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A-55-20

 2021 CAF 95

Le procureur général du Canada (appelant)

c.

John Ennis et Première Nation de Tobique (intimés)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Ennis

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Near et Gleason, J.C.A. — Par vidéoconférence, 17 mars; Ottawa, 14 mai 2021.

Droits de la personne — Appel d’un jugement dans lequel la Cour fédérale a infirmé une décision rendue à l’issue d’un examen préalable par la Commission canadienne des droits de la personne, qui a conclu, en application de l’art. 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), qu’il n’était pas justifié de mener une enquête sur la plainte de discrimination déposée par M. Ennis (l’intimé) — La Commission a rendu cette décision après avoir reçu le rapport rédigé par une évaluatrice, dans lequel elle a recommandé que la Commission tire la conclusion inverse — L’intimé est un membre de la Première Nation de Tobique (la PNT) en Nouvelle‑Écosse — Dans sa plainte, l’intimé a allégué qu’il souffrait de deux troubles mentaux et qu’il avait été victime de discrimination de la part du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada ou de ses prédécesseurs (nommés collectivement AANC) et de la PNT qui, pendant plus de dix ans, ne lui avaient pas fourni un logement convenable dans la réserve — Par conséquent, il a allégué qu’il avait été contraint de vivre dans un logement insalubre dans la réserve et hors réserve — La Commission a conclu que, bien que les décisions de financement d’AANC et le rôle joué dans la supervision des logements dans les réserves soient susceptibles de contrôle en application des art. 5 et 6 de la Loi, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête plus approfondie de la plainte de l’intimé — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a appliqué correctement les normes de contrôle applicables et s’il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission n’ait pas fourni à l’intimé un préavis indiquant qu’elle prévoyait tirer une autre conclusion que celle formulée par l’évaluatrice — En l’espèce, la Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables, à savoir la norme de la décision raisonnable pour contrôler le fond de la décision de la Commission et la norme de contrôle de la décision correcte pour examiner les questions d’équité procédurale — Toutefois, la Cour fédérale a commis une erreur à l’étape de l’application de ces normes — En ce qui concerne le bien‑fondé de la décision de la Commission, tout en reconnaissant que la norme de contrôle qui s’appliquait était celle de la décision raisonnable, la Cour a en fait appliqué la norme de la décision correcte — Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue — Au lieu de procéder de cette façon, la Cour fédérale s’est demandé comment elle se serait prononcée sur la question de savoir si les éléments de preuve étaient suffisants pour renvoyer la plainte au Tribunal afin qu’il mène une enquête plus approfondie — Cette démarche était erronée — Ce n’est pas le rôle de la Cour fédérale (ou de la Cour d’appel fédérale) de se demander si la Commission disposait d’une preuve suffisante pour justifier le renvoi de la plainte de l’intimé au Tribunal aux fins d’enquête — La Commission n’est pas liée par les recommandations formulées par un enquêteur — Tant que l’enquête est suffisamment approfondie et qu’elle a permis d’examiner les éléments de preuve cruciaux, la Commission n’est pas tenue de renvoyer un dossier aux fins d’enquête plus approfondie si elle conclut que le fondement factuel présenté par les parties et l’enquêteur ne fournit pas des motifs suffisants pour justifier une enquête plus approfondie, même si la réalisation d’une telle enquête peut permettre de révéler des éléments de preuve supplémentaires — En l’espèce, il était raisonnable que la Commission établisse qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête — À la lumière des faits et du droit applicable, il était loisible à la Commission de tirer une telle conclusion — La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant que la décision de la Commission était déraisonnable — En ce qui concerne l’équité procédurale, il n’y avait aucun fondement à la thèse de la Cour fédérale selon laquelle il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission n’ait pas fourni à l’intimé un préavis indiquant qu’elle prévoyait tirer une autre conclusion que celle formulée par l’évaluatrice — Un plaideur n’a droit à aucun préavis à une décision probablement défavorable ou à aucune possibilité de présenter des observations au sujet d’un projet de décision — Toutes les exigences relatives à l’équité procédurale ont été remplies en l’espèce — En outre, l’intimé a été avisé que c’est la Commission et non l’évaluatrice qui déterminerait si sa plainte devait être renvoyée au Tribunal — Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale dans la présente instance — Appel accueilli.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — La Cour fédérale a infirmé une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne, qui a conclu, en application de l’art. 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), qu’il n’était pas justifié de mener une enquête sur la plainte de discrimination déposée par M. Ennis (l’intimé) — La Commission a rendu cette décision après avoir reçu le rapport rédigé par une évaluatrice, dans lequel elle a recommandé que la Commission tire la conclusion inverse — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables et, dans l’affirmative, si elle a appliqué correctement ces normes de contrôle — La Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables, à savoir la norme de la décision raisonnable pour contrôler le fond de la décision de la Commission et la norme de contrôle de la décision correcte, pour examiner les questions d’équité procédurale — Toutefois, elle a commis une erreur à l’étape de l’application de ces normes — En ce qui concerne le contrôle par la Cour fédérale du bien‑fondé de la décision de la Commission sur le fondement de la norme de la décision raisonnable, l’analyse requise supposait qu’on se demande si la décision du décideur était raisonnable — Au lieu de procéder de cette façon, la Cour fédérale a en fait appliqué la norme de la décision correcte et s’est demandé comment elle se serait prononcée sur la question de savoir si les éléments de preuve étaient suffisants pour renvoyer la plainte au Tribunal afin qu’il mène une enquête plus approfondie — Cette démarche était erronée — En ce qui concerne l’équité procédurale, il n’y avait aucun fondement à la thèse de la Cour fédérale selon laquelle il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission n’ait pas fourni à l’intimé un préavis indiquant qu’elle prévoyait tirer une autre conclusion que celle formulée par l’évaluatrice.

Peuples autochtones — La Cour fédérale a infirmé une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne, qui a conclu, en application de l’art. 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), qu’il n’était pas justifié de mener une enquête sur la plainte de discrimination déposée par M. Ennis (l’intimé) — La Commission a rendu cette décision après avoir reçu le rapport rédigé par une évaluatrice, dans lequel elle a recommandé que la Commission tire la conclusion inverse — L’intimé est un membre de la Première Nation de Tobique (la PNT) en Nouvelle‑Écosse — Dans sa plainte, l’intimé a allégué qu’il souffrait de deux troubles mentaux et qu’il avait été victime de discrimination de la part du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada ou de ses prédécesseurs (nommés collectivement AANC) et de la PNT qui, pendant plus de dix ans, ne lui avaient pas fourni un logement convenable dans la réserve — Par conséquent, il a allégué qu’il avait été contraint de vivre dans un logement insalubre dans la réserve et hors réserve — L’intimé a soutenu par ailleurs qu’un tel manquement découlait en majeure partie du fait que les affaires de la PNT ont été gérées par un séquestre‑administrateur pendant une période de 20 ans — Il a en outre allégué, de manière plus générale, l’existence d’une discrimination systémique, affirmant que les politiques d’AANC, et en particulier celles concernant la gestion par un séquestre‑administrateur, ont fait en sorte que les peuples autochtones étaient traités de manière défavorable et différente d’une manière générale et plus précisément en ce qui concerne le logement — La Commission a rejeté la plainte après avoir conclu que, bien que les décisions de financement d’AANC et le rôle joué dans la supervision des logements dans les réserves soient susceptibles de contrôle en application des art. 5 et 6 de la Loi, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête plus approfondie de la plainte de l’intimé — La Cour fédérale a infirmé cette décision — La Cour fédérale a substitué son opinion à celle de la Commission et elle n’a donc pas fait preuve de la déférence appropriée à l’égard de la décision rendue par cette dernière — La Cour fédérale a également conclu à tort que la Commission avait violé les droits de l’intimé en matière d’équité procédurale parce qu’elle ne lui avait pas fourni un préavis de la décision qu’elle prévoyait rendre — Appel accueilli, contrôle judiciaire de la décision de la Commission rejeté.

Il s’agissait d’un appel d’un jugement dans lequel la Cour fédérale a infirmé une décision rendue à l’issue d’un examen préalable par la Commission canadienne des droits de la personne, qui a conclu, en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), qu’il n’était pas justifié de mener une enquête sur la plainte de discrimination déposée par M. Ennis (l’intimé). La Commission a rendu cette décision après avoir reçu le rapport rédigé par une évaluatrice en application de l’article 44 de la Loi, dans lequel elle a recommandé que la Commission tire la conclusion inverse.

