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2021 CAF 156

A-415-19

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Earl Mason (intimé)

A-37-20

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Seifeslam Dleiow (intimé)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mason

Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Rennie et Mactavish, J.C.A.—Par vidéoconférence, 17 juin; Ottawa, 29 juillet 2021.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Appels interjetés à l’encontre des décisions de la Cour fédérale accueillant des demandes de contrôle judiciaire de décisions rendues par la Section d’appel de l’immigration (SAI) et la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié — Dans ces décisions administratives, la SI et la SAI ont été appelées à interpréter l’art. 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui dispose qu’« [e]mport[e] interdiction de territoire pour raison de sécurité » le fait pour un résident permanent ou un étranger d’« être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada » — Plus précisément, elles ont dû déterminer si cette disposition s’applique uniquement lorsqu’il y a un lien avec la sécurité nationale — Les intimés (Mason et Dleiow), respectivement, ont répondu oui, tandis que, dans les deux cas, l’appelant a répondu non — La SI et la SAI ont toutes deux souscrit à l’avis de l’appelant et ont déclaré que l’art. 34(1)e) est applicable indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale — Les intimés ont demandé le contrôle judiciaire de ces décisions administratives et ont soutenu qu’elles étaient déraisonnables et qu’elles devraient être annulées — La Cour fédérale leur a donné raison et a annulé les décisions — Il s’agissait de savoir si les décisions de la Cour fédérale étaient raisonnables — Dans la décision mettant en cause l’intimé Mason, la SAI a conclu qu’il n’est pas nécessaire, pour conclure à l’interdiction de territoire au titre de l’art. 34(1)e) de la Loi, que la conduite ait un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada, et que, dans l’esprit du législateur, les dispositions de l’art. 34(1) ont trait à la sécurité dans un sens plus large — En tirant ses conclusions, la SAI s’est montrée tout à fait consciente des éléments essentiels du texte, du contexte et de l’objet de l’art. 34(1)e), puisqu’elle a analysé les éléments les plus importants de chacun — La SAI a aussi examiné le contexte des autres dispositions de la Loi portant sur l’interdiction de territoire; en particulier, elle a examiné l’art. 36, qui prévoit l’interdiction de territoire pour les personnes déclarées coupables d’une infraction criminelle — Elle a indiqué que le contexte doit provenir non seulement du contexte immédiat, mais du régime global et de l’objet de la Loi — On ne pourrait qualifier de déraisonnable cette façon d’examiner sans œillères les questions liées au contexte ni la manière dont la SAI a appliqué cette approche en l’espèce — La Cour fédérale a conclu à tort que la décision de la SAI dans l’affaire Mason était déraisonnable, car elle n’avait pas tenu compte du contexte d’autres dispositions de la Loi portant sur l’interdiction de territoire — L’examen auquel elle a procédé s’apparente à un examen selon la norme de la décision correcte; elle a commis une erreur de droit — Dans la décision mettant en cause l’intimé Dleiow, la SI a suivi la décision Mason de la SAI — Son choix de suivre la décision rendue par la SAI dans Mason sur le sens de l’art. 34(1)e) de la Loi était raisonnable — Cette conclusion était compatible avec la jurisprudence qui était en vigueur à l’époque et qui le demeure aujourd’hui — La Cour fédérale a entendu la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire Dleiow après avoir rendu sa décision dans l’affaire Mason — Elle a annulé la décision Dleiow de la SI parce qu’elle estimait devoir suivre le jugement qu’elle avait rendu dans l’affaire Mason — Comme le jugement rendu par la Cour fédérale dans l’affaire Mason devait être annulé, son jugement dans l’affaire Dleiow devait lui aussi être annulé — Appels accueillis.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — La Cour fédérale a accueilli des demandes de contrôle judiciaire de décisions rendues par la Section d’appel de l’immigration (SAI) et la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié — Dans ces décisions administratives, la SI et la SAI ont été appelées à interpréter l’art. 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés concernant l’interdiction de territoire pour raison de sécurité — Plus précisément, elles ont dû déterminer si cette disposition s’applique uniquement lorsqu’il y a un lien avec la sécurité nationale — Les intimés (Mason et Dleiow), respectivement, ont répondu oui, tandis que, dans les deux cas, l’appelant a répondu non — La SI et la SAI ont toutes deux souscrit à l’avis de l’appelant et ont déclaré que l’art. 34(1)e) est applicable indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale — Les intimés ont demandé le contrôle judiciaire de ces décisions administratives et ont soutenu qu’elles étaient déraisonnables et qu’elles devraient être annulées — La Cour fédérale leur a donné raison et a annulé les décisions — La question de savoir comment une cour de révision doit procéder à l’examen selon la norme de la décision raisonnable des interprétations que font les décideurs administratifs de dispositions législatives s’est posée clairement en l’espèce — Les enjeux jurisprudentiels sont élevés : si les cours de révision n’effectuent pas de la bonne manière l’examen selon la norme de la décision raisonnable de l’interprétation faite par les décideurs administratifs, elles peuvent par inadvertance faire un examen selon la norme de la décision correcte, et leur décision peut ensuite être infirmée en appel — L’arrêt Hillier c. Canada (Procureur général) dit aux cours de révision de laisser aux décideurs administratifs la latitude voulue par le législateur, mais les oblige néanmoins à se justifier — Bien que la Cour fédérale dans la décision mettant en cause l’intimé Mason ait été liée par l’arrêt Hillier, elle ne l’a ni cité ni suivi — Elle a plutôt fait cavalier seul, en élaborant sa propre approche et en l’appliquant à l’examen des interprétations que le décideur administratif avait faites des dispositions législatives — Dans la décision Mason, la Cour fédérale a affirmé que la cour de révision doit accepter l’interprétation du décideur, à moins qu’elle ne trouve un « argument massue » qui y fasse échec — Ce raisonnement a posé problème pour deux raisons : premièrement, cette approche unique ne tenait compte ni du contexte particulier régissant le domaine du décideur ni du libellé de la loi en cause; deuxièmement, bien que la Cour fédérale ait affirmé que la cour de révision ne doit pas apprécier de nouveau des facteurs concurrents qui ont été présentés au décideur administratif, la méthode qu’elle a proposée l’a amenée justement à faire cela — Elle a mentionné plusieurs dispositions qu’elle jugeait utiles dans le contexte de l’art. 34(1)e), a analysé ce contexte en soi, a appliqué cette analyse comme critère pour jauger l’interprétation de la SAI, puis, mesurant cette interprétation avec précision, a conclu qu’elle comportait des failles et l’a annulée.

Il s’agissait de deux appels interjetés à l’encontre des décisions de la Cour fédérale accueillant des demandes de contrôle judiciaire de décisions rendues par la Section d’appel de l’immigration (SAI) et la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans ces décisions administratives, la SI et la SAI ont été appelées à interpréter l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui dispose qu’« [e]mport[e] interdiction de territoire pour raison de sécurité » le fait pour un résident permanent ou un étranger d’« être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Plus précisément, elles ont dû déterminer si cette disposition s’applique uniquement lorsqu’il y a un lien avec la sécurité nationale. Devant la SAI et la SI, les intimés (Mason et Dleiow), respectivement, ont répondu oui, tandis que, dans les deux cas, l’appelant a répondu non. La SI et la SAI ont toutes deux souscrit à l’avis de l’appelant et ont déclaré que l’alinéa 34(1)e) est applicable indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale. Les intimés ont demandé le contrôle judiciaire de ces décisions administratives et ont soutenu qu’elles étaient déraisonnables et qu’elles devraient être annulées. La Cour fédérale leur a donné raison et a annulé les décisions.

