Alberta en vue de radier une action de la Colombie-Britannique (C.-B.) visant à obtenir un jugement déclarant que la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada) de l’Alberta était inconstitutionnelle, et qui a accueilli la requête en injonction interlocutoire de la C.-B.

La Loi, qui est entrée en vigueur en 2019, habilite le ministre de l’Énergie de l’Alberta (le ministre) à établir un régime de permis pour l’exportation de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés. La Loi laisse au ministre le pouvoir discrétionnaire de définir les paramètres du régime de permis, en tenant compte de l’intérêt public de la province. Durant les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la Loi, des députés de l’assemblée législative de l’Alberta ont fait des déclarations selon lesquelles la Loi avait pour véritable objectif d’infliger des mesures de représailles politiques en permettant à l’Alberta de restreindre l’exportation de ressources naturelles vers la C.-B., en représailles de l’opposition de cette dernière province au projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain. La C.-B. a affirmé que la Loi était inconstitutionnelle au motif notamment qu’elle concerne des exportations interprovinciales et internationales et qu’elle outrepasse par conséquent la compétence provinciale étant donné le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, à moins qu’elle puisse être validée par l’article 92A; et que la Loi contrevient à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

La C.-B. avait précédemment intenté une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (la Cour de l’Alberta) afin d’obtenir un jugement déclarant la Loi invalide. L’Alberta a répondu à l’action de la C.-B. en déposant une requête en rejet de l’action au motif que la Cour de l’Alberta ne pouvait connaître de l’affaire et que la C.-B. n’avait pas qualité pour intenter cette action. La Cour de l’Alberta a suspendu l’action de la C.-B. jusqu’à ce que la Cour fédérale se prononce sur sa compétence pour entendre l’action intentée par la C.-B. Elle a conclu que, hormis le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta, le procureur général d’une province ne pouvait pas intenter de procédure devant les tribunaux albertains concernant la validité d’une loi édictée par l’assemblée législative de l’Alberta. La Cour de l’Alberta a renvoyé à l’article 27 de la Judicature Act, selon lequel l’Alberta avait accepté de confier à la Cour fédérale la compétence sur les différends interprovinciaux. Elle a affirmé que le législateur fédéral avait adopté une disposition semblable, soit l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales. En conclusion, la Cour de l’Alberta a laissé le soin à la Cour fédérale de juger si elle avait compétence sur les questions soulevées dans l’action intentée par la C.-B.

À l’égard de la requête en injonction interlocutoire de la C.-B., la Cour fédérale a conclu qu’il avait été satisfait au critère établi par la Cour suprême, soit que le requérant doit convaincre la Cour qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’il subira un préjudice irréparable en cas de rejet de la requête et que la prépondérance des inconvénients le favorise. En ce qui a trait à la requête en radiation de l’Alberta, la Cour fédérale a conclu que la contestation constitutionnelle de la C.-B. relevait de la compétence de la Cour fédérale. À son avis, le terme « litige » (ou « controversies » en anglais) à l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales était suffisamment large pour inclure les différends concernant la validité constitutionnelle d’une loi provinciale. La Cour fédérale a conclu que le contexte dans lequel l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales avait été adopté étayait le point de vue selon lequel le terme « litige » visait nécessairement les litiges relatifs à la validité des lois. Elle a dit être convaincue que, si un litige pouvait être tranché sur des fondements juridiques, plutôt que des fondements de morale ou de politique publique, il s’agissait d’un litige visé par l’article 19.

L’Alberta a soutenu entre autres choses que la Cour fédérale n’a pas compétence en vertu de l’article 19 pour rendre une simple déclaration d’invalidité à l’égard d’une loi provinciale. Elle a soutenu que la question était assujettie à la Judicature Act et qu’il n’existait pas de litige dont pouvait être saisie la Cour fédérale, puisque la C.-B. n’a pas établi qu’il existait un droit, une obligation ou une responsabilité entre elle et l’Alberta. La C.-B. a soutenu que la Loi outrepasse le pouvoir législatif de l’Alberta dans le domaine du commerce des ressources naturelles non renouvelables, car elle représente une menace d’embargo sur les exportations de combustibles raffinés et de pétrole brut et prévoit donc des disparités envers une autre partie du Canada, ce qui contrevient au paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. La C.-B. a soutenu en outre que la Loi contrevient à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, car elle impose des barrières à l’admission d’articles du crû, de la provenance ou de la fabrication d’une province vers une autre [traduction] « à l’instar d’un tarif », c’est-à-dire pour punir une autre province. Pour ce qui est de la mesure demandée, la C.-B. a fait valoir qu’elle demandait une déclaration portant que la Loi [traduction] « est contraire à la Constitution du Canada et est inopérante ».

Il s’agissait de savoir si l’action de la C.-B. relève de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales. Plus précisément, s’il existe un « litige » entre les provinces de la Colombie-Britannique et de l’Alberta; et si la Cour devrait prononcer un jugement déclaratoire en faveur de la C.-B.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le juge LeBlanc, J.C.A. (la juge Rivoalen, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La Cour fédérale a compétence, en vertu de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, pour entendre des affaires de la nature de celle que la C.-B. a instituée en l’espèce. Le libellé de l’article 19 mentionne expressément les litiges interprovinciaux, sans qu’il y ait le moindre qualificatif restreignant les types d’intérêts juridiques pouvant être défendus, qu’ils soient constitutionnels, légaux, contractuels ou autres. Les lois conférant compétence à la Cour fédérale doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse et libérale plutôt que d’une interprétation étroite. La jurisprudence relative à l’article 19 ne prévoit aucune limite à cette disposition, ni ne circonscrit la portée du terme « litige ». Les différends concernant des droits ou des obligations juridiques sont de simples exemples de litiges visés par l’article 19. La seule restriction que je peux envisager est que le litige porté devant la Cour fédérale doit être fondé sur certains « principes juridiques reconnus », par opposition à des « idées de justice abstraites ». Le fait que des litiges opposent des gouvernements n’empêche pas nécessairement des particuliers de saisir le tribunal compétent de demandes portant sur l’objet qui sous-tend ces litiges. Le fait qu’un sujet donné puisse donner lieu à des recours relevant du droit privé n’annule pas, en soi, la compétence conférée à la Cour fédérale au titre de l’article 19, à condition que les exigences énoncées dans cette disposition soient remplies, c’est-à-dire qu’il existe un litige entre une province et le Canada ou entre des provinces. Par conséquent, dans l’affaire en l’espèce, le simple fait qu’un particulier à qui le ministre aurait refusé de délivrer un permis dispose de recours devant les tribunaux ne ferme pas la porte au procureur général de la C.-B., à titre de représentant « de la population actuelle de [la Colombie-Britannique] contre la population actuelle de [l’Alberta] ». L’interprétation qu’a faite la Cour de l’Alberta du mot « litige » était conforme à la jurisprudence concernant l’article 19. L’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales constitue un indice convaincant que le législateur considère que la Cour fédérale a le pouvoir de se prononcer sur la validité constitutionnelle de lois provinciales. Si le sens que la Cour fédérale a donné à l’article 19 était retenu, cela ne donnerait pas lieu à des résultats intenables. Une province menace directement et ouvertement le bien-être d’une autre. Une telle situation présente toutes les caractéristiques d’un « litige » au sens de l’article 19. Les types de « litiges » dont la Cour fédérale peut être saisie en vertu de l’article 19 comprendraient, dans les circonstances appropriées, la contestation de la validité d’une loi, notamment d’une loi provinciale.

Le litige en l’espèce ne se prêtait pas à un jugement déclaratoire. Le raisonnement de la Cour fédérale posait problème relativement aux deux volets de la demande de la Colombie-Britannique, soit (i) celui fondé sur l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 et (ii) celui fondé sur le paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que « le simple fait d’adopter la Loi constitue une menace suffisante pour donner lieu à un “litige actuel” ». Dans une analyse sur l’application de l’article 121, le tribunal doit d’abord établir que la loi contestée, par son essence, entrave la circulation des biens d’une province à une autre, avant d’entreprendre un examen de l’objet de la loi. Il doit d’abord déterminer le coût réel imposé sur la circulation des biens. Une menace indéterminée (par exemple, la menace de « fermer les vannes » ou de « causer des difficultés économiques »), qui ne s’est pas matérialisée en une charge réelle, est insuffisante pour établir qu’il y a violation de l’article 121. Il était donc évident et manifeste que, relativement au volet de la demande de la C.-B. fondé sur l’article 121, il n’a pas été satisfait au critère juridique applicable au prononcé de jugements déclaratoires. En ce qui concerne le volet de la demande de la C.-B. fondé sur le paragraphe 92A(2), un jugement déclaratoire ne devrait pas être accordé en l’absence de mesures prises en application de la Loi. Le mot « disparités » au paragraphe 92A(2) soulève plusieurs questions d’interprétation qui n’ont pas encore été examinées par les tribunaux. Faute d’un régime de permis limitant les activités d’exportation de personnes ou de catégories de personnes, la Cour fédérale ne disposait pas d’un contexte factuel suffisant pour interpréter et appliquer le paragraphe 92A(2) en l’espèce. Les termes utilisés dans l’article 92A ont un caractère plus technique ou spécialisé que ceux habituellement utilisés dans un texte constitutionnel. Étant donné ces difficultés d’interprétation, le tribunal devra définir avec soin la portée de l’interdiction des disparités prévue au paragraphe 92A(2) avant de se fonder sur cette disposition pour déclarer qu’une loi est inconstitutionnelle. Cet exercice d’interprétation ne doit pas être mené dans l’abstrait. En l’absence d’un régime de permis, il est difficile de déterminer ce en quoi constitue une disparité au sens du paragraphe 92A(2) et de déterminer si la Loi outrepasse ce qu’autorise cette disposition. Vu l’absence de mesures prises par le ministre pour restreindre l’approvisionnement de la C.-B. ainsi que l’absence de règlements et de régime de permis fonctionnel, il serait prudent pour le tribunal de s’abstenir de juger la constitutionnalité de la Loi au motif qu’elle autorise ou prévoit des disparités en violation du paragraphe 92A(2).

Le juge Nadon, J.C.A. (motifs concourants) : Il était impossible de soutenir que la Cour fédérale avait compétence en l’espèce. Il n’y avait pas de litige entre la C.-B. et l’Alberta au sens de l’article 19. La jurisprudence a montré que l’article 19 a été adopté pour permettre à la Cour fédérale de trancher des litiges d’une nature différente du litige dont il était question dans la présente affaire. Une action introduite au titre de l’article 19 en est une opposant la Couronne et la Couronne, dans laquelle les intérêts ou les droits de la Couronne doivent être défendus, ce qui n’était clairement pas le cas dans le présent appel. Le sens qu’a attribué la Cour fédérale à la disposition mène à des résultats qui sont intenables. Plus particulièrement, le raisonnement de la Cour fédérale permettrait à la Cour fédérale d’exercer sa compétence sur des questions que ni les provinces ni le Canada n’ont eu l’intention à quelque moment que ce soit de confier à la Cour fédérale en vertu de l’article 19. La jurisprudence a révélé que les litiges entendus en application de l’article 19 ne sont pas des différends « ordinaires » entre des citoyens et la Couronne ou entre un citoyen et un autre. Dans la mesure où le litige ou le différend porte sur la revendication d’intérêts et de droits « souverains » ou « de la Couronne », le mot « litige » doit recevoir une interprétation large, ce qui ramenait à la question de savoir si la C.-B. faisait valoir des intérêts ou des droits « souverains » ou « de la Couronne » contre l’Alberta. Il ne faisait aucun doute, en l’espèce, que la Loi pouvait être contestée si le ministre refuse à un particulier ou à une société un permis d’exportation de gaz naturel, de pétrole brut ou de combustibles raffinés. L’article 19 ne peut pas avoir été adopté dans le but d’offrir une instance concurrente aux cours supérieures provinciales qui permettrait au procureur général du Canada de contester une loi provinciale ou aux procureurs généraux de provinces de contester une loi fédérale ou une loi d’une autre province devant la Cour fédérale. Souscrire à l’interprétation large de l’article 19 qu’a faite la Cour fédérale ouvrirait la porte à l’ingérence de provinces dans les affaires d’autres provinces.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11, art. 54, 55, 56, 57.

Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 96, 111, 142, 146.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 24(1).

Judicature Act, R.S.A. 2000, ch. J-2, art. 25, 27.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 101, 121.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 43a).

Loi de la cour de l’Échiquier, S.R.C. 1906, ch. 140, art. 32.

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10, art. 32.

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 35.1.

Loi sur la procédure applicable aux infractions provinciales, L.N.-B. 1987, ch. P-22.1, art. 116(3).

Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.-B. 1973, ch. L-10, art. 43c), 134b).

Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces et sur les contributions fédérales en matière d’enseignement postsecondaire et de santé, L.R.C. (1985), ch. F-8 [maintenant la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces, L.R.C. (1985), ch. F-8].

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 17, 19, 57.

Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada), S.A. 2018, ch. P-21.5.

Régime d’assistance publique du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-1.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 221.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention sur le transfert des ressources naturelles (Alberta), confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26].

Traité no 3 (1873).

Traité no 7 (1877).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

British Columbia (Attorney General) v. Alberta (Attorney General), 2019 ABQB 550 (CanLII), 1 Alta. L.R. (7th) 370; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195, [2020] 2 R.C.F. 124; Alberta c. Canada, 2018 CAF 83, confirmant Nation Kainaiwa (Tribu des Blood) c. Canada, 2016 CF 817; Province of Ontario v. Dominion of Canada (1909), 42 S.C.R. 1, 1909 CarswellNat 23 (WL Can.), conf. par [1910] UKPC 40, [1910] A.C. 637 (P.C.) (sub nom. The Dominion of Canada v. The Province of Ontario); La Reine (Canada) c. La Reine (Î.-P.-É.), [1978] 1 C.F. 533 (C.A.); Attorney-General of Ontario v. Attorney-General of Canada (1907), 39 R.C.S. 14, 1907 CanLII 70; Canada c. Québec (Procureur general), 2008 CAF 201; R. c. Comeau, 2016 NBPC 3, 448 R.N.-B. (2e) 1, demande d’autorisation d’appel refusée 2016 CanLII 73665 (C.A.N.-B.); Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617; ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752, 1986 CanLII 91; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, 1986 CanLII 6; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1993] 1 R.C.S. 1080, 1993 CanLII 129; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, 1979 CanLII 9; Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, 1985 CanLII 74.

DÉCISIONS CITÉES :

Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165, 1995 CanLII 3597 (1re inst.), conf. par [1996] A.C.F. no 1242 (QL) (C.A.); Southwind c. Canada, 2011 CF 351, [2011] A.C.F. no 561 (QL); Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, 1987 CanLII 79; RJR–Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117; Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 R.C.S. 764; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837; Première Nation Pasqua c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 133, [2017] 3 R.C.F. 3; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Northern Telecom c. Travailleurs en communication, [1980] 1 R.C.S. 115, 1979 CanLII 3.

DOCTRINE CITÉE

Chandler, Marsha A. « Constitutional Change and Public Policy : The Impact of the Resource Amendment (Section 92A) », (1986), 19 :1 Revue can. de science politique 103.

Downey, Brendan et al., “Federalism in the Patch : Canada’s Energy Industry and the Constitutional Division of Powers” (2020), 58 :2 Alta. L. Rev. 273.

Moull, William D. « Section 92A of the Constitution Act, 1867 », (1983), 61 :4 Rev. du B. can. 715.

Moull, William D. « The Legal Effect of the Resource Amendment – What’s New in Section 92A? » dans J. Peter Meekison, Roy J. Romanow et William D. Moull, Origins and Meaning of Section 92A : The 1982 Constitutional Amendment on Resources (Montréal : Institut de recherche en politiques publiques, 1985).

Semkow, Brian W. “Energy and the New Constitution” (1985), 23 :1 Alta. L. Rev. 101.

APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 1195, [2020] 2 R.C.F. 124), qui a rejeté la requête de l’Alberta en vue de radier une action de la Colombie-Britannique visant à obtenir un jugement déclarant que la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada) était inconstitutionnelle, et qui a accueilli la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Doreen Mueller et Sean McDonough pour l’appelant.

J. Gareth Morley et Robert Danay pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta, Edmonton, pour l’appelant.

Ministère du Procureur général, Vancouver, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        LE JUGE NADON, J.C.A. (motifs concourants) : J’ai lu les motifs présentés par mon collègue le juge LeBlanc à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’appel devrait être accueilli avec dépens en faveur de l’appelant, le procureur général de l’Alberta (l’Alberta). Bien que je sois entièrement d’accord avec lui sur sa décision proposée concernant l’appel, j’en arrive à cette conclusion pour des motifs différents.

I.     Introduction

[2]        Le 18 mai 2018, le lieutenant-gouverneur de l’Alberta a donné la sanction royale à la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada), S.A. 2018, ch. P-21.5 (la Loi), laquelle est entrée en vigueur par proclamation le 30 avril 2019. La Loi habilite le ministre de l’Énergie (le ministre) à établir un régime de permis pour l’exportation de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés. La Loi laisse au ministre le pouvoir discrétionnaire de définir les paramètres du régime de permis, en tenant compte de l’intérêt public de la province. Avant d’établir un régime de permis, le ministre doit déterminer s’il existe des oléoducs ayant une capacité adéquate pour maximiser le rendement économique du pétrole brut et du bitume dilué produit en Alberta et si l’Alberta dispose de ressources et de réserves adéquates de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés pour répondre à ses besoins actuels et futurs. Le ministre peut également tenir compte de toute autre question jugée pertinente. La Loi autorise aussi le lieutenant-gouverneur en conseil à prendre des règlements, notamment les règlements nécessaires pour permettre au ministre de s’acquitter des obligations qui lui incombent au titre de la Loi.

[3]        Durant les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la Loi, des députés de l’assemblée législative de l’Alberta ont fait des déclarations selon lesquelles la Loi avait pour véritable objectif d’infliger des mesures de représailles politiques. La Loi permettrait à l’Alberta de restreindre l’exportation de ressources naturelles vers la Colombie-Britannique, en représailles de l’opposition de cette dernière province au projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain. Durant toute la période pertinente en l’espèce, le ministre n’avait toujours pas établi de régime de permis, et le lieutenant-gouverneur en conseil n’avait pris aucun règlement en vertu de la Loi.

[4]        Le 1er mai 2019, le procureur général de la Colombie-Britannique (la Colombie-Britannique) a intenté une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (la Cour de l’Alberta) afin d’obtenir un jugement déclarant la Loi invalide. L’Alberta a répondu à l’action de la Colombie-Britannique en déposant une requête en rejet de l’action au motif que la Cour de l’Alberta ne pouvait connaître de l’affaire et que la Colombie-Britannique n’avait pas qualité pour intenter cette action.