L’intimé est un membre de la Première Nation de Tobique (la PNT) en Nouvelle‑Écosse. Dans une plainte rédigée par son père, l’intimé a allégué qu’il souffrait de deux troubles mentaux et qu’il avait été victime de discrimination de la part du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada ou de ses prédécesseurs (nommés collectivement AANC) et de la PNT qui, pendant plus de dix ans, ne lui avaient pas fourni un logement convenable dans la réserve. Par conséquent, il a allégué qu’il avait été contraint de vivre dans un logement insalubre dans la réserve et hors réserve. L’intimé a soutenu par ailleurs qu’un tel manquement découlait en majeure partie du fait que les affaires de la PNT ont été gérées par un séquestre‑administrateur pendant une période de 20 ans, car, selon lui, les politiques d’AANC qui s’appliquaient à la gestion par un séquestre‑administrateur empêchaient l’allocation de fonds à la PNT pour la construction de logements dans la réserve. Il a en outre allégué, de manière plus générale, l’existence d’une discrimination systémique, affirmant que les politiques d’AANC, et en particulier celles concernant la gestion par un séquestre‑administrateur, ont fait en sorte que les peuples autochtones étaient traités de manière défavorable et différente d’une manière générale et plus précisément en ce qui concerne le logement. Après avoir reçu sa plainte, la Commission a nommé une évaluatrice afin qu’elle mène une enquête et rédige un rapport à l’intention de la Commission. Après que l’évaluatrice eut terminé son rapport dans lequel elle a recommandé que la Commission renvoie la plainte de l’intimé au Tribunal, la Commission a remis aux parties une copie du rapport et les a invitées à présenter leurs observations à cet égard. Le rapport lui‑même contenait un avertissement dans son introduction qui indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une décision de la Commission et que cette dernière, et non l’évaluatrice, était chargée de déterminer si une enquête sur la plainte de l’intimé était justifiée. Par la suite, la Commission a rendu les motifs de sa décision de rejeter la plainte de l’intimé. Ils étaient axés sur la conclusion que, bien que les décisions de financement d’AANC et le rôle joué dans la supervision des logements dans les réserves soient susceptibles de contrôle en application des articles 5 et 6 de la Loi, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête plus approfondie de la plainte de l’intimé.

Il s’agissait principalement de savoir si la Cour fédérale a appliqué correctement les normes de contrôle applicables; et s’il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission n’ait pas fourni à l’intimé un préavis indiquant qu’elle prévoyait tirer une autre conclusion que celle formulée par l’évaluatrice.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

En l’espèce, la Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables, à savoir la norme déférente de la décision raisonnable pour contrôler le fond de la décision de la Commission et l’absence de déférence, parfois appelée la norme de contrôle de la décision correcte, pour examiner les questions d’équité procédurale. C’est à l’étape de l’application de ces normes qu’elle a commis une erreur.

En ce qui concerne d’abord le bien‑fondé de la décision de la Commission, tout en reconnaissant que la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la Commission était celle de la décision raisonnable, la Cour fédérale a en fait appliqué la norme de la décision correcte et a substitué son opinion à celle de la Commission. L’analyse requise supposait qu’on se demande si la décision du décideur était raisonnable. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Au lieu de procéder de cette façon, la Cour fédérale s’est demandé comment elle se serait prononcée sur la question de savoir si les éléments de preuve étaient suffisants pour renvoyer la plainte au Tribunal afin qu’il mène une enquête plus approfondie. La Cour fédérale a décrit son rôle en indiquant qu’elle était chargée de décider si la preuve dont disposait la Commission était suffisante pour justifier une enquête. Cette démarche était erronée. Ce n’est pas le rôle de la Cour fédérale (ou de la Cour d’appel fédérale) de se demander si la Commission disposait d’une preuve suffisante pour justifier le renvoi de la plainte de l’intimé au Tribunal aux fins d’enquête. Dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, contrairement à la démarche adoptée par la Cour fédérale, la cour de révision doit plutôt se demander si la décision de la Commission, selon laquelle la preuve n’était pas suffisante, était une décision raisonnable qu’il était loisible à la Commission de rendre. En se posant la mauvaise question, la Cour fédérale a commis une erreur. Cela l’a conduit à réévaluer à tort le caractère suffisant de la preuve dont disposait la Commission. La Cour fédérale aurait plutôt dû se demander si la décision de la Commission était une décision qu’elle aurait pu raisonnablement rendre. Plus précisément, la décision de la Commission était-elle indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques ayant une incidence sur celle‑ci ? En l’espèce, les mots pertinents employés dans les dispositions législatives sont non limitatifs, imposant des contraintes minimales à la Commission à qui le législateur a confié la tâche d’établir si une enquête sur une plainte relative aux droits de la personne est justifiée. Il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard des décisions rendues par la Commission concernant l’examen préalable. De plus, la Commission n’est pas liée par les recommandations formulées par un enquêteur. Tant que l’enquête est suffisamment approfondie et qu’elle a permis d’examiner les éléments de preuve cruciaux, la Commission n’est pas tenue de renvoyer un dossier aux fins d’enquête plus approfondie si la Commission conclut que le fondement factuel présenté par les parties et l’enquêteur ne fournit pas des motifs suffisants pour justifier une enquête plus approfondie, même si la réalisation d’une telle enquête peut permettre de révéler des éléments de preuve supplémentaires. Pour établir une preuve de discrimination, un plaignant doit démontrer un lien entre l’inconvénient subi et l’un des motifs illicites énumérés dans la Loi pour établir une preuve prima facie de discrimination. Il est éminemment raisonnable que la Commission refuse de renvoyer une affaire lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, on ne dispose d’aucun élément de preuve permettant d’établir une preuve prima facie de discrimination. Bien que le caractère définitif d’une décision de rejeter une plainte signifie que la décision a une incidence importante sur le plaignant, ce facteur, en soi, ne fait pas d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable un contrôle selon la norme de la décision correcte. En l’espèce, il était raisonnable que la Commission établisse qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête. À la lumière des faits et du droit applicable, il était loisible à la Commission de tirer une telle conclusion. De plus, la décision de la Commission n’était pas déraisonnable du fait de l’omission de fournir des motifs suffisants, car la Commission a en fait fourni des motifs convaincants pour appuyer sa décision. La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant que la décision de la Commission était déraisonnable.

Il n’y avait aucun fondement à la thèse de la Cour fédérale selon laquelle il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission n’ait pas fourni à l’intimé un préavis indiquant qu’elle prévoyait tirer une autre conclusion que celle formulée par l’évaluatrice. Un plaideur n’a droit à aucun préavis à une décision probablement défavorable ou à aucune possibilité de présenter des observations au sujet d’un projet de décision. Normalement, l’équité procédurale, en ce qui concerne la divulgation, exige seulement qu’un décideur ne rende pas une décision en se fondant sur des éléments de preuve non divulgués ou qu’il ne fonde pas une décision défavorable sur une nouvelle question de droit, sans donner aux parties l’occasion de formuler des observations concernant cette question. En l’espèce, aucune de ces situations ne s’est produite. Dans le contexte d’instances devant la Commission, l’équité procédurale requiert que les parties soient informées de l’essentiel de la preuve qui a été obtenue par l’enquêteur et que les parties aient la possibilité de réagir à cette preuve et de faire toutes les observations s’y rapportant. En l’espèce, ces exigences ont été remplies. En outre, l’intimé a été avisé que c’est la Commission qui déterminerait si sa plainte devait être renvoyée au Tribunal et on lui a donné la possibilité de présenter des observations à la Commission. De plus, il ressort clairement des motifs de la Commission qu’elle a dûment examiné les observations de toutes les parties qui les ont formulées. Ainsi, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 3, 5, 6, 40(1),(2),(3), 41(1), 43, 44.

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 318.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Wang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2005 CF 654; Bradley c. Canada (Procureur général), [1997] A.C.F. no 1031 (QL), 1997 CarswellNat 3909 (1re inst.); MacLean c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2003 CF 1459; Bastide c. Société canadienne des postes, 2005 CF 1410, [2006] 2 R.C.F. 637, conf. par 2006 CAF 318, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée [2007] 1 R.C.S. v; Canada (Procureur général) c. Davis, 2010 CAF 134; Deschênes c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1126.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bergeron c. Canada (Procureur général), 2017 CF 57; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2; Wong c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2018 CAF 101; Ritchie c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 114; Egueh-Robleh c. Canada (Instituts de recherche en santé), 2019 CF 1079, 2019 CarswellNat 5076; Lee v. British Columbia (Attorney General), 2004 BCCA 457, 244 D.L.R. (4th) 404, 2004 CLLC 230-036; Keith c. Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006; Palonek c. Canada (Revenu national), 2007 CAF 281; Yu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 155, 2007 CarswellNat 5464; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364; Tutty c. Canada (Procureur général), 2011 CF 57; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121; Attaran c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 37; Hood c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 302; Harvey c. Via Rail Canada Inc., 2020 CAF 95, 2020 CarswellNat 4552; Jean c. Société Radio-Canada, 2016 CAF 81, 2016 CarswellNat 637; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 1297, [2006] 3 R.C.F. 283; Anani c. Banque Royale du Canada, 2020 CF 870, 2020 CarswellNat 4906; Mulder c. Canada (Procureur général), 2020 CF 944, 2020 CarswellNat 5813; Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360; Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30, [2017] 1 R.C.S. 591; British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk, 2017 CSC 62, [2017] 2 R.C.S. 795; Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595; Love c. Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198; Stukanov c. Canada (Procureur général), 2021 CF 49, 2021 CarswellNat 345; Hartjes c. Canada (Procureur général), 2008 CF 830; Edgewater Casino v. Chubb-Kennedy, 2014 BCSC 416, 21 C.C.E.L. (4th) 314, conf. par 2015 BCCA 9, 69 B.C.L.R. (5th) 214; May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809; SITBA c. Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; Arsenault c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 179.

DOCTRINE CITÉE

Bureau du vérificateur général du Canada. Rapport du printemps 2011 et le rapport Le Point 2011 de la vérificatrice générale du Canada, juin 2011.

Canada. Parlement. Sénat. Comité sénatorial permanent des peuples autochtones. Le logement et l'infrastructure dans les réserves : Recommandations de changements, le rapport, juin 2015.