Il s’agissait de savoir si les décisions de la Cour fédérale étaient raisonnables.

Arrêt : les appels doivent être accueillis.

La question de savoir comment une cour de révision doit procéder à l’examen selon la norme de la décision raisonnable des interprétations que font les décideurs administratifs de dispositions législatives s’est posée clairement en l’espèce : l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) de la Loi est quelque peu complexe, et le résultat était matière à débat. Le point de départ a été l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, de la Cour suprême du Canada, qui nous a renseignés sur de nombreux aspects, mais en a laissé certains flous. Et les enjeux jurisprudentiels sont élevés : si les cours de révision n’effectuent pas de la bonne manière l’examen selon la norme de la décision raisonnable de l’interprétation faite par les décideurs administratifs, elles peuvent par inadvertance faire un examen selon la norme de la décision correcte, et leur décision peut ensuite être infirmée en appel. Heureusement, lorsqu’elles examinent la manière dont des décideurs administratifs ont interprété des dispositions législatives, les cours de révision n’ont pas à passer de la norme de la décision raisonnable à celle de la décision correcte. Elles peuvent éviter ce danger. L’arrêt Hillier c. Canada (Procureur général) dit aux cours de révision de laisser aux décideurs administratifs la latitude voulue par le législateur, mais les oblige néanmoins à se justifier. Pour y arriver, les cours de révision peuvent procéder à une analyse préliminaire du texte, du contexte et de l’objet de la loi, simplement pour comprendre l’état de la situation, avant d’examiner les motifs du décideur administratif. Elles doivent toutefois se limiter à cette analyse. Elles ne doivent pas elles‑mêmes rendre des décisions ou des conclusions définitives. Bien que la Cour fédérale dans la décision mettant en cause l’intimé Mason ait été liée par l’arrêt Hillier, elle ne l’a ni cité ni suivi. Elle a plutôt fait cavalier seul, en élaborant sa propre approche et en l’appliquant à l’examen des interprétations que le décideur administratif avait faites des dispositions législatives. Dans la décision Mason, la Cour fédérale a affirmé que la cour de révision doit accepter l’interprétation du décideur, à moins qu’elle ne trouve un « argument massue » qui y fasse échec. Ce raisonnement a posé problème pour deux raisons. Premièrement, ce raisonnement proposait une approche unique qui ne tenait compte ni du contexte particulier régissant le domaine du décideur ni du libellé de la loi en cause. Il n’est pas toujours judicieux d’avoir par défaut pour point de départ que l’interprétation doit être retenue. Le contexte est important. Deuxièmement, l’approche proposée par la Cour fédérale dans la décision Mason pousse d’une autre manière la cour de révision à faire un examen selon la norme de la décision correcte. Bien que la Cour fédérale ait affirmé que la cour de révision ne doit pas apprécier de nouveau des facteurs concurrents qui ont été présentés au décideur administratif, la méthode qu’elle a proposée l’a amenée justement à faire cela. Pour déterminer s’il existe un « argument massue », la cour de révision doit faire sa propre analyse du texte, du contexte et de l’objet, puis elle doit déterminer si le décideur administratif a réfuté par des contre‑arguments suffisamment solides l’interprétation qu’elle‑même a faite. Cela équivaut, ni plus ni moins, à permettre à la cour de révision d’établir son propre critère pour jauger l’interprétation du décideur administratif et de la modifier si l’écart entre les deux est trop grand. C’est justement l’erreur que la Cour fédérale a commise dans la décision Mason. Elle a mentionné plusieurs dispositions qu’elle jugeait utiles dans le contexte de l’alinéa 34(1)e), a analysé ce contexte en soi, a appliqué cette analyse comme critère pour jauger l’interprétation de la SAI, puis, mesurant cette interprétation avec précision, a conclu qu’elle comportait des failles et l’a annulée.

Dans la décision Mason, la SAI a conclu qu’il n’est pas nécessaire, pour conclure à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)e) de la Loi, que la conduite ait un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada, et que, dans l’esprit du législateur, les dispositions du paragraphe 34(1) ont trait à la sécurité dans un sens plus large. En tirant ses conclusions, la SAI s’est montrée tout à fait « conscient[e] [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet de l’alinéa 34(1)e), puisqu’elle a analysé les éléments les plus importants de chacun. Il était possible de dégager une justification raisonnée des motifs qu’elle a fournis, ainsi que de certains éléments implicites. Eu égard au dossier qui a été présenté et aux observations formulées, il n’y avait pas d’aspect omis qui entraînerait une perte de confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur. La SAI a aussi examiné le contexte des autres dispositions de la Loi portant sur l’interdiction de territoire. En particulier, elle a examiné l’article 36 de la Loi, qui prévoit l’interdiction de territoire pour les personnes déclarées coupables d’une infraction criminelle. Elle a tenu compte des observations de l’intimé Mason sur le contexte. Elle a refusé de limiter son analyse aux autres alinéas du paragraphe 34(1). Elle a indiqué que le contexte doit provenir non seulement du contexte immédiat, mais du régime global et de l’objet de la Loi. Et le régime global des dispositions sur l’interdiction de territoire s’est avéré particulièrement pertinent. On ne pourrait qualifier de déraisonnable cette façon d’examiner sans œillères les questions liées au contexte ni la manière dont la SAI a appliqué cette approche en l’espèce. La SAI a aussi conclu que le simple fait que certains actes criminels puissent relever de l’alinéa 34(1)e) ne signifiait pas que ceux‑ci devaient avoir un lien avec la sécurité nationale. Elle a noté que, bien qu’il existe un certain chevauchement, les deux dispositions ne couvrent pas exactement les mêmes types de comportements. Elle a conclu que les comportements visés à l’alinéa 34(1)e), lequel porte sur les actes susceptibles de mettre en danger « la vie [ou] la sécurité » d’autrui au Canada, ne représentent qu’un sous‑ensemble de ce qui relèverait de la grande criminalité suivant l’article 36. Elle a conclu que les articles 34 et 36 portent sur deux choses distinctes : les actes et les déclarations de culpabilité, respectivement. Il s’agissait de conclusions plausibles, qui satisfaisaient à la norme de la décision raisonnable. Même si certains éléments possibles du contexte ne figuraient pas dans les motifs de la SAI dans la décision Mason, cela n’a pas mené à une perte de confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur. La SAI n’a pris en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet et n’était pas tenue d’examiner tous les aspects. À supposer que la SAI ait omis de mentionner certains éléments dans son analyse du texte, du contexte et de l’objet, il ne s’agissait pas d’une lacune fondamentale. Dans ces circonstances, la SAI a implicitement conclu que la prépondérance des éléments soutenait l’interprétation de l’appelant.