[5]        En attendant qu’il soit statué sur le litige ci-dessus, le 14 juin 2019, la Colombie-Britannique a intenté une action devant la Cour fédérale en vertu de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (la LCF), pour demander un jugement déclarant que la Loi était inconstitutionnelle. Plus précisément, au paragraphe 4 de sa déclaration, la Colombie-Britannique présente les motifs sur lesquels elle se fonde pour faire valoir l’invalidité constitutionnelle de la Loi :

[traduction]

4. Le demandeur affirme que la Loi est inconstitutionnelle pour les motifs suivants :

a. La Loi concerne des exportations interprovinciales et internationales et outrepasserait par conséquent la compétence provinciale étant donné le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, à moins qu’elle puisse être validée par l’article 92A.

b. Le paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise les assemblées législatives des provinces à édicter des lois qui, autrement, outrepasseraient la compétence provinciale en raison du paragraphe 91(2), mais uniquement si :

i. ces lois concernent l’exportation, à destination d’une autre partie du Canada, de la « production primaire » tirée des ressources naturelles non renouvelables;

ii. ces lois « [n’]autoris[ent] ou [ne] prév[oient] [pas] des disparités de prix ou des disparités dans les exportations destinées à une autre partie du Canada ».

c. La Loi est censée concerner l’exportation de « combustibles raffinés », notamment l’essence, le diésel, le carburant d’aviation et le carburant pour locomotives, lesquels ne sont pas de la production primaire tirée des ressources pétrolières au sens de l’article 92A et de la Sixième annexe de la Loi constitutionnelle de 1867.

d. La Loi autorise des disparités dans les exportations de gaz naturel et de pétrole brut vers la Colombie-Britannique.

e. L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 garantit que les articles du crû, de la provenance ou manufacture de chaque province seront « admis en franchise dans chacune des autres provinces ». La Loi, par son essence et son objet, vise à accroître le coût du commerce du gaz naturel, du pétrole brut et des combustibles raffinés entre l’Alberta et la Colombie-Britannique à l’instar d’un tarif, par représailles contre la Colombie-Britannique. La Loi contrevient donc à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[6]        La Colombie-Britannique affirme en outre que son action concerne un litige entre la Colombie-Britannique et l’Alberta et que les deux provinces ont adopté des lois par lesquelles elles reconnaissent la compétence de la Cour fédérale sur les litiges entre leur province et une autre province.

[7]        L’affirmation que fait la Colombie-Britannique au paragraphe 1 de sa déclaration est également importante : elle affirme avoir intenté son action à titre de parens patriae [traduction] « dans l’intérêt public des résidents de la Colombie-Britannique ».

[8]        Le 19 juillet 2019, le juge Hall de la Cour de l’Alberta [British Columbia (Attorney General) v. Alberta (Attorney General), 2019 ABQB 550 (CanLII), 1 Alta. L.R. (7th) 370] a suspendu l’action de la Colombie-Britannique jusqu’à ce que la Cour fédérale se prononce sur sa compétence pour entendre l’action intentée devant elle par la Colombie-Britannique le 14 juin 2019.

[9]        Les 12 et 13 septembre 2019, la Cour fédérale a entendu deux requêtes. D’abord, l’Alberta a déposé une requête au titre de la règle 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), demandant à la Cour de radier l’action de la Colombie-Britannique au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable. Plus précisément, l’Alberta a affirmé que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour entendre l’action intentée par la Colombie-Britannique en vertu de l’article 19 de la LCF et que l’action était prématurée. Ensuite, la Colombie-Britannique a déposé une requête en injonction interlocutoire pour qu’il soit interdit au ministre d’exercer les pouvoirs qui lui ont été conférés par la Loi jusqu’à ce que les questions faisant l’objet des procédures soient tranchées définitivement.

[10]      Le 24 septembre 2019, le juge Grammond (le juge de la Cour fédérale) a rejeté la requête en radiation de l’Alberta et a accueilli la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique (Colombie-Britannique (Procureur général) c. Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195, [2020] 2 R.C.F. 124).

[11]      Le 4 octobre 2019, l’Alberta a interjeté appel de la décision du juge de la Cour fédérale et a demandé à notre Cour d’annuler la décision du juge et de rejeter l’action de la Colombie-Britannique. L’Alberta a également demandé les dépens.

[12]      Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel de l’Alberta.

II.    Dispositions légales

[13]      Les dispositions pertinentes en l’espèce sont reproduites ici :

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7

Différends entre gouvernements

19 Lorsqu’une loi d’une province reconnaît sa compétence en l’espèce, — qu’elle y soit désignée sous le nom de Cour fédérale, Cour fédérale du Canada ou Cour de l’Échiquier du Canada — la Cour fédérale est compétente pour juger les cas de litige entre le Canada et cette province ou entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi semblable. [Je souligne.]

Judicature Act, R.S.A. 2000, ch. J-2 (Alberta)

[traduction]

Actions intentées par le procureur général ou le ministre de la Justice et solliciteur général

25(1) La Cour a compétence pour entendre les actions visant l’obtention d’un jugement déclaratoire quant à la validité d’une loi de l’assemblée législative, même si aucune autre mesure n’est demandée, intentées par l’une ou l’autre des personnes ci-après :

a) le procureur général du Canada;

b) le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta.

(2) L’action visant l’obtention d’un jugement déclaratoire sur la validité d’une loi intentée au titre du présent article est réputée suffisamment constituée si le procureur général du Canada ainsi que le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta y sont parties.

(3) Les jugements rendus dans les actions intentées au titre du présent article sont susceptibles d’appel comme tout autre jugement rendu par la Cour.

[…]

Compétence des cours fédérales

27 Conformément aux dispositions de la Loi sur la Cour suprême et de la Loi sur la Cours fédérale édictées par le législateur fédéral, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale du Canada, ou la Cour suprême du Canada seule, ont compétence pour entendre :

a) les litiges entre le Canada et l’Alberta;

b) les litiges entre l’Alberta et toute autre province ou territoire du Canada où une loi semblable à la présente loi est en vigueur;

c) les procédures où les parties, dans leurs actes de procédure, ont soulevé la question de la validité d’une loi du législateur fédéral ou d’une loi de l’assemblée législative de l’Alberta lorsque, de l’avis d’un juge de la cour où les procédures ont été intentées, la question est importante; dans un tel cas, le juge doit ordonner, si les parties le demandent, et peut ordonner, si les parties ne le demandent pas mais qu’il le juge bon, que l’affaire soit renvoyée à la Cour suprême du Canada pour qu’elle tranche la question. [Non souligné dans l’original.]

Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11

54. Lorsque la législature d’une province formant partie du Canada aura passé un acte convenant et décrétant que la Cour Suprême et la Cour de l’Echiquier, ou la Cour Suprême seulement, selon le cas, auront juridiction dans aucun des cas suivants, savoir : (1.) Les contestations entre la Puissance du Canada et cette Province; (2.) Les contestations entre cette province et quelque autre province ou quelques autres provinces qui auront passé un acte semblable; (3.) Les poursuites, actions ou procédures dans lesquelles les parties auront, par leur plaidoyer, soulevé la question de la validité d’un acte du parlement du Canada, lorsque dans l’opinion d’un juge de la cour devant laquelle elle est pendante, cette question est essentielle; (4.) Les poursuites, actions ou procédures dans lesquelles les parties auront, par leur plaidoyer, soulevé la question de la validité d’un acte de la législature de cette province, lorsque, dans l’opinion d’un juge de la cour devant laquelle elle est pendante, cette question est essentielle; alors la présente section et les trois sections immédiatement suivantes du présent acte seront en vigueur dans la catégorie ou les catégories de cas à l’égard desquels tel acte convenant et décrétant comme susdit, pourra avoir été passé.

55. La procédure dans les cas en premier et en second lieux mentionnés dans la section immédiatement précédente, aura lieu dans la Cour de l’Echiquier, et appel pourra être interjeté, dans tous les cas, à la Cour Suprême.

56. Dans les cas en troisième et en quatrième lieux mentionnés dans l’avant-dernière section immédiatement précédente, le juge qui aura décidé que cette question est essentielle ordonnera que la cause soit portée devant la Cour Suprême afin que cette question soit décidée, et elle y sera portée en conséquence; et après la décision de la Cour Suprême, la cause sera renvoyée, avec copie du jugement sur la question soulevée, à la cour ou au juge dont elle provient, pour y être alors décidée suivant la justice.

57. Les deux sections immédiatement précédentes ne s’appliqueront qu’aux causes d’une nature civile et s’appliqueront dans les cas qui y sont prescrits respectivement, quelle que soit la valeur de la matière en litige, et il n’y aura pas d’autre appel à la Cour Suprême sur aucun point qu’elle aura décidé dans aucun cas, ni sur aucun autre point, à moins que la valeur de la matière en litige ne dépasse cinq cent piastres. [Non souligné dans l’original.]

Loi de la cour de l’Échiquier, S.R.C. 1906, ch. 140

32. Quand la législature d’une province a adopté une loi qui convient que la Cour de l’Echiquier doit avoir juridiction en cas de différend, -

(a) entre le Dominion du Canada et cette province;

(b) entre cette province et toute autre province ou toutes provinces qui ont adopté un loi semblable

la Cour de l’Echiquier a juridiction pour juger ces différends.

2. Dans tous les cas, il y a appel de la Cour de l’Echiquier à la Cour Suprême. [Non souligné dans l’original.]

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26

Différends entre gouvernements

35.1 Les décisions rendues par la Cour d’appel fédérale en matière de litige entre le Canada et une province, ou entre deux ou plusieurs provinces, sont susceptibles d’appel devant la Cour.

III.   La décision de la Cour de l’Alberta

[14]      Avant de présenter les motifs exposés par le juge de la Cour fédérale à l’appui de sa conclusion, il sera utile, pour bien comprendre sa décision et les questions dont nous sommes saisis, de présenter les motifs pour lesquels le juge Hall de la Cour de l’Alberta a jugé bon de suspendre l’action de la Colombie-Britannique en attendant que la Cour fédérale rende sa décision sur la question de savoir si elle a compétence en vertu de l’article 19 de la LCF. Le juge Hall a tiré cette conclusion pour les motifs ci-après.

[15]      Premièrement, au paragraphe 8 de ses motifs, le juge Hall a indiqué que la principale question qu’il devait trancher était celle de savoir si le procureur général d’une province avait qualité pour solliciter un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité d’une loi d’une autre province. À son avis, cette question nécessitait qu’il examine les règles de droit relatives à la qualité pour agir du fait d’un intérêt direct ou de l’intérêt public dans le contexte de procédures intentées contre la Couronne.

[16]      Il a indiqué que l’un des objectifs des règles de droit relatives à la qualité pour agir est de s’assurer que les personnes lésées par une loi inconstitutionnelle aient accès à un tribunal indépendant et impartial pouvant obliger une assemblée législative à se conformer au droit et à la Constitution. Le juge Hall a également indiqué que le jugement déclaratoire est l’une des principales mesures demandées dans les affaires constitutionnelles et que déclarer une loi inconstitutionnelle, qu’il s’agisse d’une loi fédérale ou d’une loi provinciale, relève des pouvoirs inhérents des cours supérieures provinciales.

[17]      Le juge Hall s’est ensuite penché sur la question de savoir si la Colombie-Britannique avait qualité pour intenter l’action dont il était saisi. Il a indiqué que la Colombie-Britannique était d’avis qu’elle avait qualité pour intenter l’action à titre de représentante de l’intérêt public provincial, ajoutant que l’Alberta était d’avis que la Colombie-Britannique ne pouvait établir avoir qualité pour agir en raison d’un intérêt direct ou privé parce que la Loi n’avait pas et n’aurait pas d’incidence directe sur ses droits.

[18]      Après examen attentif de l’article 25 de la Judicature Act de l’Alberta (Judicature Act), R.S.A. 2000, ch. J-2, qui dispose que, dans les cas où aucune autre mesure n’est demandée, seuls le procureur général du Canada ou le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta peuvent intenter une action visant l’obtention d’un jugement déclaratoire sur la validité d’une loi édictée par l’assemblée législative de l’Alberta, et après examen des observations respectives des parties à ce sujet, le juge Hall a conclu que, hormis le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta, le procureur général d’une province ne pouvait pas intenter de procédure devant les tribunaux albertains concernant la validité d’une loi édictée par l’assemblée législative de l’Alberta.

[19]      Dans ses observations, le juge Hall a clairement affirmé que toute personne lésée par une loi adoptée par l’assemblée législative de l’Alberta pouvait en contester la validité constitutionnelle soit dans le cadre d’une procédure intentée au titre du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), soit dans le cadre, par exemple, d’une demande légitime sollicitant des dommages-intérêts ou toute autre mesure. Pour citer le juge Hall, au paragraphe 22 de ses motifs, [traduction] « les actions où une partie chercher à obtenir plus qu’une simple déclaration ne sont pas visées par l’article 25. Cela s’explique vraisemblablement par le fait que, pour pouvoir demander des dommages-intérêts ou une autre mesure, le demandeur doit avoir été directement touché par la loi, autrement dit il doit avoir un intérêt direct pour la contester. »

[20]      Le juge Hall a ensuite souligné qu’en raison de l’existence de l’article 19 de la LCF, la Colombie-Britannique n’était pas sans recours. Il a ensuite renvoyé à l’article 27 de la Judicature Act, selon lequel, à son avis, l’Alberta avait accepté de confier à la Cour fédérale la compétence sur les différends interprovinciaux. Il a affirmé que le législateur fédéral avait adopté une disposition semblable à l’article 27 de la Judicature Act, soit l’article 19 de la LCF, ajoutant qu’une disposition semblable existait déjà dans les lois fédérales depuis 1875, date à laquelle le législateur a adopté l’article 54 de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11.

[21]      Après avoir examiné de près ces dispositions et une partie de la jurisprudence sur le sujet, le juge Hall a conclu, au paragraphe 39 de ses motifs, [traduction] « [qu’]à [s]on avis, le différend actuel entre le procureur général de la Colombie-Britannique et le procureur général de l’Alberta est visé par ces définitions », c’est-à-dire par les définitions du terme « litige » expliquées dans la décision Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165, 1995 CanLII 3597 (1re inst.), conf. par [1996] A.C.F. no 1242 (QL) (C.A.); Southwind c. Canada, 2011 CF 351, [1996] A.C.F. no 561 (QL), et Alberta c. Canada, 2018 CAF 83 (Alberta c. Canada).

[22]      Ainsi, le juge Hall a expliqué que, même s’il retenait l’argument de l’Alberta selon lequel seuls le procureur général du Canada et le ministre de la Justice et solliciteur de l’Alberta pouvaient demander, indépendamment de toute autre mesure, un jugement déclaratoire sur la validité des lois de l’Alberta devant les tribunaux albertains, cette conclusion ne laissait pas la Colombie-Britannique sans recours et ne permettait pas à l’Alberta d’échapper à toute contestation constitutionnelle de la Loi.

[23]      Au paragraphe 44 de ses motifs, le juge Hall a affirmé ce qui suit :

[traduction] La discussion qui précède montre que le législateur fédéral et les législateurs provinciaux ont adopté les lois nécessaires pour conférer compétence à la Cour fédérale dans les différends interprovinciaux de cette nature, ce qui montre également que le procureur général de la Colombie-Britannique a qualité pour intenter son action devant cette cour. Les observations de la Cour d’appel fédérale, citées plus haut, étayent ce point de vue, puisqu’elle a affirmé que, « sans l’article 19 de la Loi sur les CF », une province devrait poursuivre l’autre devant les tribunaux de la province défenderesse, ce qui signifie qu’avec l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, c’est la Cour fédérale qui a compétence. [Souligné dans l’original.]

[24]      Enfin, le juge Hall a ensuite examiné s’il devait exercer son pouvoir discrétionnaire et reconnaître à la Colombie-Britannique qualité pour agir dans l’intérêt public, ce qui selon lui [traduction] « n’est pas nécessairement exclu par l’article 25 de la Judicature Act » (motifs du juge Hall, au paragraphe 45).

[25]      Bien que le juge Hall ait semblé réceptif à la requête de la Colombie-Britannique visant à obtenir qualité pour agir dans l’intérêt public, il a refusé de tirer une conclusion définitive, parce qu’il était d’avis que la qualité pour agir de la Colombie-Britannique devant la Cour fédérale conférée d’office par l’article 19 de la LCF pesait contre la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Ainsi, [traduction] « l’effet combiné de l’article 27 de la Judicature Act et de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales fait en sorte que la Loi ne sera pas à l’abri » (motifs du juge Hall, au paragraphe 52). Autrement dit, l’existence d’un recours devant la Cour fédérale fait en sorte que la Loi ne pourra pas échapper à un examen rigoureux.

[26]      En conclusion, le juge Hall a suspendu l’action de la Colombie-Britannique, laissant le soin à la Cour fédérale de juger si elle avait compétence sur les questions soulevées dans l’action intentée par la Colombie-Britannique.

[27]      J’en viens maintenant à la décision de la Cour fédérale.

IV.   La décision de la Cour fédérale

[28]      Comme je l’ai déjà indiqué, le juge de la Cour fédérale a statué sur deux requêtes. À l’égard de la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique, il a conclu qu’il avait été satisfait au critère établi par la Cour suprême dans une série d’arrêts, soit que le requérant doit convaincre la cour qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’il subira un préjudice irréparable en cas de rejet de la requête et que la prépondérance des inconvénients le favorise : voir Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, 1987 CanLII 79; RJR–Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117, et Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 R.C.S. 764.

[29]      Non seulement le juge de la Cour fédérale a conclu que la requête de la Colombie-Britannique soulevait une question sérieuse, mais, en plus, il a jugé que la Colombie-Britannique avait un dossier solide montrant que la Loi était invalide. Il a en outre conclu que la Colombie-Britannique subirait un préjudice irréparable si l’injonction ne lui était pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi de l’injonction.

[30]      En ce qui a trait à la requête en radiation de l’Alberta, le juge de la Cour fédérale a conclu que la contestation constitutionnelle de la Colombie-Britannique relevait de la compétence de la Cour fédérale. Il en est arrivé à cette conclusion après avoir examiné le texte, le contexte et l’objet de l’article 19 de la LCF. À son avis, le terme « litige » (ou « controversies » en anglais) était suffisamment large pour inclure les différends concernant la validité constitutionnelle d’une loi provinciale. Plus précisément, le juge de la Cour fédérale était d’avis qu’il ne faisait aucun doute qu’il existait un litige entre la Colombie-Britannique et l’Alberta concernant la constitutionnalité de la Loi.