APPEL d’un jugement de la Cour fédérale (2020 CF 43) annulant une décision d’examen de la Commission canadienne des droits de la personne concluant, en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qu’une enquête sur la plainte de discrimination de M. Ennis n’était pas justifiée. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Melissa A. Grant pour l’appelant.

David H. Dunsmuir pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

La sous-procureure générale du Canada pour l’appelant.

Dunsmuir Law, Fredericton, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        La juge Gleason, J.C.A. : L’appelant interjette appel du jugement rendu par la Cour fédérale dans la décision Ennis c. Canada (Procureur général), 2020 CF 43 (le juge Phelan), dans laquelle la Cour fédérale a infirmé une décision rendue à l’issue d’un examen préalable par la Commission canadienne des droits de la personne le 15 août 2018. Dans cette décision, la Commission a conclu, en application du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP ou la Loi), qu’il n’était pas justifié de mener une enquête sur la plainte de discrimination déposée par l’intimé, John Ennis. La Commission a rendu cette décision après avoir reçu le rapport rédigé par une évaluatrice en application de l’article 44 de la LCDP, dans lequel elle a recommandé que la Commission tire la conclusion inverse.

[2]        Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, en l’espèce, les recommandations de ce type formulées par l’évaluatrice ne lient pas la Commission. En outre, les examens préalables de la Commission commandent la déférence.

[3]        Dans la décision faisant l’objet de l’appel, la Cour fédérale a substitué sa propre analyse à celle de la Commission et a commis une erreur en ne faisant pas preuve d’une déférence appropriée à l’égard de la décision de la Commission. La Cour fédérale a également conclu à tort que la Commission avait violé les droits à l’équité procédurale de M. Ennis en ne lui fournissant pas un préavis de la décision qu’elle prévoyait rendre. Le jugement de la Cour fédérale ne peut donc pas être maintenu et, pour les motifs décrits plus en détail ci-dessous, j’accueillerais le présent appel sans dépens, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et, en rendant le jugement qu’elle aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire de M. Ennis, sans dépens également.

I.     Contexte

[4]        Il s’avère nécessaire de présenter le contexte entourant les questions soulevées dans le présent appel.

A.    Le contexte législatif

[5]        La LCDP s’applique à Sa Majesté du chef du Canada (sauf dans les affaires qui concernent le gouvernement du Yukon ou les gouvernements des Territoires du Nord-Ouest ou du Nunavut où les lois territoriales régissent les droits de la personne) et aux personnes, aux organisations et aux entreprises qui relèvent de la compétence fédérale en ce qui concerne les activités qui sont, de même, susceptibles de relever de la compétence fédérale. Depuis juin 2011, la LCDP s’applique aux conseils de bande établis aux termes de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

[6]        La LCDP interdit plusieurs actes discriminatoires, notamment, aux articles 5 et 6, la discrimination dans la fourniture de logements fondée sur l’un des motifs de distinction illicite aux termes de la Loi. Les motifs de distinction illicite sont énumérés à l’article 3 de la LCDP et sont notamment ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique et la déficience.

[7]        Aux termes des paragraphes 40(1) et (2) de la LCDP, les personnes auxquelles la Loi accorde une protection et qui pensent avoir fait l’objet d’un traitement discriminatoire peuvent déposer plainte auprès de la Commission. La Commission est également habilitée, en application du paragraphe 40(3), à déposer plainte elle-même s’il existe des motifs raisonnables de penser qu’une personne a commis un acte discriminatoire illicite.

[8]        Lorsqu’elle reçoit une plainte, la Commission peut refuser de statuer sur celle-ci, en application du paragraphe 41(1) de la LCDP, dont les parties pertinentes prévoient ce qui suit :

Irrecevabilité

41 (1) […] la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[9]        Si la Commission ne rejette pas la plainte en application de ces dispositions de la Loi ou d’autres dispositions de celle-ci (qui ne sont pas pertinentes pour le présent appel), elle peut choisir de la renvoyer à un enquêteur (que la Commission semble désormais appeler un « évaluateur ») aux fins d’enquête. L’article 44 de la LCDP, qui est au cœur du présent appel, porte sur les rapports d’enquête et établit en partie le pouvoir conféré à la Commission après qu’elle a reçu un rapport. Les paragraphes 44(1) à (3) disposent que :

Rapport

44 (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

Suite à donner au rapport

(2) La Commission renvoie le plaignant à l’autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

Idem

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié,

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

[10]      Lorsque la Commission juge que l’examen d’une plainte est justifié, la plainte est renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne qui tiendra généralement une audience sur la plainte à laquelle la Commission peut participer (mais n’est pas tenue de le faire) en tant que partie. Devant le Tribunal, il incombe au plaignant d’établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination, à la suite de quoi le fardeau de présenter une défense contre la plainte incombe à l’intimé.

[11]      La décision de la Commission de rejeter une plainte n’est pas susceptible d’appel. Les décisions de ce type sont plutôt susceptibles de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

B.    La plainte, le rapport et la décision de la Commission

[12]      Dans ce contexte, il est nécessaire d’examiner en l’espèce la plainte, le rapport de l’évaluatrice, les observations formulées par les parties à l’intention de la Commission et la décision de cette dernière.

1)    La plainte

[13]      M. Ennis est un membre de la Première Nation de Tobique (la PNT) en Nouvelle-Écosse. Dans une plainte rédigée par son père, qui l’a représenté auprès de la Commission, M. Ennis a allégué qu’il souffrait de deux troubles mentaux et qu’il a été victime de discrimination de la part du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada ou de ses prédécesseurs (nommés collectivement AANC dans les présents motifs) et de la PNT qui, pendant plus de dix ans, ne lui ont pas fourni un logement convenable dans la réserve. Par conséquent, il a allégué qu’il avait été contraint de vivre dans un logement insalubre dans la réserve et hors réserve. M. Ennis a soutenu par ailleurs qu’un tel manquement découlait en majeure partie du fait que les affaires de la PNT ont été gérées par un séquestre-administrateur pendant une période de 20 ans, car, selon lui, les politiques d’AANC qui s’appliquaient à la gestion par un séquestre-administrateur empêchaient l’allocation de fonds à la PNT pour la construction de logements dans la réserve. Il a en outre allégué, de manière plus générale, l’existence d’une discrimination systémique, affirmant que les politiques d’AANC, et en particulier celles concernant la gestion par un séquestre-administrateur, ont fait en sorte que les peuples autochtones étaient traités de manière défavorable et différente d’une manière générale et plus précisément en ce qui concerne le logement.

[14]      Après avoir reçu la plainte de M. Ennis, le 12 décembre 2016, la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) a nommé une évaluatrice en application de l’article 43 de la LCDP afin qu’elle mène une enquête et rédige un rapport à l’intention de la Commission, en application de l’article 44 de la LCDP. L’évaluatrice a interrogé M. Ennis et son père et a reçu des observations et des renseignements de la part d’AANC, de représentants de séquestres-administrateurs et, dans une certaine mesure, de la PNT, bien qu’il semble que l’évaluatrice ait rencontré des difficultés pour obtenir des détails auprès de cette dernière. Dans son rapport qu’elle a terminé le 20 septembre 2017, elle a recommandé que la Commission renvoie la plainte de M. Ennis au Tribunal.

2)    Le rapport de l’évaluatrice

[15]      L’évaluatrice a commencé son rapport en établissant le contexte de la plainte et a fait remarquer que, bien que les principaux motifs soulevés dans la plainte aient été la race, l’origine nationale et ethnique, il semblait exister [traduction] « des effets préjudiciables multidimensionnels sur l’[intimé] attribuables à sa déficience » (au paragraphe 4). L’évaluatrice a ensuite fait remarquer que, depuis 1986, il y a eu de plus en plus d’interventions à divers niveaux auprès de la PNT, ce qui a culminé par une période de gestion par un séquestre-administrateur de 2007 à 2017, en raison de préoccupations liées à un manquement à l’égard d’ententes financières et du fait qu’AANC s’inquiétait que les fonds qu’il fournissait pourraient être saisis par des créanciers. Elle a également souligné que la pénurie de logements et l’insalubrité des logements dans la réserve de la PNT ne dataient pas d’hier et que [traduction] « [n]i AANC ni la PNT ne reconnaissent leur responsabilité, et tous deux désignent l’autre comme étant responsable » (au paragraphe 6).

[16]      Dans la section suivante de son rapport, l’évaluatrice a posé cinq questions auxquelles elle a répondu.

[17]      L’évaluatrice a d’abord demandé s’il existait des renseignements étayant les éléments allégués dans la plainte. Pour répondre à cette question, l’évaluatrice a d’abord présenté les allégations de M. Ennis selon lesquelles la PNT et AANC contrôlaient la disponibilité des logements dans la collectivité, que sous la gestion d’un séquestre-administrateur, AANC a refusé de fournir à la PNT des fonds pour le logement et qu’en conséquence, M. Ennis a été contraint de vivre dans un logement insalubre dans la réserve et hors réserve. L’évaluatrice a ensuite fait observer que les parties ont convenu qu’outre une pénurie de logements de manière générale, il y a eu dans la réserve de la PNT des problèmes continus liés à la moisissure, au radon et au surpeuplement. Elle a par ailleurs affirmé que les renseignements d’AANC indiquaient que le pourcentage de logements nécessitant des réparations, dans la réserve de la PNT, dépassait considérablement le pourcentage moyen dans la province.