La Cour fédérale a conclu à tort que la décision de la SAI dans l’affaire Mason était déraisonnable, car elle n’avait pas tenu compte du contexte d’autres dispositions de la Loi portant sur l’interdiction de territoire. L’examen auquel elle a procédé s’apparente à un examen selon la norme de la décision correcte et, à certains égards, elle a commis une erreur de droit. La Cour fédérale a conclu qu’un élément du contexte l’emportait sur tous les autres. Elle a examiné les conséquences découlant des conclusions d’interdiction de territoire tirées au titre des articles 34 et 36 de la Loi et a conclu que, puisque les conséquences découlant de l’article 34 sont un peu plus sévères que celles découlant de l’article 36, l’alinéa 34(1)e) doit avoir un lien avec la sécurité nationale. La Cour fédérale a conclu que, s’il n’avait pas de lien avec la sécurité nationale, l’alinéa 34(1)e) ne serait qu’une version « allégée » de l’article 36 et « rend[rait] inutile l’article 36 ». Mais cette conclusion reposait sur la présomption erronée de la Cour fédérale selon laquelle les comportements faisant partie des « acte[s] de violence » visés à l’alinéa 34(1)e), et des « infraction[s] à une loi fédérale » à l’article 36, sont essentiellement les mêmes. Ce n’est pas le cas. L’article 36 s’applique à beaucoup plus de comportements criminels, notamment à de nombreux comportements non violents. La Cour fédérale a commis d’autres erreurs en substituant son opinion à celle de la SAI et en n’accordant que peu de valeur, voire aucune valeur, à la présomption contre la redondance.

Dans la décision mettant en cause l’intimé Dleiow (Dleiow c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), la SI a suivi la décision Mason de la SAI. Elle a rendu sa décision avant que la Cour fédérale ne prononce son jugement dans l’affaire Mason. Son choix de suivre la décision Mason était raisonnable, car cette décision constituait à l’époque le précédent le plus récent et le plus convaincant sur le sens de l’alinéa 34(1)e) de la Loi. La SI a examiné l’observation de l’intimé Dleiow selon laquelle la décision Mason de la SAI était erronée. Ce faisant, elle n’a pas considéré qu’elle était liée par la décision Mason de la SAI ni par quelque autre décision rendue par cette instance. Cette conclusion était compatible avec la jurisprudence qui était en vigueur à l’époque et qui le demeure aujourd’hui. La Cour fédérale a entendu la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire Dleiow après avoir rendu sa décision dans l’affaire Mason. Elle a annulé la décision Dleiow de la SI uniquement parce qu’elle estimait devoir suivre le jugement qu’elle avait rendu dans l’affaire Mason. Comme le jugement rendu par la Cour fédérale dans l’affaire Mason devait être annulé, son jugement dans l’affaire Dleiow devait lui aussi être annulé.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 11d).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 151–153, 155, 160, 163.1, 172.2, 334a), 382, 382.1, 400.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.3(1).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 34, 36, 153.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Protocole relatif au statut des réfugiés, 606 R.T.N.U. 267.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, [2019] A.C.S. no 65 (QL), confirmant 2017 CAF 132, [2018] 3 R.C.F. 75; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] A.C.F. no 228 (QL), [2019] 2 R.C.F. F-3.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, [2013] A.C.F. no 449 (QL); Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559.

DÉCISIONS mentionnÉES :

Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL); McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Bell Canada c. British Columbia Broadband Association, 2020 CAF 140, [2021] 3 R.C.F. 206; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, [2018] 4 R.C.F. F-4, [2018] A.C.F. no 334 (QL); Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, 1997 CanLII 386; Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405; Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328; Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, [2020] A.C.F. no 1241 (QL); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; El Werfalli c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 R.C.F. 673; Fuentes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 379, [2003] 4 C.F. 249; Canada (Procureur général) c. Distribution G.V.A. Inc., 2018 CAF 146; Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd., 2016 CAF 257, [2017] 3 R.C.F. 123; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Première Nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, [2019] A.C.F. no 577 (QL); Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] A.C.F. no 93 (QL); Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, [2015] A.C.F. no 1396 (QL); Bell Canada c. 7262591 Canada Ltd. (Gusto TV), 2016 CAF 123, [2016] A.C.F. no 447 (QL); Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467.

DOCTRINE CITÉE

Daly P., « Waiting for Godot : Canadian Administrative Law in 2019 », 2019 CanLIIDocs 4436, en ligne : ˂https ://canlii.ca/t/t23p˃.

APPELS interjetés à l’encontre des décisions de la Cour fédérale (Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1251, [2020] 2 R.C.F. 3; Dleiow c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 59) accueillant des demandes de contrôle judiciaire de décisions rendues par la Section d’appel de l’immigration (Mason c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 55171 (C.I.S.R.)) et la Section de l’immigration (Dleiow c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 129531 (C.I.S.R.)), dans lesquelles les intimés ont été déclarés interdits de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)e) du Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sur le fondement de l’interprétation selon laquelle cet alinéa s’applique indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale. Appels accueillis.

ONT COMPARU :

Helen Park, Tasneem Karbani et Ezra Park pour l’appelant.

Erica Olmstead et Molly Joeck pour l’intimé Earl Mason.

Robert J. Kincaid pour l’intimé Seifeslam Dleiow.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

La sous-procureure générale du Canada pour l’appelant.

Edelmann & Company, Vancouver, pour l’intimé Earl Mason.

Robert J. Kincaid Law Corp., Vancouver, pour l’intimé Seifeslam Dleiow.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : La Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ont-elles fait une interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27? Il s’agit de la question commune aux présents appels.

[2]        L’alinéa 34(1)e) dispose qu’« [e]mport[e] interdiction de territoire pour raison de sécurité » le fait pour un résident permanent ou un étranger d’« être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ».

[3]        Cette disposition s’applique-t-elle uniquement lorsqu’il y a un lien avec la sécurité nationale? Devant la Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration, M. Mason et M. Dleiow, respectivement, ont répondu oui. Dans les deux cas, le ministre a répondu non.

[4]        La Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration ont souscrit à l’avis du ministre. À leur avis, l’alinéa 34(1)e) est applicable indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale.

[5]        MM. Mason et Dleiow ont demandé le contrôle judiciaire de ces décisions administratives. Ils soutenaient qu’elles étaient déraisonnables et qu’elles devaient être annulées. La Cour fédérale leur a donné raison et a annulé les décisions : 2019 CF 1251, [2020] 2 R.C.F. 3 (motifs du juge Grammond pour la décision Mason [Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration)]) et 2020 CF 59 (motifs du juge Barnes pour la décision Dleiow [Dleiow c. Canada (Citoyenneté et Immigration)], suivant la décision Mason conformément au principe de courtoisie). Dans les deux affaires, la Cour fédérale a certifié une question pour examen par notre Cour. Le ministre interjette maintenant appel.

[6]        J’accueillerais les appels, j’annulerais les jugements de la Cour fédérale et je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire. Les décisions administratives — et plus précisément, l’interprétation qui a été faite de l’alinéa 34(1)e) — sont raisonnables.

[7]        J’ordonne que les présents motifs soient déposés dans le dossier A-415-19 et qu’une copie soit déposée dans le dossier A-37-20.

A.    L’examen selon la norme de la décision raisonnable des interprétations de textes législatifs faites par les décideurs administratifs

1)    La bonne méthode

[8]        Comment une cour de révision doit-elle procéder à l’examen selon la norme de la décision raisonnable des interprétations que font les décideurs administratifs de dispositions législatives? Cette question se pose clairement en l’espèce : l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) est quelque peu complexe, et le résultat est matière à débat.