[31]      Le juge de la Cour fédérale a conclu que les circonstances entourant l’adoption en 1875 de l’article 54 de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, qui est plus tard devenu l’article 19 de la LCF, étayaient la portée élargie du sens ordinaire du terme litige. Le juge de la Cour fédérale a également indiqué que son examen de ces circonstances l’avait amené à rejeter l’argument de l’Alberta, selon lequel le législateur avait expressément envisagé la mise en question de la validité de lois provinciales et avait choisi de conférer compétence sur cette question à la Cour suprême uniquement.

[32]      Plus précisément, le juge de la Cour fédérale a rejeté, parce qu’elle était sans fondement, l’observation de l’Alberta selon laquelle les deux premiers paragraphes de l’article 54 de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, qui conféraient aux juges d’instances inférieures le pouvoir discrétionnaire de renvoyer les questions constitutionnelles à la Cour suprême du Canada, montraient que le législateur entendait limiter aux questions non constitutionnelles la compétence de la Cour de l’Échiquier sur les litiges intergouvernementaux. Selon le juge de la Cour fédérale, les deux mécanismes prévus à l’article 54, soit le règlement des litiges intergouvernementaux et le renvoi des questions constitutionnelles à la Cour suprême, « ne sont tout simplement pas liés et ne s’excluent pas l’un l’autre » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 46).

[33]      Outre ce résumé de ses motifs, j’aimerais également souligner certaines autres observations formulées par le juge de la Cour fédérale. Au paragraphe 30 de ses motifs, au sujet de la requête de l’Alberta présentée au titre de la règle 221, le juge de la Cour fédérale a indiqué que l’Alberta ne contestait pas l’action de la Colombie-Britannique pour des motifs constitutionnels. Plus précisément, l’Alberta ne soutenait pas que l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], empêchait l’action de la Colombie-Britannique intentée en vertu de l’article 19 de la LCF, mais que, si la disposition était interprétée comme il le fallait, la contestation de la Colombie-Britannique ne constituait pas un litige visé par l’article 19.

[34]      Au paragraphe 48 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a conclu que le contexte dans lequel l’article 19 de la LCF avait été adopté étayait le point de vue selon lequel le terme « litige » visait nécessairement les litiges relatifs à la validité des lois.

[35]      Le juge de la Cour fédérale a également examiné l’observation de l’Alberta selon laquelle, pour qu’une action soit visée par l’article 19, elle devait soulever des questions relatives à un droit, à une obligation ou à une responsabilité, ce qui n’était clairement pas le cas en l’espèce. Pour répondre à cette observation, le juge de la Cour fédérale a tenu compte de certaines décisions (et il y en a très peu) portant sur l’article 19 de la LCF ou les dispositions l’ayant précédé. Plus précisément, il a examiné l’arrêt de la Cour suprême Province of Ontario v. Dominion of Canada (1909), 42 R.C.S. 1, 1909 CarswellNat 23 (WL Can.), conf. par [1910] UKPC 40, [1910] A.C. 637 (P.C.) (Ontario v. Canada 1909, avec renvois aux R.C.S.) et les arrêts de notre Cour La Reine (Canada) c. La Reine (Î.-P.-É.), [1978] 1 C.F. 533 (C.A.) (Canada c. Î.-P.-É.) et Alberta c. Canada. Même si dans aucune de ces affaires les parties n’ont demandé de déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi provinciale ou fédérale, le juge de la Cour fédérale a affirmé que cet aspect n’était pas pertinent parce qu’il estimait que, si un litige pouvait être tranché sur des fondements juridiques, plutôt que des fondements de morale ou de politique publique, il s’agissait d’un litige visé par l’article 19. Pour étayer son point de vue, il a renvoyé aux observations de ma collègue la juge Gauthier dans l’arrêt Alberta c. Canada, où elle s’est exprimée en ces termes, au paragraphe 26 de ses motifs :

En ce qui concerne les matières visées par ces dispositions, et plus particulièrement l’article 19 de la Loi sur les CF, il semble qu’il n’y a pas de limite quant au type de litige auquel elles s’appliqueraient. À ce stade et sans le bénéfice d’arguments complets, l’évolution législative de l’article 19, de même que la manière dont les deux dispositions ont été appliquées, semble étayer la portée générale suggérée par le sens ordinaire des mots « litige » ou « controversy » en anglais. [Non souligné dans l’original.]

[36]      Au paragraphe 80 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a indiqué que le simple fait que l’action intentée par la Colombie-Britannique représente la toute première fois dans l’histoire juridique du Canada que le procureur général d’une province tente de faire invalider une loi d’une autre province en ayant recours à l’article 19 ne signifiait pas que la Cour fédérale n’avait pas compétence. Le juge de la Cour fédérale s’est exprimé dans les termes suivants :

J’ajouterai simplement que le fait qu’il s’agisse de la première tentative de lancer une telle contestation devant notre Cour ne prouve pas que nous n’avons pas compétence. Nous ne savons pas si cette possibilité a été envisagée dans les affaires précitées ou dans une affaire mentionnée par l’Alberta, Attorney-General for Manitoba c. Manitoba Egg and Poultry Association et al., [1971] R.C.S. 689. Les avocats pourraient avoir été dissuadés par l’absence de précédents positifs. Cependant, il n’existe pas non plus de précédent négatif.

[37]      De plus, le juge de la Cour fédérale s’est penché sur l’argument de l’Alberta selon lequel l’action de la Colombie-Britannique était prématurée. Dans son analyse de la question, il a souligné qu’il existait un « litige actuel », au sens où l’entendait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99. Selon le juge de la Cour fédérale, il était particulièrement pertinent que des députés de l’assemblée législative de l’Alberta aient fait des déclarations selon lesquelles la Loi visait à causer des difficultés économiques pour la Colombie-Britannique. Compte tenu de ces déclarations, la simple adoption de la Loi, sans autre intervention du ministre, suffisait pour conclure qu’il existait un litige actuel.

[38]      Comme je conclus que nous devrions annuler la décision du juge de la Cour fédérale, il n’est par conséquent pas nécessaire que j’examine la partie de ses motifs portant sur la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique.

V.    La thèse de l’Alberta

[39]      Pour contester la décision du juge de la Cour fédérale, l’Alberta fait valoir plusieurs arguments. Toutefois, pour les besoins du présent appel, je me limiterai à ceux qui suivent.

[40]      Premièrement, l’Alberta soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence en vertu de l’article 19 pour rendre une simple déclaration d’invalidité à l’égard d’une loi provinciale. Elle soutient que la question est assujettie à la Judicature Act, laquelle n’autorise pas le procureur général d’une province, mis à part le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta, à solliciter, sans qu’il soit en même temps demandé une autre forme de réparation, une déclaration concernant la validité des lois adoptées par l’Alberta.

[41]      L’Alberta soutient en outre que l’examen de la constitutionnalité d’une loi provinciale relève clairement de la compétence des cours supérieures provinciales et que toute personne touchée par la Loi peut contester sa constitutionnalité devant la Cour de l’Alberta. Ainsi, la constitutionnalité de ses lois ou de celles d’une autre province ne tombe pas dans un vide juridictionnel qui serait à combler.

[42]      En ce qui concerne le sens du terme « litige », l’Alberta soutient qu’il doit exister un litige réel à propos de droits et d’obligations pour que la Cour fédérale puisse exercer sa compétence en vertu de l’article 19 de la LCF. À l’appui de cet argument, l’Alberta invoque l’arrêt de notre Cour Canada c. Î.-P.-É. (motifs du juge Le Dain, aux pages 582 et 583) et l’arrêt de la Cour suprême Ontario v. Canada 1909 (motifs du juge Duff, à la page 119).

[43]      L’Alberta affirme également que le libellé du titre coiffant l’article 19, « Différends entre gouvernements », connote l’existence d’un désaccord réel entre deux provinces ou entre une province et le Canada, et non une action visant l’obtention d’une simple déclaration d’invalidité d’une loi provinciale ou fédérale.

[44]      Donc, si je comprends bien la thèse de l’Alberta, il est soutenu qu’il n’existe pas de litige dont peut être saisie la Cour fédérale, puisque la Colombie-Britannique n’a pas établi qu’il existait un droit, une obligation ou une responsabilité entre la Colombie-Britannique et l’Alberta. Il va sans dire que la Colombie-Britannique s’oppose à cette thèse et qu’elle souscrit aux motifs du juge de la Cour fédérale dans leur totalité.

VI.   La question en litige

[45]      Les parties formulent chacune la question à trancher d’une manière quelque peu différente. Dans son mémoire des faits et du droit, au paragraphe 16, l’Alberta affirme que la question à trancher est la suivante :

[traduction] Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en concluant que la Cour fédérale avait compétence pour entendre la demande du procureur général de la Colombie-Britannique en vue d’obtenir une simple déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi de l’Alberta? Le procureur général de l’Alberta soutient que le juge des requêtes a commis cette erreur.

[46]      Quant à la Colombie-Britannique, elle affirme, au paragraphe 26 de son mémoire des faits et du droit, que la question à trancher est la suivante :

[traduction] Est-il évident et manifeste qu’une action intentée par une province en vue d’obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi d’une autre province n’est pas un « litige » au sens de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales?

[47]      Donc, nous devons décider si l’action de la Colombie-Britannique relève de l’article 19 de la LCF. Plus précisément, existe-t-il un « litige » entre les provinces de la Colombie-Britannique et de l’Alberta?

VII.  Discussion

[48]      Avant d’aller plus loin, commençons par quelques mots sur la norme de contrôle applicable.

[49]      Notre Cour est saisie d’un appel de la décision du juge de la Cour fédérale sur une requête présentée par l’Alberta en vue de faire rejeter une action au titre de la règle 221. Les deux parties reconnaissent que la norme applicable est celle de la décision correcte puisque la question à trancher est de savoir s’il est « évident et manifeste » que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre l’action de la Colombie-Britannique en vertu de l’article 19.

[50]      Je suis d’accord avec la Colombie-Britannique pour dire que l’appel doit être rejeté si nous souscrivons à l’opinion du juge de la Cour fédérale selon laquelle la Cour fédérale a compétence en vertu de l’article 19 ou si nous estimons que cette thèse est soutenable. Pour les motifs que je vais maintenant expliquer, je suis d’avis qu’il est impossible de soutenir que la Cour fédérale a compétence en l’espèce.

[51]      Je commence par énoncer une évidence : l’article 19 confère à la Cour fédérale compétence pour trancher des litiges entre deux provinces ou entre une province et le Canada. La compétence de la Cour fédérale au titre de l’article 19 repose sur la prémisse que les parties qui comparaissent devant la Cour, soit en l’espèce les provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, ont donné leur consentement à ce que la Cour ait compétence à l’égard du litige. J’ajouterais que la compétence de la Cour fédérale au titre de l’article 19 concerne une compétence sur des questions à l’égard desquelles elle n’aurait normalement pas compétence.

[52]      Le raisonnement du juge de la Cour fédérale, de la façon dont je le perçois, est qu’il existe un litige entre les provinces de la Colombie-Britannique et de l’Alberta parce que le procureur général de la Colombie-Britannique conteste la constitutionnalité de la Loi et que le litige est « actuel » parce que l’objectif de la Loi est de punir la Colombie-Britannique pour n’avoir pas soutenu le projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain.

[53]      Les parties ne contestent pas que les dispositions législatives, comme l’article 19 en l’espèce, doivent être interprétées selon les « principes modernes » d’interprétation des lois, qui exigent que nous examinions les mots d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837, au paragraphe 21). Ainsi, si nous examinons le texte, le contexte et l’objet de l’article 19, que signifie « les cas de litige entre [...] cette province et une ou plusieurs autres provinces »?

[54]      J’estime qu’il n’y a pas de litige entre la Colombie-Britannique et l’Alberta au sens de l’article 19 de la LCF. Puisque ni l’évolution législative de la disposition ni le contexte dans lequel elle a été adoptée ne nous fournissent, à mon avis, d’indice quant à la signification de l’article 19, il est impératif que j’examine en détail les quelques jugements ayant porté sur l’article 19 ou les dispositions qui l’ont précédé. Il est important de souligner qu’à part les jugements que j’examinerai, rien n’a été écrit au sujet de l’article 19. En effet, les parties n’ont pas été en mesure de nous fournir d’articles ni de commentaires d’arrêt portant sur l’article 19. Mes propres recherches ne m’ont pas permis de trouver quoi que ce soit à ce sujet (à l’exception d’un article écrit par Brendan Downey et al., « Federalism in the Patch : Canada’s Energy Industry and the Constitutional Division of Powers », dans (2020), 58 :2 Alta. L. Rev. 273, où les auteurs discutent aux pages 306 à 311 de l’affaire dont nous sommes saisis). Sans émettre de conjectures, je pense que la raison expliquant cette absence de précédents sur le sujet est que les affaires entendues jusqu’ici par les Cours fédérales et la Cour suprême du Canada étaient toutes des affaires qui à n’en pas douter relevaient de l’article 19. C’est pourquoi aucun débat n’a eu lieu sur la compétence de la Cour au titre de l’article 19.

[55]      La jurisprudence montre que l’article 19 a été adopté pour permettre à la Cour fédérale de trancher des litiges d’une nature différente du litige dont nous sommes aujourd’hui saisis. La jurisprudence montre également que, dans chaque instance introduite au titre de l’article 19, une province ou le Canada avait un intérêt direct lui permettant d’intenter la procédure (toutes les affaires concernent soit un procès intenté par le Canada contre une province, soit un procès intenté par une province contre le Canada; il n’y a aucune affaire où une province a intenté un procès contre une autre province). Autrement dit, je suis d’avis qu’une action introduite au titre de l’article 19 en est une opposant la Couronne et la Couronne, dans laquelle les intérêts ou les droits de la Couronne doivent être défendus, ce qui n’est clairement pas le cas dans le présent appel.

[56]      Dans l’examen du sens de la disposition, il est également important de garder à l’esprit que le sens qu’a attribué le juge de la Cour fédérale à la disposition mène à des résultats qui, à mon avis, sont intenables. Plus particulièrement, le raisonnement du juge de la Cour fédérale permettrait à la Cour fédérale d’exercer sa compétence sur des questions que, selon moi, ni les provinces ni le Canada n’ont jamais eu l’intention de confier à la Cour fédérale en vertu de l’article 19.

[57]      Je commence par l’arrêt de la Cour suprême Attorney-General of Ontario v. Attorney-General of Canada (1907), 39 R.C.S. 14, 1907 CanLII 70 (Ontario v. Canada 1907, avec renvois aux R.C.S.). La question dont était alors saisie la Cour suprême peut être expliquée de la façon suivante.

[58]      Au moment de la Confédération en 1867, la province qui s’appelait alors Province du Canada (Haut-Canada et Bas-Canada) détenait des actifs sous forme de fonds spéciaux dont elle était débitrice et pour lesquels elle était responsable des intérêts. En vertu de l’article 111 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5] (l’Acte de l’Amérique du Nord britannique), c’est le Dominion du Canada qui devait assumer la responsabilité mentionnée ci-dessus. Dans une sentence arbitrale rendue en 1870, conformément à l’article 142 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867), afin de rajuster les dettes et les actifs du Haut et du Bas-Canada, les fonds ont été jugés comme étant la propriété de l’Ontario. Le Canada a donc versé à l’Ontario des intérêts au taux de 5 p. 100 jusqu’en 1904. Cette année-là, le Canada a prétendu avoir le droit de réduire le taux d’intérêt à 4 p. 100 ou, si cela était inacceptable pour l’Ontario, de lui verser le capital.

[59]      Confirmant la décision de la Cour de l’Échiquier, la Cour suprême du Canada (le juge Idington étant dissident) a conclu qu’à la suite de la sentence arbitrale, le Canada avait le droit de verser le capital à la province, ainsi que les intérêts courus, et d’être ainsi libéré de toute responsabilité à l’égard des fonds.

[60]      Pour les besoins de la présente affaire, je ne renverrai qu’aux motifs du juge Idington, car il est le seul à avoir parlé de l’article 19. À la page 44 du recueil de jurisprudence, il a indiqué que, lorsque les droits revendiqués par les parties ont été créés, [traduction] « il n’y avait pas de tribunal pour décider qui pouvait avoir raison et qui pouvait avoir tort. Lorsqu’on considère la situation comme une affaire opposant la Couronne à la Couronne, la situation est effectivement anormale. » Puis, à la page 45, il a renvoyé à l’article 32 de la Loi de la cour de l’Échiquier, S.R.C 1906, ch. 140 (Loi de la cour de l’Échiquier de 1906) (une ancienne version de l’article 19) et a dit que cette disposition conférait à la Cour de l’Échiquier compétence pour rendre une décision sur les droits se rattachant aux fonds spéciaux. Cela l’a amené à écrire, aux pages 45 et 46, que l’article 32 imposait à la Cour de l’Échiquier et à la Cour suprême [traduction] « d’une manière des plus draconiennes [...], l’obligation de régler le litige, qu’il découle d’un contrat ou d’une fiducie ».

[61]      L’affaire suivante que je souhaite examiner est l’arrêt de la Cour suprême Ontario v. Canada 1909, dans laquelle la Cour a dû déterminer si l’Ontario était tenu de rembourser au Canada l’argent que ce dernier avait dépensé pour obtenir la cession de terres occupées par la tribu des Saulteux de la Première Nation Ojibway (la bande).

[62]      Plus particulièrement, le 3 octobre 1873, un traité a été conclu entre le Canada et la bande (le traité est connu sous le nom de [traduction] « Traité de l’angle nord-ouest no 3 »), aux termes duquel la bande a cédé environ 49 300 milles carrés au Canada en échange de compensations financières et autres. À l’époque où le traité a été conclu, la frontière entre l’Ontario et le Manitoba n’avait pas encore été tracée. Toutefois, lorsque la frontière entre les deux provinces a été définie en 1884, 30 500 milles carrés des terres cédées se sont retrouvés du côté de l’Ontario.

[63]      En 1903, le Canada a intenté une poursuite contre l’Ontario devant la Cour de l’Échiquier en vertu de l’article 32 de la Loi de la cour de l’Échiquier de 1906, demandant le remboursement d’un pourcentage de l’argent dépensé pour éteindre le titre indien sur les terres qui font maintenant partie de l’Ontario. Une majorité de juges de la Cour suprême a accueilli l’appel de l’Ontario contre la décision de la Cour de l’Échiquier et a donc conclu que la province n’était pas tenue de rembourser le Canada.