[18]      L’évaluatrice a ensuite résumé les thèses et les observations qu’elle a affirmé avoir reçues de la PNT et d’AANC quant au fait que tous les deux désignaient l’autre comme étant responsable des logements dans la réserve. Elle a aussi présenté et résumé les renseignements fournis par AANC et les séquestres-administrateurs, selon lesquels ils auraient démontré que des fonds continuaient d’être alloués à la PNT aux fins de construction et de réparations de logements dans la réserve de la PNT pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur. Elle a toutefois fait remarquer que, pendant cette période, la bande ne pouvait pas bénéficier de garanties d’emprunt ministérielles.

[19]      L’évaluatrice a conclu qu’il était difficile de savoir si les politiques d’AANC étaient à l’origine d’une pénurie de logements et d’établir le rôle que la PNT jouait dans la fourniture des logements dans la collectivité. Elle a ensuite déclaré qu’il [traduction] « semblait » que les politiques d’AANC et la gestion par un séquestre-administrateur ont eu un effet sur plusieurs des problèmes liés au logement auxquels la collectivité a été confrontée et que, quoi qu’il en soit, AANC ayant fourni la plupart des fonds à la collectivité, [traduction] «  sa participation serait nécessaire pour façonner un recours approprié, si la plainte est fondée ».

[20]      Dans la section suivante de son rapport, l’évaluatrice a demandé si la plainte a soulevé des questions de crédibilité ou des contradictions dans les éléments de preuve et s’il fallait entendre des témoignages d’experts ou si d’autres questions de fait ne pouvaient être réglées que par le Tribunal. Dans cette section, l’évaluatrice a souligné qu’elle n’a pas été en mesure d’obtenir des renseignements auprès de la PNT en ce qui concerne ses allégations de manque de fonds alloués pour le logement pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur. Elle a aussi résumé les renseignements reçus d’AANC et des représentants de séquestres-administrateurs qui indiquaient que des fonds étaient disponibles pour le logement pendant cette période.

[21]      L’évaluatrice a ensuite cité un rapport d’un des séquestres-administrateurs qui indiquait qu’avant la gestion par les séquestres-administrateurs, la bande avait consacré à d’autres priorités les fonds versés par AANC et réservés aux dépenses en immobilisations, parfois au su d’AANC, ce qui a entraîné des déficits. L’évaluatrice a ensuite mentionné un rapport de juin 2011 du Vérificateur général du Canada [2011 Spring Report and 2011 Status Report of the Auditor General of Canada] et le rapport de 2015 du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones [Le logement et l'infrastructure dans les réserves : Recommandations de changements, le rapport, juin 2015] qui ont tous les deux relevé que l’absence d’entente et le manque de clarté concernant la responsabilité en matière de logements dans les réserves ont contribué à une pénurie permanente de logements dans de nombreuses réserves.

[22]      L’évaluatrice a formulé la conclusion suivante à l’égard de ces questions de preuve :

[traduction] La plainte soulève d’importantes contradictions dans les éléments de preuve et la nécessité d’entendre des témoignages d’experts, notamment sur la manière dont les politiques d’AANC fonctionnent et sur la façon dont la bande gère ses finances. […] La PNT soutient qu’elle n’est pas responsable de fournir des logements. AANC soutient qu’il a une responsabilité commune liée aux logements, mais qu’en règle générale, il ne fournit pas des fonds aux Premières Nations en vue de la construction de nouveaux logements. Tout cela doit être examiné dans le contexte d’un régime différent de propriété foncière dans les réserves indiennes qui, en soi, doit son existence à la Loi sur les Indiens et à la politique du gouvernement. Une enquête plus approfondie menée par un tribunal qui a compétence pour entendre des témoins experts est donc justifiée.

[23]      Dans la section suivante de son rapport, l’évaluatrice a traité de l’intérêt du public à l’égard de la plainte, faisant remarquer que, d’après les observations formulées précédemment par la Commission à l’intention du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies et des droits des personnes handicapées, [traduction] « l’aspect multidimensionnel que revêt le fait d’être autochtone et d’avoir une déficience crée des besoins importants non comblés en matière de logement » (au paragraphe 35 du rapport). Elle a aussi fait remarquer que les parties avaient reconnu le manque de logements adéquats dans la collectivité de la PNT et que de nombreuses collectivités autochtones font face à un sous-financement pour le logement, à un surpeuplement, à la contamination par la moisissure, ainsi qu’à des problèmes liés à l’accès aux routes, à l’eau, aux égouts et à l’électricité. Elle a donc conclu qu’il y avait un intérêt public à traiter la plainte dès que possible.

[24]      L’évaluatrice a ensuite cherché à savoir si AANC et la PNT avaient répondu aux allégations de M. Ennis et elle a fait remarquer qu’AANC avait mis fin à la gestion par un séquestre-administrateur dont la collectivité faisait l’objet. Cependant, elle a ensuite déclaré qu’ [traduction] « [i]l n’est pas évident qu’AANC a réglé la question du sous-financement pour le logement dans la collectivité ». Elle a aussi fait remarquer que la PNT avait récemment élaboré une politique sur le logement qui semblait transparente et équitable, mais le nombre de familles à la recherche d’un logement est bien supérieur au nombre de logements que la bande peut offrir.

[25]      Enfin, l’évaluatrice a répondu par la négative à la question de savoir si une évaluation plus approfondie était justifiée. En conséquence, elle a recommandé que la Commission renvoie la plainte au Tribunal.

3)    Les observations des parties en réponse au rapport

[26]      La Commission a remis aux parties une copie du rapport de l’évaluatrice et les a invitées à présenter leurs observations à cet égard afin qu’elle puisse l’examiner. Le rapport lui-même contenait un avertissement dans son introduction qui indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une décision de la Commission et que cette dernière, et non l’évaluatrice, était chargée de déterminer si une enquête sur la plainte de l’intimé était justifiée.

[27]      La PNT a refusé de présenter ses observations à la Commission et M. Ennis a déposé une brève observation de deux pages qui ne faisait que répéter les allégations générales formulées dans sa plainte initiale. AANC, en revanche, a présenté des observations détaillées d’une longueur correspondant à la longueur maximale autorisée par la Commission.

[28]      Dans ses observations, AANC a mentionné les principaux points suivants :

•      La plainte de M. Ennis soulevait comme motif allégué de discrimination la question de la déficience. Cependant, l’évaluatrice a jugé qu’il s’agissait d’une question secondaire de la plainte et, comme cela a été indiqué dans ses observations présentées à l’évaluatrice, AANC ne disposait pas d’information sur son âge, la déficience alléguée, les détails de la liste d’attente sur laquelle la PNT l’a inscrit et sur ses besoins particuliers en matière de logement.

•      AANC a contesté avoir nié toute responsabilité liée à la fourniture de logements dans la réserve et a souligné que les principes d’autonomie gouvernementale signifiaient qu’il ne pouvait pas attribuer un logement à M. Ennis. Il a également résumé les renseignements détaillés que les séquestres-administrateurs et lui-même avaient fournis à l’évaluatrice et qui contredisaient les affirmations de M. Ennis et de la PNT et qui démontraient que des fonds avaient été avancés à la PNT pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur, dont une partie aurait pu être consacrée à la fourniture de logements. Il a aussi fait remarquer que le conseil de bande avait construit quelques logements pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur. AANC a déclaré que la PNT disposait aussi de sa propre source de revenus et de l’argent provenant d’un règlement de revendication territoriale. Cela, ajouté à la politique sur le logement de la PNT que l’évaluatrice a jugée juste et équitable, signifiait que la plainte ne reposait sur aucun fait.

•      La PNT a été placée sous la gestion d’un séquestre-administrateur en raison de difficultés financières avec lesquelles la bande était aux prises et qui menaçaient toute la collectivité. Ce sont ces difficultés, et non la distinction fondée sur la race, qui ont empêché la bande de bénéficier de garanties d’emprunt ministérielles pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur. Le fait de limiter l’accès aux garanties d’emprunt lorsqu’il existe un risque élevé de défaillance ne constitue pas un acte discriminatoire. Ces garanties ont été une nouvelle fois offertes lorsque la période de gestion par un séquestre-administrateur a pris fin en 2017.

•      Ni une pénurie générale de logements ni des logements inadéquats ne suffisent pour établir une preuve prima facie de discrimination aux termes de la LCDP. M. Ennis n’avait pas fourni d’éléments de preuve pour étayer le fait qu’il s’est vu refuser un logement du fait de sa race ou de sa déficience et que ni la PNT ni AANC n’ont l’obligation positive de fournir à chaque résident un logement.

[29]      La Commission a fourni une copie des observations d’AANC à M. Ennis pour qu’il y réponde. Dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, il affirme qu’il a déposé une réponse aux observations d’AANC auprès de la Commission. Une fois encore, il s’agit d’un bref document qui ne fait que répéter les allégations générales formulées dans sa plainte. Il est difficile de dire si la réponse de M. Ennis a été présentée à la Commission, car elle ne figurait pas dans les documents que la Commission a divulgués en application de la règle 318 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Il importe peu que la réponse ait été présentée ou non à la Commission, étant donné qu’elle ne contenait rien d’autre que des éléments que M. Ennis avait déjà allégués dans sa plainte et ses observations initiales présentées à la Commission : Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, aux paragraphes 116 et 117; Palonek c. Canada (Revenu national), 2007 CAF 281, aux paragraphes 17 et 25; Yu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 155, 2007 CarswellNat 5464, aux paragraphes 18, 19, 22 et 23. Les faits de la présente affaire se distinguent de ceux dans l’affaire Bergeron c. Canada (Procureur général), 2017 CF 57 (Bergeron), où les observations manquantes étaient importantes, n’auraient pas tout simplement répété des observations qui avaient déjà été faites et auraient été nécessaires pour permettre à la Commission d’examiner adéquatement l’affaire.