[9]        Bien sûr, le point de départ est l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, [2019] A.C.S. no 65 (QL). Bien que l’arrêt Vavilov nous renseigne sur de nombreux aspects, certains restent flous. Or, les enjeux jurisprudentiels sont élevés : si les cours de révision n’effectuent pas de la bonne manière l’examen selon la norme de la décision raisonnable de l’interprétation faite par les décideurs administratifs, elles peuvent par inadvertance faire un examen selon la norme de la décision correcte, et leur décision peut ensuite être infirmée en appel.

[10]      Depuis maintenant plus de 13 ans, depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, les tribunaux canadiens examinent, en regard de la norme de la décision raisonnable, la manière dont les décideurs administratifs interprètent des dispositions législatives. Ce faisant, beaucoup ont laissé aux décideurs administratifs une certaine marge d’appréciation, notamment lorsque la disposition en cause laisse planer une certaine ambiguïté. Cela demeure le cas aujourd’hui : voir le résumé dans l’arrêt Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374, aux paragraphes 31 à 33.

[11]      Cependant, les cours de révision n’ont pas toujours trouvé la tâche facile. Après tout, les cours de révision et les décideurs administratifs utilisent la même méthode pour interpréter les dispositions législatives; ils se fondent sur une analyse du texte, du contexte et de l’objet : Vavilov, aux paragraphes 117 et 118; sur cette question, voir aussi Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

[12]      Cela pose toutefois un danger : la cour de révision, croyant faire la même chose que le décideur administratif, pourrait être tentée de faire sa propre interprétation de la disposition législative, puis de l’appliquer pour voir si celle du décideur est bonne. En agissant ainsi, toutefois, elle ne procéderait pas à un examen selon la norme de la décision raisonnable. La cour de révision ne ferait ainsi qu’établir son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait le décideur administratif : Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL), au paragraphe 28. Il s’agirait là d’un examen selon la norme de la décision correcte.

[13]      De nombreux tribunaux n’ont pas échappé à ce danger, y compris la Cour suprême. Dans l’arrêt même où elle a exigé que les interprétations des décideurs administratifs soient examinées selon la norme de la décision raisonnable, la Cour suprême a déclaré que cette norme constituait la norme déférente : Dunsmuir, au paragraphe 47. Cependant, dans une série d’affaires qui ont suivi l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a simplement interprété et appliqué elle-même les dispositions législatives, sans égard aux interprétations des décideurs administratifs.

[14]      Dans les affaires d’immigration, comme celles en l’espèce, cette incohérence est apparue plutôt fréquemment : voir les affaires mentionnées dans l’arrêt Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, [2018] 3 R.C.F. 75, au paragraphe 37. Certains membres de la Cour suprême ont même commencé à craindre qu’on reproche à cette cour de dire aux tribunaux inférieurs de faire ce qu’elle préconisait et non ce qu’elle faisait : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, au paragraphe 112.

[15]      Heureusement, lorsqu’elles examinent la manière dont des décideurs administratifs ont interprété des dispositions législatives, les cours de révision n’ont pas à passer de la norme de la décision raisonnable à celle de la décision correcte. Elles peuvent éviter ce danger : Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] A.C.F. no 228 (QL), [2019] 2 R.C.F. F-3, aux paragraphes 13 à 17.

[16]      L’arrêt Hillier commence par rappeler aux cours de révision trois éléments fondamentaux dont elles doivent tenir compte dans les examens effectués selon la norme de la décision raisonnable. Premièrement, dans de nombreuses affaires, un éventail d’options d’interprétation peut s’offrir au décideur administratif, selon le texte, le contexte et l’objet de la loi. Deuxièmement, dans certaines affaires en particulier, le décideur administratif peut être plus en mesure que les cours d’apprécier cet éventail d’options, en raison de sa spécialisation et de son expertise. Enfin, troisièmement, la loi, c’est-à-dire le texte législatif que les cours de révision sont tenues d’appliquer, confère non pas aux cours de révision, mais aux décideurs administratifs la responsabilité d’interpréter la loi.

[17]      Pour ces motifs, l’arrêt Hillier dit aux cours de révision de laisser aux décideurs administratifs la latitude voulue par le législateur, mais les oblige néanmoins à se justifier. Pour y arriver, les cours de révision peuvent procéder à une analyse préliminaire du texte, du contexte et de l’objet de la loi, simplement pour comprendre l’état de la situation, avant d’examiner les motifs du décideur administratif. Elles doivent toutefois se limiter à cette analyse. Elles ne doivent pas elles-mêmes rendre des décisions ou des conclusions définitives. Si c’était le cas, elles établiraient alors leur propre critère pour jauger l’interprétation du décideur administratif et s’assurer que cette interprétation est la bonne.

[18]      L’arrêt Hillier invite plutôt la cour de révision à « examiner l’interprétation du décideur administratif, à la lumière de ce que ce dernier invoque pour l’étayer et de ce que les parties soulèvent pour ou contre », en tentant de comprendre la démarche du décideur et les motifs qui l’ont amené à rendre la décision qu’il a rendue : Hillier, au paragraphe 16.

[19]      Selon cette approche, la cour de révision n’agit pas de manière [traduction] « externe », c’est-à-dire [traduction] « arriver à une conclusion définitive quant à la meilleure façon d’interpréter la disposition législative en cause avant d’examiner si l’interprétation faite par le décideur correspond à [l’]interprétation privilégiée ». Comme l’a noté le professeur Daly, la cour de révision agit plutôt d’une manière [traduction] « interne », c’est-à-dire qu’elle procède à [traduction] « un examen relativement sommaire de la disposition en litige, dans le but d’analyser la rigueur de l’interprétation qu’en a faite le décideur ». Voir Paul Daly, « Waiting for Godot : Canadian Administrative Law in 2019 » [2019 CanLIIDocs 4436] (en ligne à l’adresse : https ://canlii.ca/t/t23p, à la page 11).

[20]      Il s’ensuit nécessairement que l’arrêt Vavilov étaye l’approche énoncée dans l’arrêt Hillier. L’arrêt Vavilov comporte la mise en garde suivante : bien que les cours de révision aient l’habitude dans d’autres contextes d’interpréter elles-mêmes les dispositions législatives, elles doivent s’abstenir de le faire lorsqu’elles effectuent le contrôle selon la norme de la décision raisonnable d’interprétations faites par les décideurs administratifs. Les cours de révision ne doivent pas « se demander comment elles auraient elles-mêmes tranché [la] question » ni « se livre[r] [...] à une analyse de novo », « se demande[r] “ce qu’aurait été la décision correcte” » ou « trancher ellesmêmes la question en litige » : Vavilov, aux paragraphes 75, 83 et 116. En d’autres termes, les cours de révision ne doivent pas établir « [leur] propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : Vavilov, au paragraphe 83, citant l’arrêt Delios, au paragraphe 28. Les cours de révision doivent au contraire faire preuve de « retenue judiciaire » et respecter le « rôle distinct des décideurs administratifs » : Vavilov, au paragraphe 75. À cette fin, elles doivent examiner les motifs du décideur avec une « attention respectueuse », en cherchant « à comprendre le fil du raisonnement » : Vavilov, au paragraphe 84.