[64]      Les juges Idington et Duff (avec lesquels le juge Maclennan était d’accord) ont rédigé des motifs distincts pour la majorité. À la page 101 du recueil de jurisprudence, le juge Idington a expliqué que, même si le libellé de l’article 32 de la Loi de la cour de l’Échiquier de 1906 était suffisamment large pour couvrir des demandes fondées sur [traduction] « les principes de l’honneur, de la générosité ou de la justice naturelle présumée », personne n’avait soutenu que la Cour de l’Échiquier avait le droit de reconnaître sa compétence sur ce fondement. Il a ensuite affirmé ce qui suit :

[traduction] […] Il semble que les parties ont reconnu que nous devons trouver un fondement à la demande soit dans une relation contractuelle ou (il faut garder à l’esprit que le litige oppose la Couronne à la Couronne étant donné que les deux parties agissent au nom de la Couronne) quasi contractuelle entre les parties, soit dans un certain motif d’equity.

À cela s’ajoute, dans le mémoire de l’intimée, un argument reposant sur des quasi-contrats de droit civil au sujet desquels une longue liste de précédents est invoquée. Toutefois, dans les observations, personne n’a insisté sur ce droit ou ces précédents. [Non souligné dans l’original.]

[65]      Le juge Duff, dans ses motifs, s’est penché sur l’article 32 de la Loi de la cour de l’Échiquier de 1906, aux pages 118 et 119 du recueil de jurisprudence. Il a d’abord déclaré que l’article conférait à la Cour de l’Échiquier compétence pour trancher un litige comme celui dont la Cour était saisie. Il a ensuite formulé les observations suivantes :

[traduction] […] Je pense que cette loi, en prévoyant que la cour peut trancher les différends, vise les différends se rapportant à des droits; elle suppose l’existence préalable d’ une règle ou d’un principe selon lequel ces droits peuvent être établis; et il semble que cette règle ou ce principe ne peut être que la règle de droit ou le principe juridique qui convient. Je pense que nous ne devrions pas présumer que la Cour de l’Échiquier a été autorisée à créer une règle de droit pour trancher un différend de ce genre ni à appliquer à ce différend une règle ou un principe applicable dans un endroit alors que, selon les principes reconnus, il devrait être tranché selon le droit d’un autre endroit. Cette interprétation des fonctions de la Cour au titre de la Loi ne limite pas ces fonctions au point de restreindre le bon fonctionnement de la Loi. Peu importe le droit du Dominion dans une affaire comme celle en l’espèce, il est difficile de voir de quelle façon la province pourrait (sans la Loi et sans avoir donné son consentement en l’espèce) se faire poursuivre devant un tribunal pour qu’elle réponde à la demande du Dominion. La Loi mentionnée et la loi connexe de la province confèrent de façon définitive une sanction légale à l’égard de telles instances et constituent un tribunal (alors qu’il n’en existait pas) par lequel, à la demande de l’une ou l’autre des parties, leurs droits et leurs obligations réciproques concernant tout différend peuvent être établis et affirmés avec autorité. [Non souligné dans l’original.]

[66]      La décision de la Cour suprême a été portée en appel devant le Conseil privé, qui a rejeté l’appel (The Dominion of Canada v. The Province of Ontario, [1910] UKPC 40, [1910] A.C. 637). Après avoir déclaré que la Cour de l’Échiquier s’était fait conférer compétence par les lois du Canada et de l’Ontario sur les litiges entre ces parties, le lord chancelier Loreburn a déclaré ce qui suit, à la page 3 du recueil de jurisprudence :

[traduction] […] Lorsque des différends surgissent entre les deux gouvernements au sujet de ce qui est dû à la Couronne en tant qu’auteur de traités par la Couronne en tant que propriétaire de terres publiques, ils doivent être jugés comme si les deux gouvernements étaient investis séparément par la Couronne de ses droits et responsabilités en tant qu’auteur de traités et que propriétaire respectivement.

[67]      Je me penche maintenant sur l’arrêt de notre Cour Canada c. Î.-P.-É. Notre Cour devait déterminer si le gouvernement fédéral avait manqué à l’une des conditions auxquelles l’Île-du-Prince-Édouard (l’Î.-P.-É.) avait été admise au sein du Canada en vertu de l’article 146 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Plus précisément, lorsque l’Î.-P.-É. a été admise au sein du Canada le 26 juin 1873, l’une des conditions de son entrée était que le [traduction] « gouvernement du Dominion » veille à ce qu’un service de traversier soit, en tout temps, établi et maintenu entre l’Î.-P.-É. et la partie continentale du Canada.

[68]      En raison d’une grève qui a empêché le service de traversier établi par le Canada de fonctionner entre le 21 août 1973 et le 2 septembre 1973, l’Î.-P.-É. a intenté une action, en vertu de l’article 19 de la LCF, pour obtenir des dommages-intérêts et des dépens contre le gouvernement fédéral.

[69]      Bien que la Section de première instance de la Cour fédérale (la Cour fédérale) ait jugé que le Canada avait manqué à son obligation de maintenir le service de traversier, elle a conclu que ce manquement ne donnait pas lieu à une action en dommages-intérêts. Par conséquent, l’action de l’Î.-P.-É. a été rejetée.

[70]      À la suite de l’appel du Canada et de l’appel incident de l’Î.-P.-É. visant la décision de la Cour fédérale, notre Cour a rejeté l’appel et a accueilli l’appel incident. Par conséquent, le jugement de l’instance inférieure a été annulé et l’affaire a été renvoyée à la Cour fédérale pour qu’elle réexamine la question des dommages-intérêts.

[71]      Le juge en chef Jackett et le juge Le Dain se sont exprimés au nom de la majorité, le juge Pratte ayant été dissident. Pour les besoins de la présente affaire, je ne ferai référence qu’aux motifs du juge en chef et du juge Le Dain, qui ont tous deux examiné dans leurs motifs l’article 19 de la LCF.

[72]      Aux pages 543 et 544 de ses motifs, le juge en chef a exprimé l’opinion que l’affaire dont la Cour était saisie était une question qui relevait clairement de l’article 19, c’est-à-dire un différend entre le Canada et l’Î.-P.-É. sur la question de savoir si l’Î.-P.-É. avait droit à une indemnité pour l’inexécution d’une condition de son entrée au Canada.

[73]      Le juge en chef a indiqué que la Cour fédérale avait commis une erreur en considérant l’action intentée par l’Î.-P.-É. comme une « action » au sens habituel de ce mot dans le système judiciaire, dont la fonction est de régler les différends entre des personnes ordinaires. Il a ensuite examiné la question du point de vue de la nature et du caractère de la procédure visée par l’article 19. Cela l’a amené à écrire ce qui suit aux pages 557 à 559 :

Je doute que le Canada ou une province soit une personne qui entre comme telle dans la compétence des cours supérieures de common law. Quoi qu’il en soit, j’estime que la Division de première instance n’a aucune compétence dans un différend entre deux entités politiques de cette nature, si ce n’est celle que lui confère l’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale […]

[…]

et la loi provinciale qui la reconnaît. À mon sens, ces dispositions législatives (l’article 19 et la « loi » provinciale) créent une compétence qui diffère par sa nature de la compétence ordinaire conférée aux cours municipales pour trancher les différends entre les personnes ordinaires ou entre le souverain et une personne ordinaire. Elle tranche les différends entre des entités politiques et non pas entre des personnes juridiques reconnues devant les tribunaux municipaux ordinaires. De même, selon moi, ces dispositions créent une compétence qui diffère par sa nature de celle des cours internationales. Elle tranche les différends conformément à certains « principes juridiques reconnus » (en l’espèce, une disposition de la constitution légale du Canada qui est, vis-à-vis du droit international, le droit municipal canadien).

L’adoption du premier texte législatif qui a précédé l’article 19, après que la loi provinciale qui reconnaît la compétence eut été passée, a eu pour effet, selon moi, de convertir un droit légal (statutaire) d’une « province » sans redressement légal en un droit légal assorti d’un redressement légal, bien que ce redressement se limite à une déclaration judiciaire.

Selon ce point de vue sur la nature d’une procédure en vertu de l’article 19, les parties sont les entités politiques (en l’espèce, la province et le Canada), que je ne saurais décrire avec plus d’exactitude qu’en disant qu’elles représentent la population actuelle (ou le public) des régions géographiques concernées. En effet, il s’agit bien en l’espèce d’une réclamation de la population actuelle de l’Île-du-Prince-Édouard contre la population actuelle de tout le Canada. À mon sens, il importe peu que dans les procédures on se réfère à ces parties par leur nom géographique ou par les gouvernements exécutifs qui représentent les habitants des régions géographiques et sont leurs porte-parole aux fins du différend. [Non souligné dans l’original; notes de bas de page omises.]

[74]      Dans la note de bas de page numéro 40, à la page 559 de ses motifs, le juge en chef a ajouté ce qui suit :

40L’expression « Sa Majesté, du chef de » employée pour désigner le gouvernement exécutif peut être ou ne pas être particulièrement appropriée; il ne fait toutefois aucun doute, si on lit les procédures dans le contexte de l’article 19, que la province et le Canada sont les vraies parties au différend […]

[75]      Je me tourne maintenant vers les motifs du juge Le Dain, dont ce passage des pages 582 et 583 est pertinent :

L’Île-du-Prince-Édouard invoque la compétence de la Cour fédérale, conférée par l’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, de juger un litige entre le Canada et une province […]

La province a adopté, en 1941, la disposition habilitante visant à conférer à la Cour cette compétence, soit l’article 11 de la Judicature Act Amendments, 1941 […]

La constitution du Canada, dont fait partie l’arrêté en conseil admettant l’Île-du-Prince-Édouard dans l’Union, donne au Canada et aux provinces des droits et des obligations en leur qualité de personnes juridiques distinctes. Toutefois, la nature de ces entités et celle de leurs obligations et leurs droits respectifs doivent être précisées. L’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et la disposition habilitante voulue adoptée par la province confèrent à la Cour compétence pour juger des litiges entre le gouvernement du Canada et celui d’une province, litiges qui peuvent porter, entre autres, sur ces droits et ces obligations. À l’instar du juge en chef, je suis d’avis, en toute déférence, que ni la doctrine de l’indivisibilité ni celle de l’immunité de la Couronne, que ce soit du point de vue de la procédure ou du droit positif, ne doivent empêcher de statuer sur la responsabilité intergouvernementale aux termes de cette disposition qui prévoit clairement que le Canada et les provinces doivent être traités comme des personnes juridiques distinctes et égales lorsqu’il s’agit de juger un litige qui a pris naissance entre elles. Le terme « litige » a un sens assez général pour embrasser tout genre de droit, d’obligation ou de responsabilité qui peut exister entre les gouvernements ou leur personnification juridique stricte. Le terme est certainement assez général pour comprendre un litige portant sur la question de savoir si un gouvernement est passible de dommages-intérêts envers un autre. Il n’est pas clair que le pouvoir judiciaire conféré par l’article 19 comprenne le pouvoir d’accorder une réparation supplémentaire de même qu’un jugement déclaratoire, mais je présume, compte tenu de la nature des parties au litige, que c’était un jugement déclaratoire qui était envisagé. Les procédures en l’espèce ont revêtu la forme d’une action en dommages-intérêts intentée par Sa Majesté la Reine, du chef de l’Île-du-Prince-Édouard, contre Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, mais puisque les procédures ont été clairement intentées aux fins d’invoquer la compétence de la Cour en vertu de l’article 19, l’intitulé de la cause et la nature du redressement sollicité sont, à mon humble avis, des questions de forme qui ne devraient pas annuler le fond de la réclamation. Je ne vois aucune raison pour ne pas considérer l’action comme étant de façon générale, une demande de redressement visant à obtenir de la Cour une décision ou un jugement déclaratoire selon lequel la province a droit à des dommages-intérêts en raison de la prétendue inexécution par le Canada de son devoir. [Non souligné dans l’original.]

[76]      La décision suivante digne d’être prise en considération est l’arrêt de notre Cour Canada c. Québec (Procureur général), 2008 CAF 201 [Canada c. Québec]. Dans cet arrêt, à l’invitation du Canada, le Québec a intenté une procédure en vertu de l’article 19 de la LCF. Bien que la Cour fédérale ait été saisie de six questions à trancher, en appel, les parties ont convenu que notre Cour devait uniquement se pencher sur trois d’entre elles. Ces questions ont été formulées de la manière ci-après par le juge Hugessen dans une ordonnance datée du 5 septembre 2001 :

Est-ce que le ministre des Finances du Canada (ministre) a commis une erreur révisable dans ses déterminations suivantes :

1 - Que l’adoption de la Loi modifiant la Loi concernant l’impôt sur la vente en détail et d’autres dispositions législatives d’ordre fiscal, afin de permettre notamment l’application de la TVQ sur la TPS, ne constitue pas un changement apporté à la structure fiscale du Québec au sens de l’article 6(1)b) de la Loi et de l’article 12(1)b)(i) du Règlement pour l’exercice 1991-1992;

2 - Que l’augmentation du taux de la marge bénéficiaire de la SAQ pour l’exercice financier 1991-1992 ne constitue pas une augmentation de la marge de bénéfice sur les biens vendus au public par cet organisme au sens de l’article 6(1)b) de la Loi et de l’article 12(1)b)(viii) du Règlement pour l’exercice 1991-1992; et

3 - Que l’augmentation du taux de la marge bénéficiaire de la Société des loteries et courses du Québec pour l’exercice 1991-1992 ne constitue pas une augmentation de la marge de bénéfice sur les biens vendus au public par cet organisme au sens de l’article 6(1)b) de la Loi et de l’article 12(1)b)(viii) du Règlement pour l’exercice 1991-1992.

[77]      Ces questions font suite à l’introduction par le Québec d’une action déclaratoire contre le Canada le 17 octobre 1995, dans laquelle la province a contesté la décision du ministre fédéral des Finances, datée du 29 novembre 1994, de rejeter sa demande relative à un paiement de stabilisation de ses revenus pour l’exercice 1991–1992, déposée le 28 septembre 1993. Plus précisément, le Québec reprochait au Canada de ne pas reconnaître les changements qu’il avait apportés à la structure de ses impôts, notamment la taxe de vente du Québec, à la suite de l’introduction par le Canada de la nouvelle taxe sur les produits et services et de nier l’augmentation de la marge bénéficiaire de la Société des alcools du Québec et de la Société des loteries et courses du Québec sur les biens et les services vendus au public par le Québec.

[78]      L’une des questions que notre Cour devait trancher était la nature du recours pouvant être exercé en application de l’article 19 de la LCF. Après avoir indiqué que la Cour fédérale avait conclu que la procédure prévue à l’article 19 n’était pas une demande de contrôle judiciaire assujettie au paragraphe 18(1) de la LCF, mais plutôt une procédure dont l’objet était de trancher le fond du différend, le juge Létourneau, au paragraphe 11 de ses motifs, a conclu que l’article ne concernait pas les différends administratifs entre un gouvernement et un administré, mais plutôt les litiges « entre deux entités étatiques d’une même Couronne indivisible ». Il a également affirmé, au paragraphe 13 de ses motifs, que la procédure applicable au titre de l’article 19 était « tributaire et fonction de la véritable nature du litige qui existe entre les parties ».

[79]      Enfin, j’aimerais renvoyer à l’arrêt de notre Cour Alberta c. Canada. Dans cette affaire, sept Premières Nations, parties au Traité no 7 de 1877, avaient intenté une action contre Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta et Sa Majesté la Reine du chef du Canada pour manquement à leurs obligations fiduciaires et fiduciales.

[80]      Plus précisément, les Premières Nations soutenaient, entre autres, qu’elles n’avaient pas renoncé au titre ancestral lié au territoire visé par le Traité no 7 et contestaient le transfert fait par le Canada à l’Alberta du territoire et des droits sur ses ressources, en vertu de la Convention sur le transfert des ressources naturelles, confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26].

[81]      En septembre 2001, un protonotaire de la Cour fédérale a accueilli la requête de l’Alberta, qui demandait à être mise hors de cause à titre de défenderesse au motif que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour entendre la demande des demandeurs déposée contre elle. Le 18 décembre 2003, le Canada a déposé sa défense dans l’action portée devant la Cour fédérale.

[82]      Le 31 mars 2010, le Canada a demandé la suspension de l’action intentée contre lui en vue de présenter une demande de mise en cause contre l’Alberta. Le Canada a déposé cette demande au moyen d’une action intentée en avril 2010 devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, par laquelle elle demandait une contribution et une indemnité de la part de l’Alberta dans l’éventualité où la Cour fédérale rendrait un jugement contre lui en faveur des demandeurs.

[83]      Par la suite, le 18 février 2014, le Canada a présenté à la Cour fédérale une requête en ordonnance l’autorisant à introduire une demande de mise en cause contre l’Alberta devant cette cour, laquelle requête a été accueillie par une protonotaire. Cette décision a été confirmée en appel par un juge de la Cour fédérale [Nation Kainaiwa (Tribu des Blood) c. Canada, 2016 CF 817]. La décision du juge a été portée en appel devant notre Cour (Alberta c. Canada, 2018 CAF 83). Au paragraphe 22 des motifs rédigés au nom de la Cour, la juge Gauthier s’est exprimée ainsi :

Malgré la tentation de donner une réponse définitive à la question de la compétence pour que le Canada puisse immédiatement se désister de la troisième action [devant les tribunaux de l’Alberta], je puis seulement conclure qu’il n’est pas évident ni manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence sur le litige (« controversy » en anglais) entre le Canada et l’Alberta sur le fondement de l’article 19 de la Loi sur les CF.

[84]      Après avoir fait observer, au paragraphe 24 de ses motifs, que l’article 19 ne s’appliquait pas aux litiges entre des particuliers et l’Alberta, la juge Gauthier a indiqué [au paragraphe 26] qu’il ne semblait pas y avoir « de limite quant au type de litige auquel [l’article 19] s’appliquerai[t] ». De plus, au paragraphe 30 de ses motifs, elle a indiqué que l’article 19 offrait une approche pragmatique et pratique pour traiter les litiges intergouvernementaux et qu’il était clair qu’aujourd’hui, l’article ne faisait que conférer une compétence concurrente à la Cour fédérale. Elle voulait dire par là qu’une province pouvait en poursuivre une autre devant une cour supérieure provinciale, mais seulement « devant les tribunaux de la Couronne provinciale défenderesse » (au paragraphe 29).

[85]      Que représentent ces affaires et quels principes pouvons-nous en dégager? Ces affaires montrent clairement ce qui suit. Premièrement, elles révèlent que les litiges entendus en application de l’article 19 ne sont pas des différends « ordinaires » entre des citoyens et la Couronne ou entre un citoyen et un autre. Le juge en chef Jackett prend soin de l’expliquer dans l’arrêt Canada c. Î.-P.É. où, aux pages 557 à 559, il établit une distinction entre la compétence conférée par l’article 19 et celle des « cours municipales », c’est-à-dire des cours supérieures des provinces. Plus particulièrement, il affirme sans ambiguïté que la compétence conférée par l’article 19 vise à permettre de trancher les différends entre des entités politiques et non entre un gouvernement et des personnes ordinaires.