4)    La décision de la Commission

[30]      La Commission a rendu les motifs de sa décision de rejeter la plainte de M. Ennis. Ils étaient axés sur la conclusion que, bien que les décisions de financement d’AANC et le rôle joué dans la supervision des logements dans les réserves soient susceptibles de contrôle en application des articles 5 et 6 de la LCDP, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête plus approfondie de la plainte de M. Ennis. La Commission a présenté plusieurs motifs pour cette conclusion.

[31]      Premièrement, en ce qui concerne les effets préjudiciables allégués par M. Ennis, la Commission a souligné qu’aucun détail n’avait été fourni concernant l’endroit où il vivait, y compris par qui le logement qu’il estimait insalubre a été attribué ou dans quelle mesure il s’agissait d’un logement insalubre. La Commission a donc conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête sur ces aspects de la plainte.

[32]      Deuxièmement, en ce qui concerne les motifs de discrimination, la Commission a fait remarquer que M. Ennis n’avait pas fourni d’éléments de preuve quant à la façon dont ses déficiences alléguées ont donné lieu à des besoins particuliers en matière de logement. Elle a donc conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête sur les allégations de discrimination fondées sur des déficiences.

[33]      Troisièmement, en ce qui concerne les autres motifs de race et d’origine nationale ou ethnique, la Commission a souligné qu’il n’y avait aucune allégation selon laquelle AANC et la PNT avaient accordé la priorité à des personnes de race ou d’origine ethnique différentes et que, par conséquent, la plainte était axée sur la fourniture aux membres de la PNT de logements dans la réserve. La CCDP a conclu que cela pourrait suffire pour constituer un motif de discrimination lorsqu’il y a lieu, par exemple, lorsque le gouvernement fédéral ne fournit pas un accès véritablement égal à des services semblables à ceux fournis aux personnes vivant hors de la réserve, comme cela a été établi dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (Société de soutien des Premières Nations).

[34]      En ce qui concerne les détails de la plainte, la CCDP a conclu que l’objet de la plainte portait sur : (i) le fait que M. Ennis était inscrit sur la liste d’attente pour un logement dans la réserve depuis plusieurs années; (ii) que seuls les membres de la PNT sont traités de cette manière et (iii) que la principale raison pour laquelle la PNT avait créé une liste d’attente résidait dans le fait que des fonds pour le logement n’étaient pas disponibles pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur. En supposant, sans le décider, qu’être inscrit sur cette liste d’attente pourrait être considéré comme un effet préjudiciable lié à la race ou à l’origine nationale ou ethnique, la Commission a établi que les éléments de preuve ne justifiaient pas une enquête plus approfondie sur les principales allégations concernant les conséquences d’une gestion par un séquestre-administrateur, compte tenu du caractère insuffisant des éléments de preuve fournis par M. Ennis et la PNT pour étayer leurs allégations, comparativement aux éléments de preuve détaillés présentés par AANC et les séquestres-administrateurs. La Commission a conclu que ces éléments de preuve révélaient que des fonds pour le logement étaient disponibles pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur et qu’il n’y avait aucun élément de preuve permettant d’établir un lien entre la non-disponibilité de garanties d’emprunt ministérielles pendant la période de gestion par un séquestre-administrateur et un motif de distinction illicite. Ainsi, bien que dans un cas pertinent, une allégation de logements inadéquats dans la réserve puisse justifier une enquête, les éléments de preuve présentés par M. Ennis ou l’évaluatrice ne suffisaient pas pour justifier une enquête sur la plainte de M. Ennis.

[35]      Voici la conclusion de la Commission :

[traduction] En parvenant à ces conclusions, la Commission ne minimise aucunement les véritables préoccupations qui existent en ce qui a trait au logement dans la réserve, d’une manière générale. En 2015, le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones a admis qu’il existait des préoccupations liées à la pénurie de logements et à la détérioration de ceux-ci dans la réserve et les intimés ont reconnu que des problèmes de cette nature existent au sein de la collectivité à Tobique. La Commission a encouragé le gouvernement fédéral à élaborer des stratégies concrètes et précises afin de corriger de toute urgence la situation du logement dans les réserves des Premières Nations, comme cela est indiqué au paragraphe 35 du rapport. Cependant, l’existence de ces préoccupations générales ne signifie pas nécessairement que chaque plainte liée à des logements dans la réserve justifie une enquête plus approfondie devant le Tribunal. Il n’en demeure pas moins que les éléments de preuve doivent être suffisants pour justifier une enquête sur les allégations précises formulées par un plaignant.

II.    La décision de la Cour fédérale

[36]      Tout en reconnaissant que la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la Commission était celle de la décision raisonnable, la Cour fédérale a en fait appliqué la norme de la décision correcte et a substitué son opinion à celle de la Commission. De plus, elle a conclu à tort que la Commission avait violé les droits à l’équité procédurale de M. Ennis en ne lui fournissant pas un préavis de la décision qu’elle prévoyait rendre.

[37]      La Cour fédérale a commencé son analyse en énonçant à juste titre les principes applicables tirés de la jurisprudence. Elle a fait remarquer, en renvoyant à l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364 (Halifax) rendu par la Cour suprême du Canada et à la décision Tutty c. Canada (Procureur général), 2011 CF 57, rendue par la Cour fédérale, qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard des décisions rendues par la Commission concernant l’examen préalable en application de l’article 44 de la LCDP. La Cour fédérale a également souligné, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans les arrêts Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 et Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, que le rôle de la Commission, en rendant des décisions concernant l’examen préalable en application de l’article 44 de la LCDP, est de vérifier s’il existe une preuve suffisante. La Cour fédérale a en outre conclu à juste titre qu’il n’était pas nécessaire de faire preuve de déférence à l’égard de son contrôle de l’équité du processus entrepris par la Commission.

[38]      Cependant, en appliquant ces principes, la Cour fédérale a déclaré au paragraphe 31 que pour qu’une décision soit raisonnable, « elle doit être justifiable, et le décideur doit pouvoir le démontrer ». Elle poursuit au paragraphe suivant : « [à] cet égard, le simple fait de dire qu’une question fait l’objet d’une conclusion de “preuve suffisante” ne signifie pas que c’est le cas. C’est le tribunal qui doit décider si la preuve est suffisante même si la Commission estime qu’elle a agi dans les limites de son rôle » (non souligné dans l’original). La Cour fédérale a alors indiqué pourquoi elle n’a pas souscrit aux décisions de la Commission quant au caractère suffisant des éléments de preuve.

[39]      La Cour fédérale a d’abord examiné la décision de la Commission quant à l’effet préjudiciable. La Cour fédérale a conclu que la Commission aurait dû accepter l’analyse de l’évaluatrice, car « [i]l faut supposer que l’évaluatrice connaît les problèmes de santé allégués, sinon elle ne pourrait pas conclure à des effets préjudiciables » (au paragraphe 34). La Cour a poursuivi en concluant que la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle a décidé de s’écarter des conclusions de l’évaluatrice « qui étaient fondées sur un examen plus large et plus approfondi des effets préjudiciables » (au paragraphe 35). La Cour fédérale a également conclu qu’il incombait à la Commission de se demander si des éléments de preuve étaient disponibles pour étayer les allégations de M. Ennis et que, le cas échéant, la Commission « aurait dû retourner le rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 afin d’obtenir plus de détails » (au paragraphe 37).

[40]      La Cour fédérale a ensuite examiné « l’omission de démontrer les besoins particuliers découlant des déficiences d[e M. Ennis] » et elle a conclu que la Commission n’avait « pas examiné si la sécurité d’un logement convenable était un besoin particulier compte tenu de l’état mental d[e M. Ennis] » (au paragraphe 39). Dans la mesure où l’évaluatrice avait examiné cette question, la Cour fédérale a déclaré que l’analyse de l’évaluatrice devait être privilégiée. Si l’évaluatrice n’avait pas examiné cette question, la Cour fédérale a déclaré qu’il incombait à la Commission de renvoyer la plainte à l’évaluatrice afin que celle-ci mène une enquête plus approfondie.

[41]      En ce qui concerne les problèmes systémiques allégués du financement d’AANC et l’interaction (ou son absence) entre AANC et la PNT, la Cour fédérale a conclu que la Commission avait commis une erreur en acceptant la version des événements d’AANC, étant donné que l’évaluatrice a établi un manque de clarté concernant la mesure dans laquelle les politiques d’AANC ont entraîné la fourniture de logements inadéquats dans la réserve. La Cour fédérale a déclaré qu’en tirant cette conclusion, la Commission avait procédé à une évaluation inappropriée des éléments de preuve. La Cour fédérale a tiré la conclusion suivante à cet égard [aux paragraphes 48 et 49] :

Il était injuste que la Commission critique le demandeur parce qu’il n’a pas réfuté la preuve d’AANC. Les plaignants ne sont généralement pas en mesure d’obtenir ce type de renseignements, et il n’est pas raisonnable non plus de s’attendre à ce qu’ils analysent de tels renseignements. Il est de la compétence de l’évaluateur de la Commission d’obtenir et d’analyser ces éléments de preuve. Il était inéquitable d’imposer cette charge de la preuve et de l’analyse au plaignant dans les circonstances.