2)    La méthode suivie par la Cour fédérale dans la décision Mason

[21]      Bien que la Cour fédérale dans la décision Mason ait été liée par l’arrêt Hillier, elle ne l’a ni cité ni suivi. Elle a plutôt fait cavalier seul, en élaborant sa propre approche et en l’appliquant à l’examen des interprétations que le décideur administratif avait faites des dispositions législatives.

[22]      Dans la décision Mason, la Cour fédérale a affirmé que la cour de révision doit accepter l’interprétation du décideur, à moins qu’elle ne trouve un « argument massue » qui y fasse échec. Ce raisonnement pose problème pour deux raisons.

[23]      Premièrement, ce raisonnement propose une approche unique qui ne tient compte ni du contexte particulier régissant le domaine du décideur ni du libellé de la loi en cause. Il n’est pas toujours judicieux d’avoir par défaut pour point de départ que l’interprétation doit être retenue. Comme l’a souligné notre Cour dans de nombreux arrêts antérieurs à l’arrêt Vavilov, et comme l’a noté à l’occasion la Cour suprême dans de nombreux arrêts antérieurs à l’arrêt Vavilov et comme elle l’a souligné par la suite dans l’arrêt Vavilov, le contexte est important. Dans certains contextes, par exemple, notamment lorsque le libellé de la loi est clair et de portée restreinte, le décideur administratif peut être grandement limité quant aux interprétations qu’il peut faire : voir, par exemple, McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895.

[24]      Deuxièmement, l’approche proposée par la Cour fédérale dans la décision Mason pousse d’une autre manière la cour de révision à faire un examen selon la norme de la décision correcte. Bien que la Cour fédérale affirme, au paragraphe 25, que la cour de révision ne doit pas apprécier de nouveau des facteurs concurrents qui ont été présentés au décideur administratif, la méthode qu’elle propose l’amène justement à faire cela. Pour déterminer s’il existe un « argument massue », la cour de révision doit faire sa propre analyse du texte, du contexte et de l’objet, puis elle doit déterminer si le décideur administratif a réfuté par des contre-arguments suffisamment solides l’interprétation qu’elle-même a faite. Cela équivaut, ni plus ni moins, à permettre à la cour de révision d’établir son propre critère pour jauger l’interprétation du décideur administratif et de la modifier si l’écart entre les deux est trop grand.

[25]      Comme nous le verrons, c’est justement l’erreur que la Cour fédérale a commise dans la décision Mason. La Cour fédérale a mentionné plusieurs dispositions qu’elle jugeait utiles dans le contexte de l’alinéa 34(1)e), a analysé ce contexte en soi, a appliqué cette analyse comme critère pour jauger l’interprétation de la Section d’appel de l’immigration, puis, mesurant cette interprétation avec précision, a conclu qu’elle comportait des failles et l’a annulée.

3)    Autres précisions sur l’examen selon la norme de la décision raisonnable : les lignes directrices énoncées dans l’arrêt Vavilov

[26]      Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a confirmé que l’examen selon la norme de la décision raisonnable comporte deux volets : l’appréciation du « résultat de la décision » et du « raisonnement suivi » : Vavilov, au paragraphe 83.

[27]      Dans les présents appels, MM. Mason et Dleiow soutiennent que les décisions de la Section d’appel de l’immigration et de la Section de l’immigration respectivement comportent des manquements flagrants quant à ces deux volets de la décision raisonnable. Ils attaquent les interprétations que les décideurs administratifs ont faites de l’alinéa 34(1)e), les qualifiant d’inacceptables, d’indéfendables et, en conséquence, de déraisonnables. Ils attaquent également le raisonnement suivi par les décideurs au motif qu’il est incomplet et lacunaire, donc déraisonnable.

a)    Le résultat du décideur administratif

[28]      Le résultat auquel parvient le décideur administratif doit respecter les limites imposées par divers facteurs comme le libellé des dispositions législatives (y compris la nature du décideur et de la décision), les éléments de preuve présentés et les observations des parties.

[29]      Les juges majoritaires de la Cour suprême ont décrit d’une manière détaillée la façon dont les divers facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Vavilov, qui constituent des contraintes fermes ou souples, peuvent influer sur la marge de manœuvre dont dispose le décideur administratif pour rendre une décision valable selon la norme de la décision raisonnable. Notre Cour a apporté davantage de précisions à ce sujet dans l’arrêt Entertainment Software Association, aux paragraphes 26 à 36. Il n’y a guère plus à ajouter.

b)    Le raisonnement du décideur administratif

[30]      Les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov décrivent également de manière détaillée ce volet de l’examen selon la norme de la décision raisonnable. Ces détails ne sont toutefois pas regroupés, mais sont saupoudrés tout au long des motifs. Les trouver et les regrouper permet d’y voir plus clair.

[31]      L’arrêt Vavilov enseigne que la cour de révision qui procède à l’examen d’une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable doit déterminer si elle peut en dégager une justification raisonnable. Cette justification peut être formulée expressément ou implicitement dans les motifs du décideur, mais elle peut aussi, comme nous le verrons, se trouver à l’extérieur des motifs.

[32]      Pour ce qui est des motifs des décideurs administratifs, il faut les « interpréter de façon globale et contextuelle », « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » : Vavilov, aux paragraphes 97 et 103. Cependant, le fondement d’une décision peut également se déduire des circonstances, notamment du dossier, de décisions antérieures du décideur administratif et d’autres décideurs apparentés, de la nature de la question à trancher par le décideur et des observations qui ont été faites : Vavilov, aux paragraphes 94 et 123; et voir, par exemple, Bell Canada c. British Columbia Broadband Association, 2020 CAF 140, [2021] 3 R.C.F. 206. Pour cette raison, le fait que le décideur administratif ne mentionne pas explicitement certains éléments dans ses motifs ne constitue pas nécessairement un manque « de justification, d’intelligibilité ou de transparence » : Vavilov, aux paragraphes 94 et 122. Lorsque la cour de révision examine les motifs d’un décideur administratif, elle peut « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » : Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, [2013] A.C.F. no 449 (QL), au paragraphe 11; Vavilov, au paragraphe 97.

[33]      La cour de révision doit être en mesure de dégager, à partir de motifs explicites ou implicites, « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » dont elle doit pouvoir « suivre le raisonnement », et elle doit être en mesure de comprendre ce raisonnement sur un ou plusieurs « point[s] centra[ux] » : Vavilov, aux paragraphes 85, 102 et 103. Le raisonnement doit être « rationnel et logique » et dénué de « faille décisive dans la logique globale » : Vavilov, au paragraphe 102.

[34]      Lorsqu’il s’agit de déterminer si une décision est motivée de façon raisonnée, il faut notamment examiner si les motifs sont « adaptés » aux observations qui ont été faites par les parties, au sens qu’ils « tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » ou montrent que le décideur « s’attaqu[e] de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties », c’est-à-dire qu’ils « assure[nt] aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération » et qu’ils démontrent que le décideur « a effectivement écouté les parties » [italiques dans l’original] et qu’il « était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : Vavilov, aux paragraphes 127 et 128.

[35]      Dans certains cas, l’exigence voulant que le choix soit motivé de façon raisonnée est plus rigoureuse :

[…] Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné.

(Vavilov, au paragraphe 133.) L’omission de prendre en compte les conséquences d’une décision doit aussi être examinée : Vavilov, au paragraphe 134, renvoyant à l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.