[86]      Dans cette perspective, les mots du juge Idington à la page 101 de ses motifs dans l’arrêt Ontario v. Canada 1909 sont pertinents. Le juge Idington affirme que le litige visé par l’article 19 doit en être un qui [traduction] « oppose la Couronne à la Couronne étant donné que les deux parties agissent au nom de la Couronne ». Les observations du juge Le Dain, à la page 583 de l’arrêt Canada c. Î.-P.-É., sont également pertinentes. Il y parle de l’article 19 comme d’une compétence servant à trancher les différends entre le Canada et les provinces ou les différends entre provinces. De plus, dans l’arrêt Canada c. Québec, le juge Létourneau a expliqué, au paragraphe 11, que l’article 19 était une compétence conférée à la Cour fédérale pour régler les différends entre « entités étatiques d’une même Couronne indivisible ».

[87]      À mon avis, ces affaires illustrent les types de différends visés par l’article 19, c’est-à-dire ceux opposant la Couronne à la Couronne, une province au Canada ou un gouvernement à un autre gouvernement, dans lesquels les parties font valoir des droits « souverains » ou « de la Couronne » les unes contre les autres. C’est parce que de tels cas se produisent rarement que peu de décisions ont été rendues concernant l’article 19. Je ne doute pas que, si l’approche adoptée par le juge de la Cour fédérale est la bonne, la jurisprudence relative à l’article 19 augmentera de façon spectaculaire. Contrairement au juge de la Cour fédérale, je ne crois pas que ce soit l’absence de jurisprudence concernant cet article qui explique pourquoi les avocats ont hésité à intenter des procédures en vertu de l’article 19. À mon avis, c’est la nature distincte des affaires relevant de l’article 19 qui explique pourquoi il n’y a pas beaucoup de jurisprudence sur le sujet.

[88]      Cela m’amène à dire que, puisque les litiges mentionnés ci-dessus relevaient de toute évidence de l’article 19, les observations formulées dans ces décisions, et plus précisément celles du juge Le Dain dans l’arrêt Canada c. Î.-P.-É. et de la juge Gauthier dans l’arrêt Canada c. Alberta, en ce qui concerne le sens du mot « litige » et le fait qu’il faut lui donner une interprétation large, doivent être comprises dans leur contexte. Autrement dit, dans la mesure où le litige ou le différend porte sur la revendication d’intérêts et de droits « souverains » ou « de la Couronne », je suis tout à fait d’accord que le mot « litige » doit recevoir une interprétation large.

[89]      Cependant, tout cela nous ramène à la question à laquelle nous devons répondre en l’espèce, à savoir si la Colombie-Britannique fait valoir des intérêts ou des droits « souverains » ou « de la Couronne » contre l’Alberta. Si ce n’est pas le cas, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, car le litige ne serait pas visé par l’article 19, même si celui-ci reçoit une interprétation large.

[90]      Tous les précédents mentionnés se rapportent à des actions ou à des procédures qui ne pouvaient être intentées que par une province ou par le Canada. Aucun des litiges ne concernait des particuliers ou des personnes morales pouvant être touchés par une loi. Compte tenu de la nature des litiges portés devant la Cour dans ces affaires, seuls les gouvernements provinciaux concernés ou le Canada pouvaient porter devant les tribunaux les questions soulevées dans les instances. Aucun droit privé n’était revendiqué ou invoqué par les parties dans ces affaires. Au contraire, les droits invoqués étaient des droits dont seule la Couronne pouvait se prévaloir, soit du chef du Canada, soit du chef d’une province.

[91]      Permettez-moi de donner un exemple d’un litige qui tomberait sans aucun doute sous le coup de l’article 19. La frontière entre le Québec et l’Ontario (dans l’est de l’Ontario) se trouve au milieu de la rivière des Outaouais, qui sépare les deux provinces. Si l’une des provinces adoptait une loi ou prenait d’autres moyens pour affirmer que sa frontière comprend la totalité de la rivière des Outaouais, l’autre province contesterait sûrement cette affirmation. Dans un tel scénario, il ne fait aucun doute que seuls la province ou son gouvernement pourraient engager une procédure pour contester la décision de l’autre province d’inclure dans son territoire la totalité de la rivière des Outaouais. Un tel différend ou litige relèverait de toute évidence de l’article 19 et la Cour fédérale pourrait le trancher.

[92]      L’affaire dont nous sommes saisis n’appartient manifestement pas à cette catégorie de litiges. Le différend en l’espèce est, en réalité, un différend entre une province et des personnes ordinaires au sens où l’explique le juge en chef Jackett dans l’arrêt Canada c. Î.-P.-É., c’est-à-dire que toute personne lésée par la Loi, qu’il s’agisse d’un particulier ou d’une société, sera en mesure de mettre en doute la constitutionnalité des dispositions qui lui portent préjudice. Il va sans dire que de telles contestations ne sont pas rares au Canada puisque, chaque année, les cours supérieures des provinces sont saisies de nombreuses contestations constitutionnelles portant sur la validité de lois provinciales ou fédérales.

[93]      Il ne fait aucun doute, en l’espèce, que la Loi peut être contestée, et le sera probablement, si le ministre refuse à un particulier ou à une société un permis d’exportation de gaz naturel, de pétrole brut ou de combustibles raffinés. S’il est vrai que l’objet de la Loi est de punir les Britanno-Colombiens, il se peut fort bien qu’un permis d’exportation de ces produits vers la Colombie-Britannique soit refusé et que, par conséquent, les dispositions soient contestées non pas par la Colombie-Britannique en sa qualité de souverain, mais par les personnes lésées par la Loi ou par toute personne ou tout groupe de personnes cherchant à contester la Loi en invoquant la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[94]      Comme le dit le juge de la Cour fédérale dans ses motifs, il n’est jamais arrivé que le procureur général d’une province tente de contester une loi au moyen de l’article 19, comme dans l’affaire dont notre Cour est saisie. Autrement dit, il n’est jamais arrivé que le procureur général d’une province demande à la Cour fédérale, sans demander d’autres mesures, une déclaration invalidant la loi d’une autre province. De même, à ma connaissance, le procureur général du Canada n’a jamais contesté de loi provinciale devant la Cour fédérale en recourant à l’article 19.

[95]      De telles contestations ne relèvent pas, à mon humble avis, de l’article 19. En effet, l’article 19 ne peut pas avoir été adopté dans le but d’offrir une instance concurrente aux cours supérieures provinciales qui permettrait au procureur général du Canada de contester une loi provinciale ou aux procureurs généraux de provinces de contester une loi fédérale ou une loi d’une autre province devant la Cour fédérale. Comme je l’ai déjà indiqué, les décisions mentionnées plus haut sont toutes de parfaits exemples du type de différends pour lesquels l’article 19 a été adopté, c’est-à-dire des affaires portant sur les droits et les intérêts entre des entités politiques du pays. Une seule interprétation est possible : la compétence conférée par l’article 19 diffère de la compétence « ordinaire » en vertu de laquelle les tribunaux se prononcent sur la constitutionnalité de lois.

[96]      Je vais maintenant mettre en évidence certaines contestations juridiques possibles dont, à mon avis, la Cour fédérale pourrait être saisie au titre de l’article 19 si la décision du juge de la Cour fédérale était jugée correcte. Dans l’arrêt R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342 (arrêt Comeau), la Cour suprême fournit un bon exemple de ce qui pourrait se produire si nous devions souscrire à l’approche du juge de la Cour fédérale. Dans l’affaire Comeau, comme en l’espèce, la constitutionnalité d’une loi provinciale était contestée. M. Comeau soutenait que la loi provinciale en question était inconstitutionnelle en raison de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[97]      M. Comeau, un résident du Nouveau-Brunswick, s’était rendu en voiture dans la province de Québec le 6 octobre 2012 et avait acheté une grande quantité de bière et quelques bouteilles de spiritueux dans trois magasins différents au Québec. À son retour au Nouveau-Brunswick, il a été arrêté par la Gendarmerie royale du Canada, qui avait surveillé les visiteurs néo-brunswickois dans les magasins d’alcool situés au Québec. Il a été déterminé que les achats de M. Comeau dépassaient la limite prescrite à l’alinéa 43c) de la Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.-B. 1973, ch. L-10 (la Loi sur les alcools). Il a été accusé en vertu de l’alinéa 134b) de la Loi sur les alcools et a été condamné à payer une amende de 240 $, plus les frais administratifs.

[98]      M. Comeau a contesté sa condamnation au motif qu’en raison de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, l’alinéa 134b) de la Loi sur les alcools était inconstitutionnel.

[99]      L’affaire a été entendue par la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, qui a donné raison à M. Comeau (R. c. Comeau, 2016 NBCP 3, 448 R.N.-B. (2e) 1). La Couronne, en vertu du paragraphe 116(3) de la Loi sur la procédure applicable aux infractions provinciales, L.N.-B. 1987, ch. P-22.1, a demandé l’autorisation d’interjeter appel de la décision à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, qui a refusé d’accorder cette autorisation (2016 CanLII 73665).

[100]   Par conséquent, la Couronne a porté l’affaire devant la Cour suprême du Canada. La question principale dont était saisie la Cour était de savoir si l’alinéa 134b) de la Loi sur les alcools contrevenait à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. La Cour suprême a conclu que la disposition contestée ne contrevenait pas à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[101]   Imaginons, par exemple, que la province de Québec, avant que ne se produisent les faits à l’origine de la contestation constitutionnelle dans l’affaire Comeau, ait adopté une approche libérale concernant la vente et le commerce de la bière, du vin et des boissons fortement alcoolisées. Par approche libérale, j’entends que le Québec aurait décidé d’autoriser ses citoyens à acheter, en dehors de la province, une quantité illimitée de bière, de vin et de boissons fortement alcoolisées et de rapporter ces produits dans la province sans payer de taxes ou de pénalités financières. Sur ce fondement, le Québec aurait pu contester la disposition légale du Nouveau-Brunswick visée par l’arrêt Comeau devant la Cour fédérale en vertu de l’article 19 au motif que la nouvelle loi du Nouveau-Brunswick aurait porté préjudice à ses intérêts, représentés par la Société des Alcools du Québec (la SAQ), ainsi qu’aux intérêts des divers commerces de détail au Québec vendant de la bière ou du vin. Ainsi, le Québec aurait pu faire valoir que sa contestation de la constitutionnalité des dispositions légales du Nouveau-Brunswick constituait un litige entre le Nouveau-Brunswick et le Québec, ce qui aurait donné lieu à la procédure intentée en vertu de l’article 19.

[102]   Avec un peu d’imagination, on pourrait envisager d’autres contestations de lois, tant fédérales que provinciales, qui relèveraient de l’article 19. Voici un deuxième exemple qui illustre mon propos. La législation québécoise en matière de langues officielles, au cours des 50 dernières années, a suscité du mécontentement politique non seulement dans la province, mais aussi en dehors de celle-ci. Si on appliquait l’approche du juge de la Cour fédérale, il semblerait que les procureurs généraux des autres provinces pourraient, individuellement ou collectivement, contester la législation québécoise en matière de langues officielles en vertu de l’article 19, en faisant valoir que leur contestation constitue un litige entre leur province et le Québec et que, par conséquent, la Cour fédérale est compétente.

[103]   Je le répète, l’article 19 ne peut pas avoir été édicté afin de permettre aux provinces de contester les lois d’autres provinces ou afin de permettre au procureur général du Canada de contester devant la Cour fédérale la constitutionnalité de lois provinciales. Souscrire à l’interprétation large de l’article 19 qu’a faite le juge de la Cour fédérale ouvrirait la porte à l’ingérence de provinces dans les affaires d’autres provinces. Je ne crois pas que ce fût là l’intention des provinces lorsqu’elles ont adopté la législation habilitante qui a conféré à la Cour fédérale compétence pour juger les litiges intergouvernementaux.

[104]   Contrairement à la situation dans l’affaire Comeau, la Loi n’a encore porté préjudice à personne, car elle n’a pas été utilisée pour rejeter une demande de permis d’exportation de gaz, de pétrole ou de combustible raffiné vers la Colombie-Britannique ou ailleurs au Canada. Il en est ainsi parce que le ministre n’a pas encore créé de régime d’octroi de permis et qu’aucun règlement en la matière n’a été pris. Vraisemblablement, s’il existait un régime d’octroi de permis et des règlements, il y aurait des cas de refus de permis d’exportation des produits mentionnés ci-dessus. À ce moment-là, il reviendrait aux personnes ou aux entreprises ayant essuyé ce refus de décider de contester ou non la constitutionnalité de la Loi devant la Cour de l’Alberta.

[105]   Pour étayer mon point de vue, j’aimerais souligner que l’article 35.1 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, qui porte le titre « Différends entre gouvernements », prévoit un droit d’appel d’office à la Cour suprême du Canada à l’encontre des décisions de notre Cour dans les instances visées par l’article 19 de la LCF. Cette disposition prévoyant un droit d’appel a existé sous des formes diverses avant l’adoption de l’article 35.1 de la Loi sur la Cour suprême en 1990. Plus précisément, on trouve une disposition dont le libellé est quasi identique à l’article 32 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10. Avant cela, on trouvait des libellés semblables au paragraphe 32(2) de la Loi de la cour de l’Échiquier de 1906 et à l’article 55 de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier de 1875.

[106]   À ma connaissance, il n’existe pas de droit d’appel de plein droit d’une décision rendue par une cour d’appel provinciale auprès de la Cour suprême sauf si cette décision concerne une affaire criminelle, comme dans l’arrêt Comeau. Je ne crois pas non plus que l’on puisse interjeter appel d’un arrêt rendu par notre Cour devant la Cour suprême du Canada sans autorisation préalable de cette dernière. La seule explication que je puis donner à l’existence de l’article 35.1 de la Loi sur la Cour suprême est que les litiges portés devant la Cour fédérale en vertu de l’article 19 sont du type visé dans les arrêts que j’ai examinés plus haut, c’est-à-dire des litiges qui portent manifestement sur un différend concernant des droits ou des intérêts « souverains » ou « de la Couronne ». Il est vraisemblable que ces litiges aient été considérés comme étant exceptionnels, ce qui explique pourquoi la Cour de l’Échiquier à l’époque et la Cour fédérale aujourd’hui se sont vu conférer compétence pour entendre des affaires à l’égard desquelles elles n’auraient sinon pas eu compétence et que les décisions dans ces affaires sont susceptibles d’appel de plein droit devant la Cour suprême du Canada.

[107]   En l’espèce, comme je l’ai indiqué plus haut, la Colombie-Britannique ne fait pas valoir d’intérêts « souverains » ni d’intérêts « de la Couronne ». Au contraire, comme elle l’a affirmé au paragraphe 1 de sa déclaration, elle agit pour le compte des résidents de la Colombie-Britannique, c’est-à-dire des personnes ordinaires.

[108]   Il convient également de souligner qu’il semble que ni notre Cour ni la Cour fédérale n’ont jamais déclaré de loi provinciale inconstitutionnelle. À mon avis, on est en droit de douter sérieusement que cela soit possible (voir les motifs de la juge Karakatsanis dans l’arrêt Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617 (Windsor), aux paragraphes 59 à 65.

[109]   Une dernière observation est nécessaire avant que je conclue. Comme je l’ai indiqué plus haut, la compétence de la Cour fédérale au titre de l’article 19 découle du consentement qu’ont donné les provinces parties à l’affaire. L’Alberta soutient n’avoir jamais consenti à conférer à la Cour fédérale la compétence pour entendre une affaire telle que celle dont nous sommes saisis. À l’appui de son argument, l’Alberta affirme qu’on ne peut interpréter l’article 27 de la Judicature Act de l’Alberta comme étant le consentement de la province à confier à la Cour fédérale cette compétence. Le juge de la Cour fédérale a rejeté cet argument et a conclu que l’article 27 fournissait le consentement nécessaire.

[110]   Je suis d’avis que cela soulève la question, à laquelle il n’est pas nécessaire de répondre dans le présent appel, de savoir si la Cour fédérale peut ou devrait se déclarer compétente lorsque l’une des parties à la procédure soutient qu’elle n’a pas consenti à ce que la Cour exerce sa compétence pour entendre le « litige ». Cela soulève également la question de savoir si l’Alberta aurait pu retirer son consentement, si on avait conclu à son existence du fait de l’article 27, après l’introduction de la procédure par la Colombie-Britannique, en adoptant une disposition légale à cet effet. Dans l’arrêt Ontario c. Canada 1909, le juge Duff, à la page 119 de ses motifs, a indiqué qu’on ne pouvait pas obliger la province de l’Ontario à répondre devant la Cour aux revendications du Canada sans qu’elle y ait consenti dans une loi provinciale et [traduction] « sans qu’elle y ait consenti à l’égard de cette affaire précise ». Cela semble montrer qu’une procédure intentée en vertu de l’article 19 ne peut être examinée que si les deux parties y consentent de leur plein gré.

VIII.    Conclusion

[111]   Pour ces motifs, je peux seulement conclure qu’il est « évident et manifeste » que la contestation de la Loi par la Colombie-Britannique ne constitue pas un litige visé par l’article 19 de la LCF. Par conséquent, je trancherais l’appel de la manière proposée par le juge LeBlanc.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[112]   Le Juge Leblanc, J.C.A. : Je suis d’accord avec mon collègue, le juge Nadon, sur le fait qu’il faudrait accueillir le présent appel, mais je fonde mes conclusions sur des motifs différents des siens. Plus précisément, je conclus que la Cour fédérale a compétence, en vertu de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, pour entendre des affaires de la nature de celle dont la Colombie-Britannique nous a saisis en l’espèce. Tout au moins, il n’est pas évident et manifeste qu’elle n’a pas cette compétence.

[113]   Cela dit, je ne suis pas convaincu qu’il soit satisfait au critère juridique applicable au prononcé du jugement déclaratoire demandé. Comme l’a souligné mon collègue, pendant toute la période pertinente en l’espèce, les mécanismes réglementaires nécessaires pour que la Loi ait une application, en d’autres termes un régime d’octroi de permis régi par un ensemble de règlements, n’avaient pas encore été mis en place. Par conséquent, lorsque notre Cour a entendu le présent appel, il n’existait encore aucun litige du type pouvant donner lieu à un jugement déclaratoire. En fait, il est possible qu’un tel litige ne survienne jamais.

[114]   En ce qui concerne les faits et les dispositions légales pertinents en l’espèce, ainsi que les étapes de la procédure ayant mené au présent appel, je renvoie aux motifs de mon collègue.