À ce stade du processus, il appartient à l’évaluatrice de poursuivre cette piste d’enquête. C’est exactement ce que l’évaluatrice a fait, et elle n’a pas pu résoudre le problème. C’est le Tribunal et non la Commission qui doit régler la question du manque de clarté.

[42]      Enfin, la Cour fédérale a déclaré que la Commission avait privé M. Ennis de son droit à l’équité procédurale en s’écartant du rapport de l’évaluatrice sans en aviser M. Ennis. Elle a souligné ce qui suit [au paragraphe 53] :

La réponse à l’injustice découlant de l’absence d’avis et de possibilité de répondre aux préoccupations de la Commission ne consiste pas à créer un nouveau palier de procédure. La solution à une telle situation réside en le respect par la Commission de son mandat en tant qu’organisme d’examen et non qu’organisme d’appréciation des éléments de preuve ayant un pouvoir décisionnel.

III.   Discussion

[43]      Dans le présent appel, comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, notre Cour est tenue de décider si la Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables et, le cas échéant, si elle a appliqué ces normes à juste titre. Autrement dit, nous devons nous mettre à la place de la Cour fédérale et procéder de nouveau à l’analyse requise.

[44]      En l’espèce, la Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables, à savoir la norme déférente de la décision raisonnable pour contrôler le fond de la décision de la Commission et l’absence de déférence, parfois appelée la norme de contrôle de la décision correcte, pour examiner les questions d’équité procédurale.

[45]      À cet égard, il est bien établi qu’il n’est pas exigé de faire preuve de déférence à l’égard des décideurs administratifs quant aux questions d’équité procédurale : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121, aux paragraphes 34 à 56; Wong c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2018 CAF 101 (Wong), au paragraphe 19; Ritchie c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 114 (Ritchie), au paragraphe 16.

[46]      De même, il est bien établi que la norme déférente de la décision raisonnable s’applique au bien fondé des décisions de la Commission de renvoyer les plaintes relatives aux droits de la personne au Tribunal afin qu’il mène une enquête plus approfondie ou de ses décisions de refuser de le faire : arrêt Halifax, aux paragraphes 17 à 53; Attaran c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 37 (Attaran), aux paragraphes 9 à 14; Hood c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 302, aux paragraphes 24 à 27; Harvey c. Via Rail Canada Inc., 2020 CAF 95, 2020 CarswellNat 4552, au paragraphe 10; arrêt Wong, au paragraphe 19; arrêt Ritchie, au paragraphe 16; Jean c. Société Radio-Canada, 2016 CAF 81, 2016 CarswellNat 637, au paragraphe 5. Cette conclusion est en effet imposée par l’arrêt récent Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), rendu par la Cour suprême du Canada, l’arrêt-clé actuel en matière de contrôle judiciaire, où la Cour a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions administratives qui ne sont pas susceptibles d’appel, sauf dans des circonstances exceptionnelles, bien qu’il soit entendu qu’aucune circonstance exceptionnelle ne s’appliquerait aux décisions rendues par la Commission concernant l’examen préalable.

[47]      Ainsi, la Cour fédérale a choisi les normes de contrôle applicables. C’est à l’étape de l’application de ces normes qu’elle a commis une erreur.

A.    Le bien-fondé de la décision de la Commission

[48]      En ce qui concerne d’abord le contrôle par la Cour fédérale du bien-fondé de la décision de la Commission, selon la norme de la décision raisonnable, la Cour suprême du Canada a souligné, au paragraphe 81 de l’arrêt Vavilov, que les motifs d’un décideur administratif sont le point de départ du contrôle selon la norme de la décision raisonnable où, comme c’est le cas en l’espèce, des motifs sont présentés. L’analyse requise suppose qu’on se demande si la décision du décideur était raisonnable. Il n’incombe donc pas à la cour de révision de se demander quelle décision le tribunal aurait dû rendre. « Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est méthodologiquement distinct du contrôle selon la norme de la décision correcte » : arrêt Vavilov, au paragraphe 12. Pour reprendre la formulation de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov [au paragraphe 83] :

[...] le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles-mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’«  éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution «  correcte » au problème. Dans l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, la Cour d’appel fédérale a signalé que « le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : par. 28 (CanLII); voir aussi Ryan, par. 50-51. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif –– ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu. [Non souligné dans l’original.]

[49]      Au lieu de procéder de cette façon, la Cour fédérale s’est demandé comment elle se serait prononcée sur la question de savoir si les éléments de preuve étaient suffisants pour renvoyer la plainte au Tribunal afin qu’il mène une enquête plus approfondie. Comme il est mentionné plus haut, la Cour fédérale a décrit son rôle au paragraphe 32 de ses motifs en indiquant qu’elle était chargée de décider si la preuve dont disposait la Commission était suffisante pour justifier une enquête, en déclarant que son rôle était de décider « si la preuve est suffisante ».

[50]      En toute déférence, cette démarche est erronée. Ce n’est pas le rôle de la Cour fédérale (ou de notre Cour en appel) de se demander si la Commission disposait d’une preuve suffisante pour justifier le renvoi de la plainte de M. Ennis au Tribunal aux fins d’enquête. Une telle question revient à se demander si la Commission a tiré la bonne conclusion en ce qui a trait au caractère suffisant de la preuve. Il s’agit du contrôle selon la norme de la décision correcte et non de celui selon la norme de la décision raisonnable.

[51]      Dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, contrairement à la démarche adoptée par la Cour fédérale, la cour de révision doit plutôt se demander si la décision de la Commission, selon laquelle la preuve n’était pas suffisante, était une décision raisonnable qu’il était loisible à la Commission de rendre. En se posant la mauvaise question, la Cour fédérale a commis une erreur. Cela l’a conduit à réévaluer à tort le caractère suffisant de la preuve dont disposait la Commission.

[52]      Cette démarche erronée ressort à plusieurs endroits dans les motifs de la Cour fédérale. Elle a affirmé par exemple ce qui suit [aux paragraphes 35, 37 à 40, 45, 46, 48 et 49] :

En l’absence d’une explication de la Commission quant à la raison pour laquelle elle s’écarte des conclusions de l’évaluatrice, qui étaient fondées sur un examen plus large et plus approfondi des effets préjudiciables, il n’est pas possible d’inférer que la conclusion de la Commission était raisonnable.

[…]

La Commission n’a en outre pas cherché à savoir si de tels éléments de preuve étaient disponibles. S’ils l’étaient et qu’ils n’ont pas été produits, la Commission aurait dû retourner le rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 afin d’obtenir plus de détails.

La Commission n’a pas non plus examiné une question pertinente, à savoir si le fait d’être inscrit sur une liste d’attente pendant 10 ans a eu des effets préjudiciables compte tenu de l’état mental du demandeur. Si la Commission s’est effectivement penchée sur cette question, rien n’indique qu’elle l’a fait.

En ce qui concerne l’omission de démontrer les besoins particuliers découlant des déficiences du demandeur, la Commission n’a pas examiné si la sécurité d’un logement convenable était un besoin particulier compte tenu de l’état mental du demandeur.

Encore une fois, dans la mesure où l’évaluatrice n’a pas abordé cette question, il était déraisonnable de la part de la Commission de ne pas enquêter ou de ne pas faire en sorte que l’évaluatrice le fasse. Dans la mesure où la conclusion de l’évaluatrice concernant les effets préjudiciables multidimensionnels reflète les besoins du demandeur, la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle n’a pas accepté la conclusion de l’évaluatrice.

[…]

À mon avis, étant donné les conclusions de l’évaluatrice, notamment en ce qui concerne le manque de clarté et les observations supplémentaires sur des questions financières importantes d’AANC en réponse au rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49, la Commission a procédé à une évaluation inappropriée des éléments de preuve en ce qui concerne l’analyse de l’évaluatrice et la position d’AANC.

Même s’il ne suffit pas, pour réussir, qu’un plaignant allègue simplement que quelqu’un ment (comme l’a fait le père du plaignant), il était manifeste que la Commission a accepté la version des événements d’AANC sans le bénéfice de témoignages d’experts et d’autres éléments de preuve qui, comme l’a dit l’évaluatrice, étaient nécessaires pour clarifier la situation.

[…]

Il était injuste que la Commission critique le demandeur parce qu’il n’a pas réfuté la preuve d’AANC. Les plaignants ne sont généralement pas en mesure d’obtenir ce type de renseignements, et il n’est pas raisonnable non plus de s’attendre à ce qu’ils analysent de tels renseignements. Il est de la compétence de l’évaluateur de la Commission d’obtenir et d’analyser ces éléments de preuve. Il était inéquitable d’imposer cette charge de la preuve et de l’analyse au plaignant dans les circonstances.

À ce stade du processus, il appartient à l’évaluatrice de poursuivre cette piste d’enquête. C’est exactement ce que l’évaluatrice a fait, et elle n’a pas pu résoudre le problème. C’est le Tribunal et non la Commission qui doit régler la question du manque de clarté.

[53]      La Cour fédérale aurait plutôt dû se demander si la décision de la Commission était une décision qu’elle aurait pu raisonnablement rendre.