[36]      Pour intervenir, la cour de révision doit trouver une « lacune fondamentale » dans le raisonnement explicite ou implicite, démontrer que « les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou qu’ils reposent sur un « fondement erroné », ou conclure que la décision « révèl[e] une analyse déraisonnable » ou « est fondée sur une analyse irrationnelle », ce qui la rend inintelligible au sens qu’« il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » ou que les motifs « sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisseabsurde » : Vavilov, aux paragraphes 96, 103 et 104. Ces problèmes doivent porter sur un point central, « suffisamment capita[l] » ou « importan[t] » pour montrer que la décision « souffre de lacunes graves » : Vavilov, au paragraphe 100. Les lacunes ne doivent pas être « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » : Vavilov, au paragraphe 100.

[37]      Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême enseigne que nous ne devons pas montrer trop d’empressement à trouver ce type de lacunes. L’exigence formulée dans cet arrêt quant à l’exposition de motifs raisonnés ne peut être appliquée d’une manière qui transforme l’examen selon la norme de la décision raisonnable en un examen fondé sur la norme de la décision correcte. Si les cours de révision sont trop pointilleuses et qu’elles adoptent l’attitude d’un critique littéraire trop désireux de trouver des lacunes, elles feront alors un examen fondé sur la norme de la décision correcte, et non sur la norme de la décision raisonnable. Cela nous renverrait à l’époque heureusement révolue des années 1960 et 1970, lorsque les cours de révision trouvaient n’importe quelle excuse pour annuler les décisions qui leur déplaisaient — ce qu’elles ont fait à maintes reprises : voir Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, [2018] A.C.F. no 334 (QL), [2018] 4 R.C.F. F-4, aux paragraphes 61 à 65.

[38]      Le silence sur un point précis constitue-t-il une « lacune fondamentale » justifiant une intervention de la cour de révision? Pas nécessairement. D’une part, les motifs du décideur administratif, qu’ils soient interprétés isolément ou de manière globale et sensible eu égard au dossier, le dossier qui a été présenté au décideur ou l’une de ses décisions antérieures peuvent amener la cour de révision à juger qu’une conclusion implicite a été tirée.

[39]      L’arrêt Vavilov nous rappelle également que les cours de révision « doivent [...] demeurer pleinement conscientes » du fait qu’elles ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « déploient toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge » et que « [l]a “justice administrative” ne ressemble pas toujours à la “justice judiciaire” » : Vavilov, aux paragraphes 92 et 119. S’attendre à autre chose aurait pour effet de judiciariser à outrance les processus administratifs, ce qui en menacerait l’efficacité et risquerait de miner les raisons mêmes pour lesquelles le législateur a attribué cette compétence au décideur en premier lieu : voir, par exemple, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, 1997 CanLII 386, au paragraphe 39. Cette considération est pertinente en l’espèce puisqu’on n’exige pas des commissaires de la Section de l’immigration ou de la Section d’appel de l’immigration qu’ils soient des avocats : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, article 153.

[40]      Dans l’ensemble, l’arrêt Vavilov enseigne que les motifs « ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et que les décideurs administratifs ne devraient pas être assujettis aux « normes auxquelles sont astreints les logiciens érudits » : Vavilov, aux paragraphes 91 et 104. Les motifs du décideur administratif peuvent ne pas « [faire] référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » sans que ce fait constitue à lui seul un fondement qui justifie l’infirmation de la décision : Vavilov, au paragraphe 91. Plutôt, « la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur [administratif] “se tient” » : Vavilov, au paragraphe 104.

[41]      En ce qui concerne plus précisément l’interprétation des lois, ce qui a été dit plus haut au sujet des décisions administratives en général s’applique également. Les cours de révision doivent notamment être conscientes que le décideur administratif a pu tirer des conclusions implicites sur des questions liées à l’interprétation des lois. Supposons, par exemple, qu’un décideur administratif conclue que la presque totalité des éléments du texte, du contexte et de l’objet étaye une interprétation donnée de la loi. Le fait qu’il ne mentionne pas certains éléments invoqués par une partie ne constitue pas nécessairement une lacune fondamentale décisive. La cour de révision pourrait être en mesure de conclure que le décideur administratif a implicitement jugé que la prépondérance des éléments étayait son interprétation — en d’autres termes que, même si certains éléments n’ont pas été mentionnés dans les motifs, le décideur en a tenu compte, mais les a rejetés ou a estimé que d’autres éléments étaient plus importants. Même lorsque des éléments de l’analyse sont exclus et que, tout bien considéré, les omissions sont minimes, la décision n’est pas « [compromise] […] dans son ensemble » et elle doit être maintenue : Vavilov, au paragraphe 122.

[42]      Selon l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 120 à 122, lorsqu’une partie soutient que l’interprétation des lois faite par le décideur administratif donne un résultat déraisonnable ou que le décideur a, de manière déraisonnable, omis un élément pertinent du processus d’interprétation des lois, les questions qui se posent consistent à déterminer si la décision administrative :

•      montre que le décideur était « conscient [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet : Vavilov, au paragraphe 120; à cet égard, les décideurs « ne sont pas tenus de “traiter expressément de toutes les interprétations possibles” d’une disposition donnée » et ils peuvent estimer qu’il n’est pas « nécessaire de s’attarder [...] au moindre signal d’une intention législative »; il leur est plutôt permis « de ne prendre en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet » : Vavilov, au paragraphe 122; Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405, au paragraphe 3;

•      présente un « aspect omis » important, c’est-à-dire un élément qui ne peut se dégager explicitement ou implicitement des motifs et dont l’importance est telle qu’il « amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, au paragraphe 122;

•      est « conforme [au] texte, [au] contexte et à [l’]objet » de la disposition : Vavilov, au paragraphe 120;

•      est honnête, c’est-à-dire qu’elle n’est pas tendancieuse, complaisante ou axée sur un certain résultat : Vavilov, aux paragraphes 120 et 121. Sur ce point, voir aussi Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174, aux paragraphes 41 à 52; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328, aux paragraphes 73 à 86; Hillier, précité, aux paragraphes 18 et 24 à 27; Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, [2020] A.C.F. no 1241 (QL), au paragraphe15 (tous ces arrêts visent des décisions de cours, mais ils peuvent s’appliquer tout autant à des décideurs administratifs).

[43]      Je procéderai maintenant à un examen selon la norme de la décision raisonnable, conformément aux principes énoncés ci-dessus.

B.    La décision Mason de la Section d’appel de l’immigration et la décision Dleiow de la Section de l’immigration étaient raisonnables

[44]      Les articles 34 et 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont rédigés ainsi :

Sécurité

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

c) se livrer au terrorisme;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

[…]

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

Criminalité

(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits;

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions qui ne découlent pas des mêmes faits et qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à des lois fédérales;

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation;

d) commettre, à son entrée au Canada, une infraction qui constitue une infraction à une loi fédérale précisée par règlement.