I.     L’affaire en l’espèce soulève un « litige » au sens de l’article 19

[115]   La thèse de mon collègue selon laquelle le « litige » à l’origine de l’action de la Colombie-Britannique contre l’Alberta en l’espèce ne relève pas de l’article 19 de la LCF est fondée sur un examen des décisions dans lesquelles cette disposition ou une version antérieure a été discutée. Cette jurisprudence, selon mon collègue, montre que l’article 19 a été conçu pour s’appliquer à des litiges d’une nature différente, à savoir des litiges opposant des gouvernements dans lesquels une partie fait valoir à l’encontre de l’autre des droits « souverains » ou des droits « de la Couronne », c’est-à-dire des droits que seule la Couronne peut faire valoir, en sa qualité fédérale ou provinciale, au moyen d’une procédure qui ne peut être engagée que par une province ou par le Canada.

[116]   Aucune de ces affaires, souligne-t-il, ne concerne des personnes qui ont été touchées par une loi et avaient pleinement le droit d’en contester la constitutionnalité, qu’il s’agisse d’une loi provinciale ou fédérale, en s’en remettant au pouvoir de surveillance des cours supérieures provinciales. L’affaire dont notre Cour a été saisie en l’espèce aurait pu correspondre à cette description si le ministre avait rejeté la demande de permis d’exportation d’une personne ou d’une société. Si le véritable objectif de la Loi consistait effectivement à punir les Britanno-Colombiens, toute personne ou tout groupe de personne pourrait également contester cette Loi en soutenant avoir qualité pour agir dans l’intérêt public.

[117]   En résumé, ces décisions, selon mon collègue, constituent toutes de parfaits exemples du type de litiges pour lequel l’article 19 a été adopté, c’est-à-dire des affaires portant sur les droits et les intérêts d’entités politiques, ce qui « diffère de la compétence “ordinaire” en vertu de laquelle les tribunaux se prononcent sur la constitutionnalité de lois ». C’est d’autant plus vrai, ajoute-t-il, que l’on est en droit de « douter sérieusement » de la capacité de la Cour fédérale de déclarer inconstitutionnelle une loi provinciale, décision que l’on demande à notre Cour de prendre en l’espèce, compte tenu de remarques incidentes de la majorité de la Cour suprême du Canada formulées dans l’arrêt Windsor.

[118]   Avec tout le respect que je dois à mon collègue, je ne limiterais pas la portée de la compétence conférée à la Cour fédérale par l’article 19 de la LCF au type de litiges à l’origine des arrêts que mon collègue a examinés. Je suis d’avis que l’article 19, comme l’a conclu le juge de la Cour fédérale, se prête à une interprétation plus large.

[119]   Je ferais deux observations avant d’exposer en détail mes motifs à l’appui de cette conclusion. Premièrement, comme l’a souligné mon collègue, l’Alberta ne soutient pas que l’action de la Colombie-Britannique est impossible en raison de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, selon lequel le législateur a créé les Cours fédérales à titre de « tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada ». En d’autres termes, l’Alberta ne fait pas valoir que l’action de la Colombie-Britannique doit être rejetée au motif qu’elle ne satisfait pas au critère à trois volets établi par la Cour suprême et servant aux décisions sur la compétence de la Cour fédérale au titre de l’article 101. Selon ce critère de longue date, couramment appelé le « critère ITO », il doit y avoir attribution de compétence par une loi du législateur fédérale, ainsi qu’un ensemble de règles de droit fédérales qui est essentiel à la solution des litiges et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence. Ce critère exige également que la loi invoquée dans l’affaire soit une « loi du Canada » au sens de l’article 101 (ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766, 1986 CanLII 91; Windsor, au paragraphe 34).

[120]   Comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt Alberta c. Canada, l’article 19 constitue une « disposition unique » en ce sens qu’il ne semble pas être fondé uniquement sur le pouvoir de légiférer du législateur en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867; il est également fondé sur le pouvoir des législatures provinciales de « conférer à une cour d’origine législative la compétence sur les litiges, ou “controversies” en anglais, concernant des sujets qui pourraient relever de l’article 92 de la Constitution » (Alberta c. Canada, aux paragraphes 24 et 34).

[121]   Autrement dit, l’article 19 en soi ne confère aucune compétence à la Cour fédérale. Pour que ce soit le cas, les provinces qui le veulent doivent adopter des lois par lesquelles elles acceptent de recourir à cette compétence, ce que notre Cour a appelé « un exemple de fédéralisme coopératif » et plus précisément « une approche pragmatique et pratique pour traiter les litiges intergouvernementaux » (Alberta c. Canada, au paragraphe 30). À mon sens, ce régime coopératif a pour effet de fournir au Canada et aux provinces qui le veulent un recours judiciaire permettant que soient tranchés leurs litiges—un recours qui, en raison de doutes quant à l’immunité de la Couronne, n’existait pas avant l’adoption de la première version de ce mécanisme en 1875 (Province of Ontario v. Dominion of Canada (1909), 42 R.C.S. 1, au paragraphe 119, conf. par [1910] A.C. 637 (P.C.); Alberta c. Canada, par. 28)—et de conférer à la Cour fédérale compétence sur des affaires qui sinon ne relèveraient pas d’elle selon la Constitution.

[122]   Bien qu’il semble hautement improbable qu’il soit nécessaire de satisfaire au critère ITO en ce qui concerne l’article 19, à savoir que l’attribution de la compétence de la Cour fédérale doive avoir pour fondement une loi fédérale, il vaut mieux laisser à d’autres le soin de répondre à cette question puisque notre Cour n’en est pas saisie.

[123]   La seule question à trancher, par conséquent, comme l’a souligné le juge de la Cour fédérale, est une question d’interprétation des lois. Cette constatation m’amène à ma deuxième observation. La thèse de l’Alberta dans le présent appel ayant été bien résumée par mon collègue dans ses motifs, il n’est pas nécessaire que je la répète ici. Toutefois, il est clairement ressorti des observations orales que la principale question à trancher est celle de savoir si l’action de la Colombie-Britannique découle d’un litige actuel ou réel, et non de savoir, à supposer qu’un tel litige existe, si la Cour fédérale a compétence pour le trancher. En effet, l’Alberta reconnaît maintenant qu’il n’est pas évident et manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence pour trancher des litiges intergouvernementaux concernant la constitutionnalité de lois provinciales s’il existe un litige actuel ou réel.

[124]   J’en conclus que l’Alberta ne s’en tient plus à ce que le juge de la Cour fédérale a considéré comme étant la thèse principale de l’Alberta, c’est-à-dire que le législateur, lorsqu’il a adopté la première version de l’article 19 (à l’époque l’article 54 de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier), a pris en considération la mise en question de la validité des lois, fédérales ou provinciales, mais qu’il a décidé de réserver la compétence sur ces affaires à la Cour suprême.

[125]   Même si la compétence est une question de droit qui ne découle pas du consentement des parties ou de l’absence d’objection de leur part (voir, par exemple, l’arrêt Première Nation Pasqua c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 133, [2017] 3 R.C.F. 3, au paragraphe 109), je soulignerai que, devant notre Cour, l’Alberta n’a pas fait valoir que la Cour fédérale, indépendamment de la nature du litige qu’on lui demande de trancher en vertu de l’article 19, n’avait aucunement compétence pour juger de la constitutionnalité de lois provinciales.

[126]   Je me penche maintenant sur la portée et le sens de l’article 19 et, plus précisément, la question de savoir si cette portée est suffisamment large pour viser, dans certaines circonstances, des litiges interprovinciaux qui soulèvent des questions à l’égard de la constitutionnalité de lois provinciales. Comme le juge de la Cour fédérale l’a souligné avec justesse, pour trancher cette question, il est nécessaire d’analyser le texte, le contexte et l’objet de l’article 19 (arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26).

[127]   Comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, je suis d’avis que les litiges de ce type relèvent de l’article 19, et je tire la même conclusion que le juge de la Cour fédérale, pour à peu près les mêmes motifs que lui. Plus précisément, je souscris à son analyse détaillée de l’évolution et de l’objet de l’article 19. Cet examen des versions antérieures de la disposition met en évidence les obstacles qui ont empêché la résolution judiciaire de litiges impliquant des gouvernements à l’époque de la Confédération. Ces obstacles découlaient principalement de considérations relatives aux principes de l’immunité et de l’indivisibilité de la Couronne. Comme le souligne le juge de la Cour fédérale, l’adoption de l’Acte de la Cours Suprême et de l’Échiquier en 1875 a constitué, dans un tel contexte, une « étape importante […] en vue d’adapter le système judiciaire à la nouvelle structure fédérale », car elle a notamment fourni des moyens de régler judiciairement ces litiges (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 36). Ces moyens comprenaient entre autres la compétence conférée à la Cour de l’Échiquier en vertu des paragraphes 54(1) et (2) de cette loi (désormais l’article 19). Compte tenu du nouvel ordre constitutionnel du pays, il était certainement prévisible à l’époque de la Confédération que surviendraient des litiges intergouvernementaux au sujet de la validité de certaines lois en raison du partage des pouvoirs; il est par conséquent raisonnable de conclure, comme l’a fait le juge de la Cour fédérale, que le législateur avait cette situation à l’esprit lorsqu’il a créé cette nouvelle compétence.

[128]   Comme je l’ai indiqué plus haut, l’Alberta semble avoir abandonné sa thèse selon laquelle le législateur, en adoptant l’article 54 de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, avait pris en considération la question de la contestation de la validité de lois, mais qu’il avait, au moyen des paragraphes 54(3) et (4) de cette loi, réservé à la Cour suprême du Canada la compétence de trancher ces affaires. Si j’ai mal interprété la thèse de l’Alberta sur ce point, alors je suis alors d’accord avec le juge de la Cour fédérale sur le fait que cet argument doit être rejeté. Comme l’a souligné le juge de la Cour fédérale, les paragraphes 54(3) et (4) de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier ont créé un mécanisme judiciaire très différent de celui prévu aux paragraphes 54(1) et (2) de la même loi. Les paragraphes 54(3) et (4) permettent aux juges saisis de poursuites, d’actions ou de procédures dans lesquelles est soulevée la question de la validité constitutionnelle d’une loi fédérale ou provinciale de renvoyer l’affaire directement à la Cour suprême du Canada pour décision.

[129]   Le juge de la Cour fédérale a conclu que ce mécanisme de renvoi visait les litiges ordinaires et qu’il n’avait aucun lien avec le mécanisme qui conférait compétence à la Cour de l’Échiquier pour entendre les litiges intergouvernementaux. À ce sujet, il a déclaré ce qui suit [au paragraphe 46] :

La différence entre les deux mécanismes prévus à l’article 54 doit être soulignée et constitue la faille de l’argumentaire de l’Alberta. Le premier mécanisme est exclusivement axé sur les litiges entre gouvernements et vise à fournir un forum dans des cas où l’on croyait tout recours impossible. Le deuxième porte sur les questions constitutionnelles soulevées dans des litiges ordinaires, notamment des litiges entre des parties privées. Il est facile de comprendre pourquoi le législateur souhaitait que seules les questions constitutionnelles soient renvoyées à la Cour suprême par d’autres tribunaux. Il ne s’ensuit pas pour autant que la validité constitutionnelle d’une loi provinciale ne pourrait jamais être contestée au titre de la compétence de la Cour de l’Échiquier à l’égard de litiges intergouvernementaux. Les deux mécanismes présentés à la section 54 ne sont tout simplement pas liés et ne s’excluent pas l’un l’autre.

[130]   Il a conclu que rien dans les versions passées de l’article 19 ne révélait une quelconque intention du législateur de laisser les questions constitutionnelles hors de la portée de cette disposition.

[131]   Mon collègue est d’avis que cette interprétation est incompatible avec celle que nous donne la jurisprudence relative à l’article 19. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas de cet avis.

[132]   Premièrement, le libellé de l’article 19 mentionne expressément les litiges interprovinciaux, sans qu’il y ait le moindre qualificatif restreignant les types d’intérêts juridiques pouvant être défendus, qu’ils soient constitutionnels, légaux, contractuels ou autres.

[133]   Deuxièmement, comme l’a souligné le juge de la Cour fédérale, selon l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818, les lois conférant compétence à la Cour fédérale doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse et libérale plutôt que d’une interprétation étroite (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 31), sous réserve, ajouterais-je, des limites découlant de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Toutefois, il faut garder à l’esprit la mise en garde donnée plus haut concernant l’applicabilité de cette disposition à l’article 19 qui confère compétence à la Cour fédérale.

[134]   Troisièmement, je suis d’accord avec le juge de la Cour fédérale sur le fait que la jurisprudence relative à l’article 19 ne prévoit aucune limite à cette disposition. Plus précisément, aucun de ces arrêts n’examine la question de savoir si la contestation de la constitutionnalité d’une loi pourrait, dans certaines circonstances, constituer un « litige » au sens de l’article 19.

[135]   Mon collège a examiné cette jurisprudence en commençant par l’arrêt Ontario v. Canada 1907, en mettant l’accent sur les motifs dissidents du juge Idington, car il était le seul juge à avoir examiné — quoique brièvement — l’article 19 (qui était alors l’article 32 de la Loi de la cour de l’Échiquier de 1906). À supposer que les motifs du juge Idington étayent quelque peu la thèse selon laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre l’action de la Colombie-Britannique en l’espèce, ce à quoi je ne souscris pas, ils ne trouvent pas écho dans les motifs de la majorité. Aux yeux de la majorité, dans cette affaire, la compétence de la Cour de l’Échiquier pour juger le litige entre l’Ontario et le Canada n’était pas une question à trancher. Quoi qu’il en soit, je souscris à l’opinion du juge de la Cour fédérale selon laquelle les mots [traduction] « contrat ou fiducie » utilisés par le juge Idington servaient davantage à décrire le sujet de l’affaire (l’exécution d’une décision d’arbitrage rendue en application des articles 111 et 142 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique) qu’à délimiter la compétence prévue à l’article 19.

[136]   Le deuxième arrêt examiné par mon collègue, Ontario v. Canada 1909, n’est pas utile non plus, à mon humble avis. Il s’agissait de savoir si la Cour de l’Échiquier avait compétence pour décider si l’Ontario devait indemniser le Canada pour des paiements que le Canada avait faits en application d’un traité avec des Premières Nations. Le juge Duff a conclu que l’ancienne version de l’article 19 autorisait la Cour de l’Échiquier à trancher les litiges en matière de droits et d’obligations réciproques (Ontario v. Canada 1909, à la page 119). Toutefois, les parties ne mettaient pas en question le fait que le terme « litige » visait leur affaire, et la question dans cette affaire était plutôt de savoir si la revendication du Canada reposait sur un principe de droit reconnu. La question que notre Cour doit poser est celle de savoir si l’arrêt Ontario v. Canada 1909 énumère de façon exhaustive les types d’affaires visés par l’article 19. Les motifs du juge Duff sont tout à fait muets à cet égard. Je suis d’accord avec le juge de la Cour fédérale que le seul élément que nous pouvons éventuellement tirer de cet arrêt en ce qui concerne la définition de « litige » est qu’une demande présentée en vertu de l’article 19 doit avoir un certain fondement légal, par opposition à un fondement de morale ou de politique publique.

[137]   Mon collègue a ensuite examiné l’arrêt Canada c. Î.-P.-É. de notre Cour où, une fois encore, le litige ne portait pas sur la question de savoir si l’affaire relevait ou non de l’article 19. Au contraire, les parties s’entendaient clairement sur le fait que l’affaire relevait bel et bien de cet article. Cette affaire portait sur le type de mesures que la Cour fédérale pouvait accorder au titre de l’article 19, puisque la province de l’Île-du-Prince-Édouard demandait des dommages-intérêts au Canada.

[138]   Il est particulièrement utile en l’espèce de souligner la description relativement large que le juge en chef Jackett a faite de la compétence conférée par l’article 19, à savoir une compétence pour « tranche[r] les différends conformément à certains “principes juridiques reconnus” (en l’espèce, une disposition de la constitution légale du Canada qui est, vis-à-vis du droit international, le droit municipal canadien) » (Canada c. Î.-P.-É., à la page 558 [note de bas de page omise]). Selon le juge en chef, cette compétence pouvait par conséquent inclure les affaires de nature constitutionnelle.

[139]   Les motifs concourants du juge LeDain semblent faire écho à cette interprétation large de la compétence conférée par l’article 19. Dans un passage à la page 583, le juge LeDain affirme que, jumelé à la législation habilitante provinciale, l’article 19 crée une compétence pour juger des litiges entre le Canada et les provinces pouvant porter, entre autres, sur les droits et les obligations attribués à ces entités distinctes par la Constitution du Canada, laquelle comprenait le décret du gouverneur en conseil établissant les conditions d’adhésion de l’Île-du-Prince-Édouard à l’Union nouvellement créée. C’est à cette lumière qu’il faut, à mon humble avis, interpréter la déclaration du juge LeDain selon laquelle « [l]e terme “litige” a un sens assez général pour embrasser tout genre de droit, d’obligation ou de responsabilité qui peut exister entre les gouvernements ou leur personnification juridique stricte » (Canada c. Î.-P.-É., à la page 583).

[140]   À mon avis, il est clair que rien dans ce passage ne montre que le juge LeDain souhaitait circonscrire la portée du terme « litige ». Les différends concernant des droits ou des obligations juridiques sont de simples exemples de litiges visés par l’article 19. La seule restriction que je peux envisager est que le litige porté devant la Cour fédérale doit être fondé sur certains « principes juridiques reconnus », par opposition à des « idées de justice abstraites » (voir Canada c. Î.-P.-É., à la page 558, note 37). En d’autres termes, je ne vois dans l’arrêt Canada c. Î.-P.-É. aucune limite susceptible d’avoir une incidence sur la compétence de la Cour fédérale pour entendre l’action de la Colombie-Britannique au titre de l’article 19.

[141]   Mon collègue a ensuite examiné l’arrêt Canada c. Québec de notre Cour. Cet arrêt portait sur un litige entre deux gouvernements découlant du rejet, par le ministre des Finances du Canada, d’une demande de paiement de stabilisation présentée par la province de Québec dans le contexte du programme de stabilisation des revenus établi dans la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces et sur les contributions fédérales en matière d’enseignement postsecondaire et de santé, L.R.C. (1985), ch. F-8 [maintenant appelée la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces]. Comme l’a précisé le juge Létourneau, le Québec a porté ce litige devant la Cour en vertu de l’article 19 « à l’invitation du Canada » (Canada c. Québec, au paragraphe 2). Par conséquent, la question de la compétence de la Cour fédérale n’était pas en litige entre les parties.