[54]      Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, il y a deux catégories de lacunes fondamentales qui pourraient rendre une décision déraisonnable : le manque de logique du raisonnement ou le cas d’une décision indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur la décision (au paragraphe 101). Dans la plupart des contestations, y compris celle dont nous sommes saisis, la seconde catégorie de lacunes est en cause.

[55]      Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême donne une liste non exhaustive de contraintes factuelles et juridiques en fonction desquelles le caractère défendable d’une décision administrative peut s’apprécier, y compris :

•      le régime législatif applicable, qui peut, par exemple (i) établir les contraintes liées à l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires (au paragraphe 108); (ii) exiger ou permettre que le décideur mette à contribution sa propre expertise, qui peut différer de celle d’un tribunal (aux paragraphes 31 et 93); (iii) énoncer les définitions, les principes ou les formules qui prescrivent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (aux paragraphes 108 et 109), ou (iv) être rédigée dans un langage précis ou plus général (au paragraphe 110);

•      certains principes législatifs ou de common law qui peuvent restreindre l’éventail des options ouvertes au décideur, selon le contexte (aux paragraphes 111 à 114);

•      les principes suivant lesquels le décideur administratif doit interpréter un texte législatif conformément « à son texte, à son contexte et à son objet » (au paragraphe 120);

•      la preuve à la disposition du décideur, étant entendu que la cour de révision doit se garder de l’apprécier à nouveau. La cour peut intervenir si « le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (au paragraphe 126);

•      les questions et préoccupations soulevées par les parties, qui exigent que le décideur examine bien les arguments principaux qui sont formulés (aux paragraphes 127 et 128);

•      les pratiques et décisions antérieures du décideur, auxquelles il ne peut pas déroger sans donner une explication suffisante (aux paragraphes 129 et 131);

•      les répercussions de la décision sur les personnes touchées (aux paragraphes 133 à 135).

[56]      En l’espèce, les mots pertinents employés dans les dispositions législatives sont non limitatifs, imposant des contraintes minimales à la Commission à qui le législateur a confié la tâche d’établir si une enquête sur une plainte relative aux droits de la personne est justifiée : voir par exemple Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 1297, [2006] 3 R.C.F. 283, au paragraphe 28. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Ritchie, aux paragraphes 38 et 39, il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard des décisions rendues par la Commission concernant l’examen préalable. Dans le même sens, dans l’arrêt Wong, au paragraphe 24, notre Cour a rappelé que les décisions de la Commission quant au fait d’établir qu’une enquête sur une plainte relative aux droits de la personne n’est pas justifiée «  appellent un niveau élevé de retenue judiciaire, car elles font intervenir l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la CCDP et sont entièrement tributaires des faits ». Autrement dit, « la Commission jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer le traitement des rapports fondés sur les articles 40 et 41 », pouvoir qui «  découle de la reconnaissance judiciaire de l’expertise de la Commission pour s’acquitter de sa fonction de sélection et de son rôle de gardien importants » : décision Bergeron, au paragraphe 74.

[57]      De même, la Cour fédérale a déclaré que «  [l]a Commission dispose d’un large pouvoir discrétionnaire et elle jouit d’un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable lorsqu’elle reçoit un rapport d’enquête » : Egueh-Robleh c. Canada (Instituts de recherche en santé), 2019 CF 1079, 2019 CarswellNat 5076, au paragraphe 20; voir aussi Anani c. Banque Royale du Canada, 2020 CF 870, 2020 CarswellNat 4906 (Anani), au paragraphe 50; Mulder c. Canada (Procureur général), 2020 CF 944, 2020 CarswellNat 5813, aux paragraphes 69 et 70.

[58]      De même, la plupart des autres facteurs énoncés précédemment dans l’arrêt Vavilov restreignent peu la portée du pouvoir discrétionnaire accordé à la Commission lorsqu’elle rend des décisions concernant l’examen préalable.

[59]      Quant aux décisions pertinentes, la jurisprudence établit que la Commission n’est pas liée par les recommandations formulées par un enquêteur. Comme l’a mentionné la Cour fédérale dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2005 CF 654, au paragraphe 30 :

[…] La Commission n’est pas tenue de suivre les recommandations de l’enquêteur, elle doit évaluer la plainte compte tenu des circonstances relatives à celle-ci. En présence d’une preuve contradictoire, il était loisible à la Commission, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de décider, comme elle l’a fait, de rejeter la plainte de la demanderesse.

[60]      De même, dans la décision Bradley c. Canada (Procureur général), [1997] A.C.F. no 1031 (QL), 1997 CarswellNat 3909, au paragraphe 56, la Section de première instance de la Cour fédérale a affirmé ce qui suit :

Il est vrai que la CCDP n’a pas accepté la recommandation de l’enquêteuse, c’est-à-dire de nommer un conciliateur, mais elle n’était pas liée par une telle recommandation. Le requérant avait clairement été informé de cette possibilité quand le rapport d’enquête lui a été envoyé pour fins d’observations. La décision de la Commission n’est pas entachée d’erreur parce qu’elle a choisi de ne pas suivre la recommandation de l’enquêteuse.

[61]      Le même principe a été appliqué dans la décision MacLean c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2003 CF 1459, au paragraphe 50, où la Cour a conclu que la Commission n’était pas tenue d’adopter le rapport de l’enquêteur qui montrait que les plaintes justifiaient un examen plus poussé. De même, dans la décision Bastide c. Société canadienne des postes, 2005 CF 1410, [2006] 2 R.C.F. 637, aux paragraphes 2, 19 à 22 et 51, conf. par 2006 CAF 318, aux paragraphes 4 à 9, autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada refusée [2007] 1 R.C.S. v (31732, 8 mars 2007), les cours ont refusé de s’immiscer dans la décision rendue par la Commission de rejeter les plaintes «  en raison du fait que l’intimée avait, selon elle, fait la preuve d’une exigence professionnelle justifiée au sens de l’article 15 de la Loi », même si dans son rapport, l’enquêteur recommandait la nomination d’un tribunal pour qu’il entende les plaintes. Plus précisément, notre Cour a fait observer au paragraphe 9 de sa décision que « [s]i la Commission jouit d’une grande latitude pour accueillir une plainte et demander la constitution d’un tribunal pour en examiner le mérite, elle jouit d’une latitude non moins grande pour refuser de le faire et rejeter la plainte ».

[62]      En outre, tant que l’enquête est suffisamment approfondie et qu’elle a permis d’examiner les éléments de preuve cruciaux, la Commission n’est pas tenue de renvoyer un dossier aux fins d’enquête plus approfondie si la Commission conclut que le fondement factuel présenté par les parties et l’enquêteur ne fournit pas des motifs suffisants pour justifier une enquête plus approfondie, même si la réalisation d’une telle enquête peut permettre de révéler des éléments de preuve supplémentaires. En effet, s’il en était autrement, la fonction d’examen préalable de la Commission serait considérablement minée. Sur ce point, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a déclaré que la [traduction] «  simple possibilité » qu’une discrimination puisse exister ne suffit pas pour exiger la tenue d’une audience  : dans son rôle de gardien, la Commission doit effectuer une évaluation préliminaire de l’affaire et établir si les éléments de preuve [traduction] «  font que l’affaire ne relève plus du domaine des conjectures », de sorte que la question justifie de consacrer du temps et de l’argent à une audience complète  : Lee v. British Columbia (Attorney General), 2004 BCCA 457, 244 D.L.R. (4th) 404, 2004 CLLC 230-036, au paragraphe 26.

[63]      Un peu dans le même sens, contrairement à ce que l’avocat de M. Ennis a fait valoir devant nous, la Commission n’est pas tenue de renvoyer une plainte au Tribunal dans les cas où elle a refusé une demande antérieure de l’intimé de rejeter la plainte en application du paragraphe 41(1) de la LCDP. Les enquêtes menées en application de ce paragraphe et de l’article 44 de la LCDP sont indépendantes et distinctes.

[64]      La jurisprudence reconnaît aussi clairement que, pour établir une preuve de discrimination, un plaignant doit démontrer un lien entre l’inconvénient subi et l’un des motifs illicites énumérés dans la LCDP pour établir une preuve prima facie de discrimination. En d’autres termes, il faut démontrer que le traitement défavorable allégué découle de l’un des motifs illicites. Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada et notre Cour, le critère pertinent exige que les plaignants démontrent (i) qu’ils possèdent une caractéristique protégée contre la discrimination par la loi pertinente sur les droits de la personne, (ii) qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service en cause et (iii) que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable : voir les arrêts Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360, au paragraphe 33; Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30, [2017] 1 R.C.S. 591, au paragraphe 24; British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk, 2017 CSC 62, [2017] 2 R.C.S. 795, au paragraphe 86 ( la juge Abella); arrêt Attaran, aux paragraphes 19 à 24; Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595, aux paragraphes 75 et 76 et 81 à 84.

[65]      En vérifiant s’il existe une preuve suffisante, la Commission est chargée d’établir s’il y a suffisamment d’éléments de preuve concernant le lien nécessaire, les motifs de distinction allégués et le préjudice allégué subi par un plaignant pour justifier un renvoi au Tribunal aux fins d’enquête  : voir par exemple Love c. Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198, aux paragraphes 23 à 26; décision Anani, aux paragraphes 48 et 68 à 72; Stukanov c. Canada (Procureur général), 2021 CF 49, 2021 CarswellNat 345, aux paragraphes 40 à 47; Hartjes c. Canada (Procureur général), 2008 CF 830, aux paragraphes 23 à 30; voir aussi, par analogie avec le code des droits de la personne de la Colombie-Britannique, le Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, la décision Edgewater Casino v. Chubb-Kennedy, 2014 BCSC 416, 21 C.C.E.L. (4th) 314, aux paragraphes 39 à 41, conf. par 2015 BCCA 9, 69 B.C.L.R. (5th) 214.