Application

(3) Les dispositions suivantes régissent l’application des paragraphes (1) et (2) :

a) l’infraction punissable par mise en accusation ou par procédure sommaire est assimilée à l’infraction punissable par mise en accusation, indépendamment du mode de poursuite effectivement retenu;

b) la déclaration de culpabilité n’emporte pas interdiction de territoire en cas de verdict d’acquittement rendu en dernier ressort ou en cas de suspension du casier — sauf cas de révocation ou de nullité — au titre de la Loi sur le casier judiciaire;

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui, à l’expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées;

d) la preuve du fait visé à l’alinéa (1)c) est, s’agissant du résident permanent, fondée sur la prépondérance des probabilités;

e) l’interdiction de territoire ne peut être fondée sur les infractions suivantes :

(i) celles qui sont qualifiées de contraventions en vertu de la Loi sur les contraventions,

(ii) celles dont le résident permanent ou l’étranger est déclaré coupable sous le régime de la Loi sur les jeunes contrevenants, chapitre Y-1 des Lois révisées du Canada (1985),

(iii) celles pour lesquelles le résident permanent ou l’étranger a reçu une peine spécifique en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.

1)    La décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Mason

[45]      Dans la décision Mason [Mason c. Canada (Sécurité publique et Protection civile, 2019 CanLII 55171 (C.I.S.R.)], la Section d’appel de l’immigration a formulé la conclusion suivante, aux paragraphes 37 et 38 :

Il n’est pas nécessaire, pour conclure à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)e), que la conduite ait un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada. Dans l’esprit du législateur, les dispositions du paragraphe 34(1) ont trait à la sécurité dans un sens plus large, qui suppose notamment de s’assurer que les Canadiens sont à l’abri d’actes de violence susceptibles de mettre leur vie ou leur sécurité en danger.

L’article 36 de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] crée une catégorie d’interdiction de territoire pour grande criminalité exigeant que les infractions commises au Canada mènent à une déclaration de culpabilité. L’alinéa 34(1)e) crée une catégorie d’interdiction de territoire liée à des actes de violence, de nature criminelle ou non, susceptibles de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada. Les deux motifs d’interdiction de territoire se chevauchent, mais sont distincts.

[46]      En tirant ses conclusions dans la décision Mason, la Section d’appel de l’immigration s’est montrée, pour reprendre les termes de Vavilov, au paragraphe 120, tout à fait « conscient[e] [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet de l’alinéa 34(1)e), puisqu’elle a analysé les éléments les plus importants de chacun. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il est possible de dégager une justification raisonnée des motifs qu’elle a fournis, ainsi que de certains éléments implicites. Comme nous l’expliquerons, eu égard au dossier qui a été présenté et aux observations formulées, il n’y a pas d’« aspect omis » qui entraînerait une « [perte de] confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, au paragraphe 122.

[47]      Le ministre a pressé la Section d’appel de l’immigration de tenir compte uniquement du texte de l’alinéa 34(1)e). Le ministre soutenait que le sens grammatical et ordinaire du texte de cette disposition étayait sa thèse. La Section d’appel de l’immigration a répondu raisonnablement, en se fondant sur la jurisprudence en matière d’interprétation des lois, que l’« approche [du ministre] est insuffisante », car l’« alinéa [34(1)e)] ne peut être interprété séparément », au paragraphe 20.

[48]      Les motifs exprès de la Section d’appel de l’immigration sont parsemés d’autres indices montrant son caractère raisonnable. La Section d’appel de l’immigration s’est notamment penchée, au paragraphe 22, sur les termes « “sécurité” » et « “raison de sécurité” » qui figurent au paragraphe 34(1), et elle a examiné les jugements de la Section de l’immigration dans cette affaire et une autre affaire. Elle a mentionné, au paragraphe 23, qu’ailleurs dans la Loi, lorsque le législateur voulait parler de la « “sécurité du Canada” » ou de la « “sécurité nationale” », il utilisait ces expressions, et non le terme général « “sécurité” ». S’appuyant sur la « présomption d’uniformité des expressions » bien établie en droit, la Section d’appel de l’immigration a indiqué au paragraphe 23 que, si l’intention du législateur à l’alinéa 34(1)d) avait été d’établir un lien avec la sécurité nationale, il aurait utilisé cette expression. Elle a aussi noté, toujours au paragraphe 23, que l’emploi de l’expression « “sécurité du Canada“ » à l’alinéa 34(1)d) serait redondant si l’interprétation de M. Mason était adoptée. Pour obtenir d’autres éclaircissements, au paragraphe 25, la Section d’appel de l’immigration a consulté la définition que donne le dictionnaire du terme « “sécurité” », comme le font de nombreux tribunaux.

[49]      La Section d’appel de l’immigration a, à juste titre, fait preuve de la prudence requise. Elle a noté, au paragraphe 39, que les alinéas 3(1)h) et i) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés étayaient son interprétation, mais a de nouveau fait preuve de prudence en rappelant, au paragraphe 34, le droit applicable de la Cour suprême. Elle s’est appuyée, d’une manière raisonnable et appropriée, sur l’arrêt de la Cour suprême Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 78, quant à la manière de concilier les 11 objectifs énoncés à l’article 3 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que les alinéas 3(1)h) et i) doivent être interprétés en tenant compte des autres objectifs de l’article 3. La Section d’appel de l’immigration a rappelé, au paragraphe 34, que ces objectifs représentaient globalement les « valeurs d’un [É]tat démocratique [...] qui entend protéger les valeurs fondamentales de sa Charte et de son histoire de démocratie parlementaire ». S’appuyant sur cette conclusion, la Section d’appel de l’immigration s’est posé la question suivante, au paragraphe 35 : « Le fait de conclure qu’une personne est interdite de territoire pour avoir commis des actes de violence, sans doute de nature criminelle, mais n’ayant pas mené à une déclaration de [culpabilité], estil contraire aux valeurs canadiennes, aux valeurs fondamentales de la Charte et à notre histoire en tant que démocratie parlementaire? » Elle a répondu à cette question par la négative aux paragraphes 35 et 39.

[50]      Pour une cour de révision qui remet en question la décision, cette approche semble manquer quelque peu de rigueur et peut même paraître un peu exagérée. Mais cette approche est fondée sur celle établie par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira. L’approche utilisée par la Section d’appel de l’immigration ne peut être qualifiée de déraisonnable, car elle est basée sur une approche proposée par le plus haut tribunal du pays.

[51]      Conformément à ce qui est demandé dans l’arrêt Vavilov, la Section d’appel de l’immigration a également examiné les effets potentiellement contraignants de décisions judiciaires. Elle a mentionné, au paragraphe 10, qu’aucune décision judiciaire ne portait directement sur cette question. Mais, au paragraphe 26, elle a considéré que certains termes utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au sujet du paragraphe 34(2), indiquaient aussi que la portée de cette disposition ne se limitait pas à la sécurité nationale. Elle a aussi, aux paragraphes 27 et 28, renvoyé à des extraits des décisions de la Cour fédérale El Werfalli c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 R.C.F. 673, au paragraphe 75, et Fuentes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 379, [2003] 4 C.F. 249, au paragraphe 62, mais, après en avoir fait une lecture attentive, elle a de manière plausible rejeté certaines déclarations au motif qu’il s’agissait d’observations incidentes, ce qui de fait est juste. Cela montre qu’elle a dûment tenu compte de cette jurisprudence. Elle a, dans l’ensemble, examiné et pris en compte les aspects importants de la question d’interprétation qu’elle devait trancher.

[52]      La Section d’appel de l’immigration a aussi examiné le contexte des autres dispositions de la Loi portant sur l’interdiction de territoire. En particulier, elle a examiné, aux paragraphes 31 à 33 et 38, l’article 36, qui prévoit l’interdiction de territoire pour les personnes déclarées coupables d’une infraction criminelle.