[142]   Une question préliminaire que devait trancher la Cour fédérale dans l’affaire Canada c. Québec était celle de la norme de contrôle applicable. Le Canada soutenait que la procédure par laquelle le Québec contestait la décision du ministre des Finances était un contrôle judiciaire et qu’elle était, par conséquent, régie par les normes applicables aux contrôles judiciaires, notamment la retenue due au décideur et l’inadmissibilité des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur; le Québec soutenait toutefois que la procédure était une demande. La Cour fédérale a conclu que l’article 19 exigeait que le litige entre le Québec et le Canada soit tranché par l’application de règles de droit aux faits établis par les éléments de preuve présentés au procès.

[143]   Le juge Létourneau a conclu qu’il n’était ni utile ni nécessaire que la Cour fédérale examine cette question préliminaire, puisque les parties « [étaient] convenues d’identifier, de définir et de préciser le litige autour et à partir de questions de droit qu’elles [avaient] soumises à la Cour fédérale » (Canada c. Québec, au paragraphe 14). C’est dans ce contexte précis que le juge Létourneau a fait observer que « [la] procédure applicable sous l’article 19 est tributaire et fonction de la véritable nature du litige qui existe entre les parties » (Canada c. Québec, au paragraphe 13). Je suis d’avis que cette affirmation n’apporte aucune précision sur la portée du terme « litige ». Elle concerne plutôt le cadre procédural qui s’applique aux procédures engagées en vertu du paragraphe 19.

[144]   Enfin, mon collègue a renvoyé à l’arrêt de notre Cour Alberta c. Canada. Il a fait observer que notre Cour avait résisté à la tentation de donner une réponse définitive à la question de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour juger la demande de mise en cause du Canada contre l’Alberta présentée en vertu de l’article 19, car elle avait conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que la Cour fédérale n’avait pas cette compétence. Plus précisément, il a renvoyé à l’observation de notre Cour, au paragraphe 26 des motifs de celle-ci, selon laquelle il semblait qu’« il n’y a pas de limite quant au type de litige auquel [l’article 19] s’appliquer[ait] ».

[145]   Selon mon collègue, cette observation, de même que celles se trouvant dans d’autres arrêts donnant à penser que le terme « litige » devrait avoir un sens large, doit être interprétée dans le contexte précis de ces arrêts. En d’autres mots, il accepte que ce terme a droit à une interprétation large, sous réserve toutefois que le litige ou le différend concerné porte sur « la revendication d’intérêts et de droits “souverains” ou “de la Couronne” », par opposition à des droits privés. Cela signifie que le litige ne peut être porté devant les tribunaux que par une province ou par le Canada et qu’il doit concerner un droit que seule la Couronne peut faire valoir, que ce soit du chef du Canada ou du chef d’une province.

[146]   Pour illustrer son propos, mon collègue donne l’exemple du Québec ou de l’Ontario qui adopterait de manière unilatérale une loi modifiant ses frontières actuelles en les repoussant au-delà du point médian de la rivière des Outaouais, de manière à inclure dans son territoire toute la rivière. Une telle façon de faire contreviendrait à la formule d’amendement inscrite dans la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], et plus précisément à l’alinéa 43a) relatif à la modification des frontières entre les provinces. Une telle loi serait, en toute vraisemblance, inconstitutionnelle. Mon collègue affirme que, dans un tel scénario, il n’y aurait aucun doute que seule la province touchée pourrait engager une procédure pour contester les actes de l’autre province. Il s’agirait là, selon lui, d’une affaire relevant nettement de l’article 19.

[147]   Ce qui pose problème dans cet exemple est que les propriétaires riverains, les propriétaires de biens privés situés sur certaines des îles qui parsèment la rivière des Outaouais et certaines entreprises de service public qui possèdent et exploitent des ouvrages sur la rivière pourraient tous avoir qualité pour agir à cause d’un intérêt direct ou dans l’intérêt public et pourraient contester une telle loi devant le tribunal compétent. La modification des frontières aurait certainement des conséquences diverses sur leurs intérêts, notamment en les assujettissant à un nouvel ensemble de lois provinciales et municipales.

[148]   Par conséquent, même si ce scénario serait très certainement source de litiges interprovinciaux relevant de toute évidence de l’article 19, je ne crois pas qu’il en serait ainsi parce que seuls l’Ontario ou le Québec pourraient contester cette loi. Dans certaines circonstances, une partie privée ayant qualité pour agir à cause d’un intérêt direct ou dans l’intérêt public pourrait engager des procédures dont une question sous-jacente serait un différend entre deux entités politiques, sous réserve qu’elle s’adresse au tribunal compétent. En d’autres mots, l’un n’exclut pas l’autre.

[149]   À mon humble avis, il est difficile d’imaginer par exemple que les résidents et les entreprises de l’Île-du-Prince-Édouard qui ont été touchés par la grève ayant paralysé le service de traversiers que le Canada s’était engagé à assurer afin que la province joigne la Confédération n’auraient pas pu poursuivre en justice le Canada de leur propre chef pour les pertes qu’ils auraient subies en raison de cette grève. Une telle poursuite n’aurait pas pu être intentée en vertu de l’article 19 de la LCF, mais elle aurait pu être intentée en vertu de l’article 17 de cette même loi, qui, dans sa version en vigueur à l’époque, conférait à la Cour fédérale compétence exclusive en première instance pour entendre les demandes de réparation à l’égard de la Couronne fédérale. La question de savoir si cette poursuite aurait pu être couronnée de succès n’est pas pertinente. Ce qui compte ici, c’est le fait qu’il n’est pas inconcevable que des procédures eussent été intentées contre le Canada en vertu de l’article 17 si, par exemple, la province n’avait pas intenté de poursuite en vertu de l’article 19 en raison des perturbations que la grève avait causées à l’économie de la province.

[150]   Un autre exemple nous vient, à mon avis, de l’affaire Finlay, qui a donné lieu à deux décisions de la Cour suprême, l’une portant sur la qualité pour agir (Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, 1986 CanLII 6 (Finlay I)), et l’autre sur le fond de l’instance introduite par M. Finlay contre le Canada (Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1993] 1 R.C.S. 1080, 1993 CanLII 129 (Finlay II)).

[151]   Ces décisions concernaient le Régime d’assistance publique du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-1 (le Régime), aujourd’hui abrogé, aux termes duquel le gouvernement fédéral contribuait aux coûts des services d’aide sociale et de bien-être social qui étaient offerts par les provinces aux personnes nécessiteuses. Le Régime était une « loi qui autorise l’engagement de dépenses », c’est-à-dire une loi autorisant le gouvernement du Canada à conclure des accords avec les gouvernements provinciaux pour qu’il contribue aux dépenses engagées par les provinces au titre de l’aide et de la protection sociales (Finlay II, sous la plume du juge Sopinka, aux pages 1123 à 1124).

[152]   M. Finlay, un résident du Manitoba et un bénéficiaire de l’aide sociale dans cette province, s’était plaint du fait que la province avait illégalement réduit ses prestations mensuelles afin de payer une dette qu’il avait envers la Couronne pour des prestations payées en trop. Après avoir épuisé sans succès ses recours contre la province, M. Finlay a engagé une action à la Cour fédérale, en demandant qu’il soit déclaré que les contributions que le Canada continuait de verser au Manitoba au titre du Régime étaient illégales, car elles étaient contraires aux pouvoirs légaux conférés par le Régime. Cette demande a fait l’objet d’une requête en radiation, la partie requérante soutenant que M. Finlay n’avait pas qualité pour agir. Le Canada a fait valoir que les litiges sur le respect par une province des conditions d’un programme à frais partagés avec le gouvernement fédéral n’avaient pas à être tranchés par un tribunal, mais devraient plutôt être laissés à un examen gouvernemental et à une solution intergouvernementale.

[153]   La Cour suprême a conclu que M. Finlay n’avait pas d’intérêt personnel suffisant dans la légalité des versements fédéraux au titre du partage des frais pour satisfaire à l’exigence générale relative à la qualité pour contester l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi, notant que ni le Régime ni les versements fédéraux au titre du partage des frais de ce Régime ne conféraient de droits aux bénéficiaires de l’aide sociale, leur droit à cette aide découlant uniquement de la loi provinciale (Finlay I, à la page 621). La Cour suprême a cependant accordé à M. Finlay qualité pour agir dans l’intérêt public. Tout en reconnaissant qu’il y aurait indubitablement des cas où la question du respect par la province des conditions d’un partage des frais avec le gouvernement fédéral soulèverait des points qui ne relèveraient pas de la compétence des tribunaux, la Cour suprême a conclu que les points litigieux particuliers concernant l’inexécution provinciale que soulevait la déclaration de M. Finlay étaient des questions de droit qui, à ce titre, pouvaient manifestement être portées devant les tribunaux (Finlay I, aux pages 632 et 633).

[154]   L’action de M. Finlay a en fin de compte été rejetée sur le fond. Dans une décision partagée accueillant l’appel du Canada, la Cour suprême a conclu que les retenues effectuées sur les prestations d’aide sociale d’une personne pour la récupération de sommes versées en trop ne contrevenaient pas au Régime ni à l’accord intervenu entre le Manitoba et le Canada (Finlay II, sous la plume du juge Sopinka, à la page 1129).

[155]   Cette affaire montre qu’un instrument légal qui lie uniquement des entités politiques, sans conférer de droits à des particuliers, peut quand même faire l’objet de procédures judiciaires intentées par une partie qui n’est pas l’État. Il en est ainsi même si seules ces entités politiques ont directement qualité pour faire valoir les droits prévus par cet instrument et si le particulier n’a peut-être pas d’intérêt personnel suffisant pour intenter cette procédure.

[156]   En résumé, le fait que des litiges opposent des gouvernements n’empêche pas nécessairement des particuliers de saisir le tribunal compétent de demandes portant sur l’objet qui sous-tend ces litiges. De la même manière, les différends qui donnent lieu à des recours relevant du droit privé n’empêchent pas nécessairement qu’un gouvernement exerce un recours contre un autre gouvernement à cet égard. En d’autres mots, le fait qu’un sujet donné puisse donner lieu à des recours relevant du droit privé n’annule pas, en soi, la compétence conférée à la Cour fédérale au titre de l’article 19, à condition que les exigences énoncées dans cette disposition soient remplies, c’est-à-dire qu’il existe un litige entre une province et le Canada ou entre des provinces.

[157]   Par conséquent, dans l’affaire dont notre Cour est saisie, le simple fait qu’un particulier à qui le ministre aurait refusé de délivrer un permis dispose de recours devant les tribunaux n’empêche pas le procureur général de la Colombie-Britannique, à titre de représentant « de la population actuelle de [la Colombie-Britannique] contre la population actuelle de [l’Alberta] », cette dernière étant représentée par le procureur général de l’Alberta (voir Canada c. Î.-P.-É., à la page 559), de porter ce litige sur la validité de la Loi devant la Cour fédérale en vertu de l’article 19.

[158]   J’aimerais formuler trois observations avant de conclure sur ce point. Premièrement, je note que, dans sa décision concernant la qualité pour agir de la Colombie-Britannique, le juge Hall de la Cour de l’Alberta a conclu que le présent différend relevait vraisemblablement de l’article 19, puisqu’il s’agit d’un différend qui oppose deux entités politiques et qui est fondé sur un principe juridique reconnu [au paragraphe 39] :

[traduction] À mon avis, le différend actuel entre le procureur général de la Colombie-Britannique et le procureur général de l’Alberta est visé par ces définitions. Il s’agit d’un litige qui oppose deux entités politiques. Le procureur général de la Colombie-Britannique a introduit l’action en qualité de représentant du gouvernement provincial pour attaquer la constitutionnalité d’une loi albertaine; il s’agit donc d’un différend porté devant les tribunaux conformément à un principe juridique reconnu, à savoir la Constitution.

[159]   J’estime que l’interprétation que fait le juge Hall du mot « litige » est conforme à la jurisprudence concernant l’article 19.

[160]   Deuxièmement, comme l’a souligné la Colombie-Britannique, l’article 57 de la LCF, qui établit un régime selon lequel le procureur général du Canada et ses homologues provinciaux doivent être avisés lorsque la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, de lois fédérales ou provinciales est mise en cause devant les Cours fédérales ou un office fédéral, constitue un indice convaincant que le législateur considère que la Cour fédérale a le pouvoir de se prononcer sur la validité constitutionnelle de lois provinciales.

[161]   Dans l’arrêt Windsor, les juges majoritaires ont déclaré qu’il était « évident que, dans les cas où il est satisfait au critère ITO, la Cour fédérale a le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité d’une règle de droit et de déclarer inopérante, dans une instance donnée, une règle de droit qu’elle juge inconstitutionnelle » (Windsor, au paragraphe 71). Ils n’ont pas précisé que cette « règle de droit » ne pouvait être qu’une loi fédérale.

[162]   Comme il a été indiqué plus haut, il reste à déterminer si l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 restreint la compétence conférée à la Cour fédérale par l’article 19, comme c’est le cas pour d’autres compétences attribuées à notre Cour. Si l’on présume que l’article 101 n’a pas cet effet de limitation, je souscris à la conclusion tirée par la juge Gauthier dans l’arrêt Alberta c. Canada selon laquelle l’article 19 ne peut priver les cours supérieures de leur compétence fondamentale de statuer sur la validité constitutionnelle de lois fédérales ou provinciales, car cette compétence est protégée par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Windsor, au paragraphe 32). Il en est ainsi parce que la compétence qui est conférée à la Cour fédérale par l’article 19, après avoir été pendant un certain temps le seul recours judiciaire possible pour trancher les différends intergouvernementaux, est devenue aujourd’hui une compétence concurrente. Comme l’a déclaré la juge Gauthier, au paragraphe 35 de ses motifs, cette compétence est « simplement [...] un outil utile disponible quand la solution de rechange n’est pas l’option favorisée ».

[163]   Troisièmement, en toute déférence, je ne partage pas le point de vue de mon collègue selon lequel, si le sens que le juge de la Cour fédérale a donné à l’article 19 était retenu, cela donnerait lieu à des résultats intenables. Pour illustrer ce qu’il entend par résultats intenables, mon collègue affirme que rien n’empêcherait une province de contester, en vertu de l’article 19, les lois linguistiques du Québec, ce qui ouvrirait la voie à l’ingérence d’une province dans les affaires d’une autre.

[164]   Cependant, les différends pouvant être à la source d’une procédure intentée en vertu de l’article 19 ne peuvent être purement théoriques. Si la contestation à laquelle mon collègue fait allusion était introduite en vertu de l’article 19, on pourrait se demander si la province qui introduit la contestation a qualité pour agir ou si cette contestation révèle une cause d’action valable. On pourrait également mettre en doute l’intérêt véritable de cette province, à titre de représentante de sa population, dans l’issue d’une contestation de cette nature.

[165]   Lors de l’audience pour le présent appel, la Colombie-Britannique a reconnu qu’une province ne pouvait pas invoquer l’article 19 pour attaquer les politiques d’une autre province simplement parce que ces politiques ne lui plaisaient pas. En l’espèce, la situation est très différente. Selon la déclaration de la Colombie-Britannique, une province menace directement et ouvertement le bien-être d’une autre. Une telle situation, qui semble être sans précédent dans notre histoire constitutionnelle, présente à mon avis toutes les caractéristiques d’un « litige » au sens de l’article 19.

[166]   De fait, la contestation de la constitutionnalité de la Loi en l’espèce est fondée en partie sur le fait que cette loi contreviendrait au paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette disposition a été adoptée en 1982 et elle n’a jamais servi de fondement à la contestation d’une loi. Le paragraphe 92A(2) porte sur les questions interprovinciales, car il y est fait mention des exportations d’une province « à destination d’une autre partie du Canada ». Cette disposition interdit également à une province productrice de prévoir des disparités dans les exportations destinées à une autre province.

[167]   De plus, je doute que l’article 35.1 de la Loi sur la Cour suprême, qui prévoit un appel de plein droit à l’égard des décisions rendues par notre Cour en matière de litiges entre le Canada et une province ou entre deux ou plusieurs provinces, étaye les conclusions de mon collègue quant à la nature des litiges visés par l’article 19. Je note que ni les parties ni le juge de la Cour fédérale n’ont parlé de l’article 35.1 comme étant un élément contextuel utile à l’interprétation de l’article 19. Je suis donc réticent à attribuer, en l’espèce, une quelconque valeur interprétative à cette disposition.

[168]   Pour tous ces motifs, je conclus que la jurisprudence examinée par mon collègue ne fait pas obstacle à une interprétation libérale des types de « litiges » dont la Cour fédérale peut être saisie en vertu de l’article 19. Ces litiges comprendraient, dans les circonstances appropriées, la contestation de la validité d’une loi, notamment d’une loi provinciale.

[169]   Cela dit, je suis d’avis que le litige en l’espèce ne se prête pas à un jugement déclaratoire.

II.    La présente affaire ne se prête pas à un jugement déclaratoire

[170]   Tel qu’il a été mentionné plus haut, la Colombie-Britannique soutient que la Loi outrepasse le pouvoir législatif de l’Alberta dans le domaine du commerce des ressources naturelles non renouvelables, car elle représente une menace d’embargo sur les exportations de combustibles raffinés et de pétrole brut. Ainsi, la Loi autoriserait ou prévoirait des disparités envers une autre partie du Canada, ce qui contreviendrait au paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. La Colombie-Britannique soutient en outre que la Loi contrevient à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, car elle impose des barrières à l’admission d’articles du crû, de la provenance ou de la fabrication d’une province vers une autre [traduction] « à l’instar d’un tarif », c’est-à-dire pour punir une autre province.

[171]   Pour ce qui est de la mesure demandée, la Colombie-Britannique fait valoir, au paragraphe 46 de sa déclaration, qu’elle demande que soit rendue une déclaration portant que la Loi [traduction] « est contraire à la Constitution du Canada et est inopérante » ou, subsidiairement, que diverses parties de la Loi sont, pour le même motif, inopérantes.

[172]   Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Alberta soutient que la Cour fédérale ne peut pas être saisie de l’action de la Colombie-Britannique, car elle n’a pas compétence pour rendre un simple jugement déclaratoire sur la constitutionnalité d’une loi. À cet égard, l’Alberta fait valoir que la règle générale veut que la validité constitutionnelle d’une loi — qu’elle soit fédérale ou provinciale — ne puisse être mise en cause dans l’abstrait.

[173]   En d’autres mots, l’Alberta soutient que le jugement déclaratoire demandé par la Colombie-Britannique, c’est-à-dire un jugement déclarant la Loi inconstitutionnelle, ne devrait pas être envisagé avant que le ministre prenne des mesures en application de la Loi. À mon avis, la question fondamentale soulevée par cette observation est de savoir s’il serait prématuré à ce stade de rendre un jugement déclaratoire, et non de savoir si la Cour fédérale a compétence pour statuer sur le présent litige. La question devrait donc être examinée en regard de l’état actuel du droit sur le jugement déclaratoire.