[66]      Il est éminemment raisonnable que la Commission refuse de renvoyer une affaire lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, on ne dispose d’aucun élément de preuve permettant d’établir une preuve prima facie de discrimination. Exiger qu’elle agisse autrement conduirait à la réalisation d’une enquête qui échouerait fort probablement, car en pareilles circonstances, le plaignant n’a pas été en mesure de rassembler les éléments de preuve pour étayer son allégation à l’étape de l’examen préalable, où le plaignant est tenu de fournir des éléments de preuve pour justifier un renvoi. Le renvoi de ces affaires au Tribunal, en particulier lorsque la Commission n’a pas besoin de participer à l’audience devant le Tribunal, exercerait une pression indue sur des ressources décisionnelles limitées et limiterait l’accès à la justice pour un grand nombre des plaignants dont la plainte est valable et qui devront attendre plus longtemps avant qu’elle ne soit jugée. En fin de compte, la question de savoir si une affaire précise soulève des questions et des éléments de preuve suffisants pour justifier une enquête est à la fois de nature essentiellement politique et intrinsèquement factuelle. Il appartient à la Commission, et non à la Cour, de rendre une décision à cet égard.

[67]      Bien que le caractère définitif d’une décision de rejeter une plainte signifie que la décision a une incidence importante sur le plaignant, ce facteur, en soi, ne fait pas d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable un contrôle selon la norme de la décision correcte. Comme l’a fait remarquer le juge Mainville, écrivant pour notre Cour dans l’arrêt Keith c. Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117 [aux paragraphes 47 à 49] :

La décision de la Commission de rejeter la plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi est une décision définitive qui intervient normalement dès les premières étapes, mais en pareil cas — contrairement à la décision par laquelle la Commission déclare la plainte irrecevable en vertu de l’article 41 —, la Commission rend sa décision à la lumière de l’enquête menée aux termes de l’article 43. Cette décision est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, mais, ainsi qu’il a été précisé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59, et récemment réitéré dans l’arrêt Halifax, au paragraphe 44, la raisonnabilité constitue une notion unique qui « s’adapte » au contexte particulier. En l’espèce, la nature du rôle de la Commission et le rôle que joue la décision rendue en vertu de l’alinéa 44(3)b) dans le cas du processus prévu par la Loi constituent des aspects importants de ce contexte dont il faut en tenir compte pour l’application de la norme de la décision raisonnable.

À mon avis, la cour de révision devrait s’en remettre aux conclusions de fait tirées par la Commission à l’issue de l’enquête qu’elle mène aux termes de l’article 43 ainsi qu’aux conclusions de droit que la Commission tire dans le cadre de son mandat. Si elle juge ces conclusions raisonnables, la cour de révision doit ensuite se demander si le rejet de la plainte dès le début du processus, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi, était une conclusion raisonnable à tirer compte tenu du fait que la décision de rejeter la plainte est une décision définitive qui empêche de poursuivre l’enquête ou l’examen de la plainte en vertu de la Loi.

Cette formulation garantit que la décision de la Commission et le processus prévu par la Loi font l’objet de la déférence judiciaire qui convient eu égard à la nature du rejet prévu à l’alinéa 44(3)b). La jurisprudence de notre Cour antérieure à l’arrêt Dunsmuir appuie cette idée pour ce qui est du contrôle judiciaire des décisions dans lesquelles la Commission rejette une plainte en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi (Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392).

[68]      En revenant aux détails de l’espèce, il était raisonnable, à mon avis, que la Commission établisse qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une enquête. À la lumière des faits et du droit applicable, il lui était loisible de tirer une telle conclusion. Il n’y avait aucun élément de preuve sur la façon dont les déficiences alléguées de M. Ennis ont créé un besoin particulier en matière de logement non comblé et, plus important encore, sur le type de logement dans lequel il vivait et sur la personne qui lui fournissait ce logement. Il était donc loisible à la Commission de rejeter la partie de la plainte qui était fondée sur l’existence d’une déficience.

[69]      De même, étant donné qu’AANC et que les séquestres-administrateurs avaient présenté des éléments de preuve, tandis que les intimés n’avaient pas rassemblé suffisamment d’éléments de preuve pour étayer leurs allégations, il était loisible à la Commission d’établir qu’une enquête sur la plainte fondée sur la race ou l’origine ethnique n’était pas justifiée. En résumé, on ne disposait d’aucun élément de preuve pour étayer le lien nécessaire entre les motifs allégués de distinction et la pénurie de logements. Contrairement à la situation dans l’affaire Société de soutien des Premières Nations, on ne disposait d’aucun élément de preuve en l’espèce permettant d’indiquer que le gouvernement fédéral n’avait pas offert à M. Ennis un accès véritablement égal à des logements semblables à ceux proposés aux non-Autochtones. En toute déférence, la mention par l’évaluatrice du fait qu’il était difficile de savoir quel rôle la gestion par un séquestre-administrateur jouait dans la fourniture de logements ne constitue pas un élément de preuve du lien nécessaire. Contrairement à ce que la Cour fédérale a conclu, la Commission n’était pas tenue d’adopter la conclusion de l’évaluatrice sur ce point.

[70]      De même, la Commission n’était pas tenue de renvoyer l’affaire au Tribunal simplement en raison du fait qu’AANC est une partie dont la présence serait nécessaire à l’étape de la réparation. S’il en était autrement, il serait nécessaire de renvoyer chaque affaire au Tribunal.

[71]      Ainsi, à la lumière de l’affaire dont elle a été saisie, il était loisible à la Commission de tirer la conclusion à laquelle elle est parvenue.

[72]      Les motifs de la Cour fédérale semblent indiquer que la décision de la Commission était déraisonnable, car elle n’a pas fourni des motifs suffisants. Il n’y a aucun fondement à cet argument, car la Commission a en fait fourni des motifs convaincants pour appuyer sa décision. En outre, il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits. Comme l’a noté la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 91, « [u]ne cour de révision doit se rappeler que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection ».

[73]      La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant que la décision de la Commission était déraisonnable.

B.    Équité procédurale

[74]      Je me pencherai finalement sur la question d’équité procédurale. Comme il est mentionné plus haut, la Cour fédérale a soulevé, comme motif supplémentaire de son intervention, le fait qu’il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission n’ait pas fourni à M. Ennis un préavis indiquant qu’elle prévoyait tirer une autre conclusion que celle formulée par l’évaluatrice.

[75]      En toute déférence, je ne trouve aucun fondement à cette thèse. Un plaideur n’a droit à aucun préavis à une décision probablement défavorable ou à aucune possibilité de présenter des observations au sujet d’un projet de décision. Normalement, l’équité procédurale, en ce qui concerne la divulgation, exige seulement qu’un décideur ne rende pas une décision en se fondant sur des éléments de preuve non divulgués (May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, au paragraphe 92) ou qu’il ne fonde pas une décision défavorable sur une nouvelle question de droit, sans donner aux parties l’occasion de formuler des observations concernant cette question (SITBA c. Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, aux pages 321 et 338; Arsenault c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 179, aux paragraphes 20 à 33). En l’espèce, aucune de ces situations ne s’est produite.

[76]      Dans le contexte d’instances devant la Commission, notre Cour a décrit les exigences d’équité procédurale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Davis, 2010 CAF 134, au paragraphe 6, de la manière suivante :

La Commission doit se conformer aux principes de justice naturelle. Cette obligation signifie que le rapport d’enquête sur lequel elle se fonde doit être neutre et complet et qu’elle doit donner aux parties la possibilité d’y répondre : Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 (C.A.F.), [2006] 3 R.C.F. 392, appliquant l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

[77]      De même, la Cour fédérale a fait remarquer ce qui suit dans la décision Deschênes c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1126, au paragraphe 10 :

[…] L’équité procédurale requiert que les parties soient informées de l’essentiel de la preuve qui a été obtenue par l’enquêteur et qui sera déposée devant la Commission et que les parties aient la possibilité de réagir à cette preuve et de faire toutes les observations s’y rapportant : arrêt SEPQA, précité; Lusina c. Bell Canada, 2005 CF 134, aux paragraphes 30 et 31 (Lusina).

[78]      En l’espèce, ces exigences ont été remplies. En outre, les parties ont été précisément informées, dans l’avertissement figurant dans l’introduction du rapport de l’évaluatrice, qu’il n’était pas contraignant. M. Ennis a donc été avisé que c’est la Commission qui déterminera si sa plainte devrait être renvoyée au Tribunal et on lui a donné la possibilité de présenter des observations à la Commission. De plus, il ressort clairement des motifs de la Commission qu’elle a dûment examiné les observations de toutes les parties qui les ont formulées.

[79]      Ainsi, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

IV.   Règlement proposé

[80]      À la lumière de ce qui précède, j’accueillerais le présent appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et, rendant le jugement qu’elle aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire de M. Ennis. L’appelant n’ayant pas demandé de dépens, je n’en adjugerais pas, tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale.

Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.

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