[174]   Dans l’arrêt Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165 (Ewert), la Cour suprême a énoncé un critère en quatre volets pour déterminer quand un tribunal peut rendre un jugement déclaratoire. Ce critère exige (i) que le tribunal ait compétence pour entendre le litige; (ii) que la question en cause soit réelle et non pas simplement théorique; (iii) que la partie qui soulève la question ait véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue; (iv) que la partie intimée ait intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité (Ewert, au paragraphe 81).

[175]   Ce critère essentiellement confirme celui énoncé dans les arrêts Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, 1979 CanLII 9 (Solosky); Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; et Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99 (Daniels), qui ont tous été pris en compte dans l’arrêt Ewert. Dans l’arrêt Solosky, la Cour suprême a énoncé l’exigence selon laquelle il doit exister un litige réel et non hypothétique. Sur ce point, elle a établi une distinction entre les litiges réels et les situations où « le litige est passé et est devenu théorique ou […] le litige n’est pas encore né et ne naîtra probablement pas » (Solosky, à la page 832). Dans une affaire subséquente, Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, 1985 CanLII 74, la Cour a invoqué l’arrêt Solosky pour étayer sa proposition qu’il doit y avoir « un intérêt juridique menacé qui soit identifiable » avant qu’un tribunal n’envisage de prononcer un jugement déclaratoire (à la page 457 [du R.C.S.]). Plus récemment, dans l’arrêt Daniels, la Cour a précisé qu’un jugement déclaratoire « ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’estàdire s’il règle un “litige actuel” entre les parties » (Daniels, au paragraphe 11).

[176]   Au sujet de l’argument de l’Alberta concernant la prématurité, le juge de la Cour fédérale s’est fondé sur le critère énoncé dans l’arrêt Daniels (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 84, citant Daniels, au paragraphe 11). Il a estimé que, bien que l’exigence relative à l’existence d’un « litige actuel » suppose un contexte factuel, cette exigence s’applique plus souvent lorsque la Charte est en cause. Dans les litiges mettant en cause le partage des compétences, le contexte factuel devient alors moins important puisque « [l]a façon dont une loi est appliquée ne change pas son caractère véritable » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 86). Le juge de la Cour fédérale a donc conclu que, pour déterminer si l’action de la Colombie-Britannique portait sur un « litige actuel » du genre envisagé par l’arrêt Daniels, les éléments de preuve sur l’application de la Loi ne sont guère pertinents. À cet égard, il a estimé que la Colombie-Britannique avait droit à un jugement déclaratoire en l’espèce, même si aucun règlement n’avait encore été pris pour la mise en œuvre de la Loi et que le ministre n’avait pas encore utilisé les pouvoirs que cette dernière lui conférait [aux paragraphes 86 à 89] :

Le contexte factuel, en revanche, s’avère moins nécessaire lorsque la Charte n’est pas en cause, notamment en matière de partage des compétences. La façon dont une loi est appliquée ne change pas son caractère véritable. En effet, dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463 (Morgentaler), aux pages 485 à 488, la Cour suprême du Canada a noté que la preuve des effets pratiques d’une loi a peu de pertinence pour en déterminer le caractère véritable. Les tribunaux se sont souvent penchés sur le fond d’actions ou de requêtes en jugement déclaratoire portant sur la conformité d’une loi au partage des compétences ou à d’autres limites constitutionnelles au pouvoir législatif : Proc.Gén. du Québec c. Blaikie et autres, [1979] 2 R.C.S. 1016; Potter c. Québec (Procureur général), 2001 CanLII 20663, [2001] R.J.Q. 2823 (C.A.); Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 474; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3 (Banque canadienne de l’Ouest). Bien que ces affaires aient connu des cheminements procéduraux variés, il semble que dans tous ces cas, la Cour a tranché la question constitutionnelle sans se pencher sur la manière précise dont la loi serait appliquée.

En me fondant sur ces principes, je ne peux pas donner effet à l’objection concernant la prématurité soulevée par l’Alberta. La raison essentielle est que la Colombie-Britannique, dans son action, ne conteste aucune mesure prise conformément à la Loi; elle conteste la Loi elle-même. C’est ce que les Américains appelleraient une [traduction] « contestation intrinsèque ». La Loi est maintenant en vigueur. La principale question consistera à déterminer le caractère véritable de la Loi, ce qui, selon l’arrêt Morgentaler, ne nécessite aucune preuve quant à l’application de la Loi. Les difficultés de preuve ne constituent pas un obstacle en l’espèce.

De plus, il existe un « litige actuel », comme l’exige l’arrêt Daniels. Au cours des débats concernant la Loi, les membres de l’Assemblée législative de l’Alberta l’ont décrite comme ciblant la Colombie-Britannique. La Colombie-Britannique, à présent, affirme que la Loi est inconstitutionnelle. Il s’agit sans nul doute d’un litige actuel. L’utilité pratique d’une déclaration est incontestable.

Il importe peu que le lieutenant-gouverneur en conseil doive prendre certains règlements et que la ministre doive prendre des décrets pour que la Loi ait des effets concrets. Dans les circonstances particulières de l’espèce, le simple fait d’adopter la Loi constitue une menace suffisante pour donner lieu à un « litige actuel » du genre envisagé par l’arrêt Daniels.

[177]   En toute déférence, j’estime que le raisonnement du juge pose problème relativement aux deux volets de la demande de la Colombie-Britannique, soit (i) celui fondé sur l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 et (ii) celui fondé sur le paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867.

A.    Le volet de la demande de la Colombie-Britannique fondé sur l’article 121

[178]   L’approche du juge de la Cour fédérale pose particulièrement problème en ce qui a trait à l’article 121. Je fais observer pour commencer que le juge de la Cour fédérale n’a pas examiné les circonstances dans lesquelles il convient de rendre un jugement déclaratoire à l’égard d’une demande fondée sur l’article 121. Il fonde son raisonnement quant à la pertinence de ce recours sur les principes du partage des compétences, mais la Cour suprême, dans l’arrêt Comeau, précise que les allégations d’infraction à l’article 121 ne doivent pas être analysées de la même manière que les allégations concernant les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cela s’explique du fait que l’article 121 ne confère pas de pouvoirs, mais limite plutôt l’exercice des pouvoirs — qui sinon seraient exhaustifs — que confèrent les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 aux assemblées législatives (Comeau, au paragraphe 72). L’arrêt Comeau énonce les conditions à remplir pour établir qu’il y a infraction à l’article 121, conditions que le juge de la Cour fédérale a mentionnées dans son analyse de la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 112, citant l’arrêt Comeau, au paragraphe 114) :

Bref, il ne sera enfreint à l’art. 121 qu’en présence de deux éléments. La loi doit avoir, comme un tarif, une incidence sur la circulation interprovinciale de biens, une incidence qui, à la limite, peut consister en une interdiction pure et simple. Il faut en outre que la restriction au commerce interprovincial constitue l’objet principal de la loi, de sorte que ne sont pas visées les lois adoptées pour l’atteinte d’autres objets, comme des lois qui font rationnellement partie de régimes législatifs plus larges dont les objets ne sont pas liés à l’entrave au commerce interprovincial.

[179]   La Cour suprême a fait observer que, lorsqu’il s’agit de déterminer si une loi contestée impose une charge fondée sur une frontière provinciale, il peut être nécessaire, dans certaines circonstances, de produire des éléments de preuve [Comeau, au paragraphe 110] :

Dans certains cas, il pourrait être nécessaire de produire certains éléments de preuve pour qu’il soit possible de déterminer si la loi contestée impose une charge fondée sur une frontière provinciale. Envisageons le cas d’une loi fictive qui exigerait des distillateurs albertains qu’ils obtiennent un permis particulier pour importer du seigle. On ne peut dire de la loi, à sa face même, (1) si elle impose une quelconque charge sur la circulation du seigle ou (2) si une telle charge est liée à une distinction entre les biens fondée sur une frontière provinciale. Si le prix du permis est considérable et s’il est très difficile de s’en procurer un, il est possible que la mesure entrave le commerce interprovincial de seigle. De même, si le seul seigle que peuvent se procurer les distillateurs albertains provient de la Saskatchewan, l’exigence quant à la détention d’un permis peut agir comme un tarif à l’encontre d’un bien de la Saskatchewan. Par contre, s’il est facile de se procurer le permis et si la détention d’un tel permis s’applique tout autant si les entreprises albertaines ont accès à du seigle produit en Alberta, il est possible que la loi n’impose pas un fardeau ou une charge fondés sur une frontière provinciale et qu’il n’y ait pas violation de l’art. 121. [Non souligné dans l’original.]

[180]   La loi visée dans l’exemple fictif de la Cour suprême, qui est souligné dans le passage ci-dessus, ressemble remarquablement à la Loi. On ne peut pas dire, à partir du seul texte de la Loi, (i) si elle imposera une quelconque charge sur la circulation du pétrole brut de l’Alberta vers la Colombie-Britannique ni (ii) si une telle charge (à supposer que le ministre l’impose) établira une distinction entre les biens fondée sur la frontière entre la Colombie-Britannique et l’Alberta. Sans autre action de la part du ministre, il est impossible de déterminer ce qu’il en coûtera pour les Britanno-Colombiens d’importer du pétrole brut de l’Alberta.

[181]   Compte tenu de qui précède, je suis d’avis que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que « le simple fait d’adopter la Loi constitue une menace suffisante pour donner lieu à un “litige actuel” » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 89). Dans une analyse sur l’application de l’article 121, le tribunal doit d’abord établir que la loi contestée, par son essence, entrave la circulation des biens d’une province à une autre, avant d’entreprendre un examen de l’objet de la loi (voir Comeau, au paragraphe 111). En d’autres termes, il doit d’abord déterminer le coût réel imposé sur la circulation des biens. Une menace indéterminée (par exemple, la menace de « fermer les vannes » ou de « causer des difficultés économiques »), qui ne s’est pas matérialisée en une charge réelle, est insuffisante pour établir qu’il y a violation de l’article 121. Comme l’Alberta n’a encore imposé aucune charge ni restriction sur l’exportation de pétrole brut vers la Colombie-Britannique, il est impossible pour un tribunal de se prononcer sur les effets, s’il en est, que la Loi aura sur les droits ou les obligations de la province au regard de l’article 121. Bref, le litige qui serait visé par l’article 121 « n’est pas encore né et ne naîtra probablement pas ».

[182]   Il est donc évident et manifeste qu’en l’état actuel des choses, relativement au volet de la demande de la Colombie-Britannique fondé sur l’article 121, il n’est pas satisfait au critère juridique applicable au prononcé de jugements déclaratoires. À cet égard, je conclus que la demande de la Colombie-Britannique envers l’Alberta est prématurée.

B.    Le volet de la demande de la Colombie-Britannique fondé sur le paragraphe 92A(2)

[183]   Selon le juge de la Cour fédérale, le fait que le ministre n’a pas encore pris de mesures en application de la Loi n’est pas un obstacle au prononcé d’un jugement déclaratoire. Il en est ainsi parce que, dans les affaires intéressant le partage des compétences, la constitutionnalité d’une loi dépend du caractère véritable de la loi et que « [l]a façon dont une loi est appliquée ne change pas son caractère véritable » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 86). Dans le cadre de son analyse de la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique, le juge de la Cour fédérale a mentionné que l’histoire du paragraphe 92A(2) montre que cette disposition avait pour but de doter les provinces, dans certaines conditions, de moyens pour atténuer les conséquences de la compétence fédérale exclusive en matière de commerce interprovincial prévue par le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il a donc conclu que « la grille d’analyse pertinente consiste à déterminer si la loi provinciale contestée est, selon son caractère véritable, liée au commerce interprovincial et, le cas échéant, si elle est néanmoins valide étant donné qu’elle respecte les conditions imposées aux termes du paragraphe 92A(2) » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 115). Il était d’avis que le caractère véritable de la Loi était la réglementation des exportations de pétrole. De plus, même s’il n’avait pas à trancher cette question, il a conclu que le paragraphe 92A(2) n’assurait pas la validité de la Loi (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 113).

[184]   Bien que le juge de la Cour fédérale ait correctement défini le caractère véritable de la Loi, je ne suis pas convaincu qu’un jugement déclaratoire devrait être accordé en l’absence de mesures prises en application de la Loi. Ma réticence vient du fait que le mot « disparités » au paragraphe 92A(2) soulève plusieurs questions d’interprétation qui n’ont pas encore été examinées par les tribunaux. Faute d’un régime de permis limitant les activités d’exportation de personnes ou de catégories de personnes, je suis d’avis que la Cour fédérale ne dispose pas d’un contexte factuel suffisant pour interpréter et appliquer le paragraphe 92A(2) en l’espèce.

[185]   Il a été dit que les termes utilisés dans l’article 92A ont un caractère plus technique ou spécialisé que ceux habituellement utilisés dans un texte constitutionnel (William D. Moull, « The Legal Effect of the Resource Amendment – What’s New in Section 92A? » dans J. Peter Meekison, Roy J. Romanow et William D. Moull, Origins and Meaning of Section 92A : The 1982 Constitutional Amendment on Resources (Montréal : Institut de recherche en politiques publiques, 1985), aux pages 33 et 34). En ce qui concerne l’interdiction des disparités prévue au paragraphe 92A(2), il n’est pas clairement établi quels types de restrictions à l’exportation sont autorisés (par exemple, une province peut-elle limiter ses exportations d’une matière première pour encourager son industrie locale de la transformation? Voir William D. Moull, « Section 92A of the Constitution Act, 1867 », (1983), 61 :4 Rev. du B. can. 715, à la p. 725). Un commentateur a décrit en ces termes certaines difficultés liées à l’interprétation du mot « disparités » au paragraphe 92A(2) :

[traduction] De plus, il n’y est pas précisé de critères quantitatifs ou qualitatifs servant à mesurer les disparités […] En ce qui a trait à la disparité quantitative, l’exportation de la même quantité de pétrole par habitant vers chaque province, sans égard aux variations régionales de la consommation par habitant, constitue-t-elle une absence de disparité? Ou le paragraphe 92A(2) exige-t-il que les quantités de pétrole par habitant exportées suivent les variations régionales de la consommation? L’Alberta peut-elle retenir les stocks d’un utilisateur industriel d’une autre province pour développer sa propre industrie pétrochimique?

(Brian W. Semkow, « Energy and the New Constitution », (1985), 23 :1 Alta. L. Rev. 101, à la page 129.)

[186]   Étant donné ces difficultés d’interprétation, le tribunal devra définir avec soin la portée de l’interdiction des disparités prévue au paragraphe 92A(2) avant de se fonder sur cette disposition pour déclarer qu’une loi est inconstitutionnelle. Je suis d’avis que cet exercice d’interprétation ne doit pas être mené dans l’abstrait. Comme l’a récemment déclaré notre Cour, « les questions constitutionnelles ne sauraient être tranchées sans un dossier de preuve complet et adéquat » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, au paragraphe 82, renvoyant à l’arrêt Northern Telecom c. Travailleurs en communication, [1980] 1 R.C.S. 115, à la page 139, 1979 CanLII 3). En l’espèce, non seulement la Cour fédérale se trouve en territoire inconnu, mais on lui demande d’interpréter le paragraphe 92A(2) sur le fondement de conjectures quant aux modalités d’un régime hypothétique de permis établi sous le régime de la Loi. Je constate qu’il existe un vide factuel quant à la catégorie ou aux catégories de personnes tenues d’obtenir un permis, aux personnes dont les demandes seront refusées, aux provinces qui seront touchées par de tels refus, ainsi qu’aux modalités et conditions de potentiels permis futurs.

[187]   Je reconnais que la Loi permet au ministre de délivrer des permis pour restreindre les exportations de l’Alberta et que les débats législatifs montrent que la Loi a été adoptée à titre de représailles. Parallèlement, comme l’a souligné le juge de la Cour fédérale aux paragraphes 126 à 129 de ses motifs, les débats législatifs révèlent également que la Loi était motivée possiblement par objectifs ne consistant pas à causer des disparités, par exemple maximiser le rendement des ressources naturelles de l’Alberta. Cela dit, à mon avis, la question fondamentale est qu’en l’absence d’un régime de permis, il est difficile de déterminer ce en quoi constitue une disparité au sens du paragraphe 92A(2) et de déterminer si la Loi outrepasse ce qu’autorise cette disposition. Qui plus est, la manière dont le tribunal interprète l’interdiction des disparités prévue au paragraphe 92A(2) pourrait avoir d’importantes répercussions en matière de politiques publiques, car elle pourrait toucher, par exemple, les plans de développement économique des provinces (voir Marsha A. Chandler, « Constitutional Change and Public Policy : The Impact of the Resource Amendment (Section 92A) », (1986), 19 :1 Revue can. de science politique 103, à la page 121).

[188]   Vu l’absence de mesures prises par le ministre pour restreindre l’approvisionnement de la Colombie-Britannique ainsi que l’absence de règlements et de régime de permis fonctionnel, il serait prudent pour le tribunal de s’abstenir de juger la constitutionnalité de la Loi au motif qu’elle autorise ou prévoit des disparités en violation du paragraphe 92A(2). Tant que l’Alberta n’imposera pas de restrictions sur les exportations par des mesures prises en vertu de la Loi, aucun litige visé par le paragraphe 92A(2) n’est encore né et il n’en naîtra peut-être aucun. En d’autres termes, le litige en l’état actuel des choses est plus théorique que réel. Par conséquent, je conclus que le volet de la demande de la Colombie-Britannique fondé sur le paragraphe 92A(2) est prématuré. Comme je l’ai indiqué plus haut, l’Alberta a reconnu durant les observations orales que la Cour fédérale aurait compétence pour statuer sur le litige si le ministre prenait des mesures en application de la Loi.

[189]   Pour ces motifs, je suis porté à conclure que la Colombie-Britannique n’a pas satisfait au critère à remplir pour obtenir un jugement déclaratoire relativement aux deux volets (fondés sur l’article 121 et le paragraphe 92A(2)) de son action.

III.   Conclusion

[190]   Par conséquent, j’accueillerais l’appel de l’Alberta, j’annulerais la décision du juge de la Cour fédérale et, rendant le jugement qui aurait dû être rendu, j’accueillerais la requête de l’Alberta et je radierais la déclaration de la Colombie-Britannique. Enfin, j’accorderais à l’Alberta les dépens devant notre Cour et le tribunal inférieur.

Rivoalen, J.C.A. : Je suis d’accord.

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