[53]      C’est sur ce point que M. Mason prétend que la décision de la Section d’appel de l’immigration était déraisonnable. Il affirme que la Section d’appel n’a pas tenu compte de ses observations sur le contexte. Sur ce point, il a tort.

[54]      La Section d’appel de l’immigration a bien tenu compte de ce contexte, aux paragraphes 30 à 33. Elle a refusé de limiter son analyse aux autres alinéas du paragraphe 34(1). Elle a indiqué que « [l]e contexte doit provenir non seulement du contexte immédiat, mais du régime global et de l’objet de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] », et que « le régime global des dispositions sur l’interdiction de territoire figurant à la section 4 de la partie I de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] s’avère particulièrement pertinent », au paragraphe 21. On ne peut qualifier de déraisonnable cette façon d’examiner sans œillères les questions liées au contexte ni la manière dont la Section d’appel de l’immigration a appliqué cette approche en l’espèce.

[55]      La Section d’appel de l’immigration a aussi conclu que le simple fait que certains actes criminels puissent relever de l’alinéa 34(1)e) ne signifiait pas que ceux-ci devaient avoir un lien avec la sécurité nationale. Elle a noté que, bien qu’il existe un certain chevauchement, les deux dispositions ne couvrent pas exactement les mêmes types de comportements. À son avis, au paragraphe 33, les comportements visés à l’alinéa 34(1)e), lequel porte sur les actes susceptibles de mettre en danger « la vie [ou] la sécurité » d’autrui au Canada, ne représentent qu’un « sous-ensemble de ce qui relèverait de la grande criminalité suivant l’article 36 ». Elle a conclu, au paragraphe 33, que les articles 34 et 36 portent sur deux choses distinctes, à savoir les actes et les déclarations de culpabilité, respectivement. Il s’agit de conclusions plausibles, qui satisfont à la norme de la décision raisonnable.

[56]      La Section d’appel de l’immigration a rejeté l’observation selon laquelle, puisque l’article 36 exige que la déclaration de culpabilité soit prouvée pour les crimes de droit commun, l’alinéa 34(1)e) pourrait ne pas s’appliquer à des comportements relevant de l’article 36. Elle a noté, au paragraphe 32, que d’autres dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés portent sur des actes criminels qui peuvent donner lieu à une interdiction de territoire sans que la déclaration de culpabilité soit prouvée.

[57]      La Section d’appel de l’immigration a également rejeté l’observation selon laquelle l’alinéa 34(1)e) aurait des conséquences absurdes s’il n’avait pas de lien avec la sécurité nationale. Elle a conclu, au paragraphe 36, que l’alinéa 34(1)e) n’est pas de portée absurdement vaste, car le comportement qui y est visé « a une portée restreinte ». Cela ne peut que signifier qu’elle a interprété le terme « sécurité » comme visant des actes assez graves pour être susceptibles de mettre en danger la vie, et pas seulement de causer des préjudices mineurs. Elle a en outre conclu à juste titre, aux paragraphes 35 et 36, que l’interdiction de territoire prévue à l’article 34 n’est pas régie par le droit pénal ni contraire à l’alinéa 11d) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés]. Aucune de ces conclusions ne peut être qualifiée de déraisonnable.

[58]      Pour reprendre les termes de l’arrêt Vavilov, cités plus haut au paragraphe 42, je conclus que, même si certains éléments possibles du contexte ne figurent pas dans les motifs de la Section d’appel de l’immigration dans la décision Mason, cela ne mène pas à une « [perte de] confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, au paragraphe 122. La Section d’appel de l’immigration « [n’a pris] en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet » et n’était pas tenue d’examiner tous les aspects : Vavilov, au paragraphe 122. Elle était « conscient[e] [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet, et même très consciente : Vavilov, au paragraphe 120.

[59]      À supposer que la Section d’appel de l’immigration ait omis de mentionner certains éléments dans son analyse du texte, du contexte et de l’objet, il ne s’agit pas d’une lacune fondamentale. Dans les circonstances, et en conformité avec le paragraphe 41 ci-dessus, je conclus que la Section d’appel de l’immigration a implicitement conclu que la prépondérance des éléments soutenait l’interprétation du ministre. En d’autres termes, bien qu’on puisse lui reprocher de ne pas avoir mentionné dans ses motifs certains éléments du texte, du contexte et de l’objet, je conclus, d’après la qualité du raisonnement global de la Section d’appel de l’immigration, que celle-ci a jugé que d’autres éléments l’emportaient sur ceux qui ont été omis.

[60]      Contrairement à ce qui précède, la Cour fédérale a conclu que la décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Mason était déraisonnable, car elle n’avait pas tenu compte du contexte d’autres dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés portant sur l’interdiction de territoire.

[61]      Je ne suis pas d’accord avec la Cour fédérale. L’examen auquel elle a procédé s’apparente à un examen selon la norme de la décision correcte et, à certains égards, elle a commis une erreur de droit.

[62]      La Cour fédérale a conclu qu’un élément du contexte l’emportait sur tous les autres. Elle a examiné les conséquences découlant des conclusions d’interdiction de territoire tirées au titre des articles 34 et 36 et a conclu que, puisque les conséquences découlant de l’article 34 sont un peu plus sévères que celles découlant de l’article 36, l’alinéa 34(1)e) doit avoir un lien avec la sécurité nationale (voir les paragraphes 39 à 51). La Cour fédérale a aussi conclu, au paragraphe 53, que, s’il n’avait pas de lien avec la sécurité nationale, l’alinéa 34(1)e) ne serait qu’une version « allégée » de l’article 36 et « rend[rait] inutile l’article 36 ».

[63]      Cette conclusion repose toutefois sur une hypothèse erronée. La Cour fédérale a présumé que les comportements faisant partie des « acte[s] de violence » visés à l’alinéa 34(1)e), et des « infraction[s] à une loi fédérale » à l’article 36, sont essentiellement les mêmes. Ce n’est pas le cas. L’article 36 s’applique à beaucoup plus de comportements criminels, notamment à de nombreux comportements non violents. Même si l’alinéa 34(1)e) n’est pas lié à la sécurité nationale, l’article 36 occupe une place importante dans les dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire.

[64]      Même la « grande criminalité » — la conclusion de criminalité la plus sévère prévue par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — englobe bon nombre d’infractions non violentes. Le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, comporte de multiples infractions non violentes passibles de peines maximales de dix ans : mentionnons, par exemple, les crimes en col blanc (articles 382, 382.1 et 400), les infractions non violentes d’ordre sexuel (articles 151 à 153, 155, 160 et 172.2), le vol (alinéa 334a)) et la pornographie juvénile (article 163.1). Et il y en a de nombreuses autres : j’ai recensé au moins 31 autres articles distincts du Code criminel portant sur des infractions qui seraient visées même par l’interprétation la plus rigoureuse de l’article 36. Le législateur a choisi d’inclure, à l’article 36, dans le contexte du Code criminel, un grand nombre de comportements socialement répréhensibles parmi les motifs d’interdiction de territoire. L’alinéa 34(1)e) est, par comparaison, une disposition à portée restreinte qui ne s’applique qu’aux « actes de violence ».

[65]      La Cour fédérale a commis d’autres erreurs en substituant son opinion à celle de la Section d’appel de l’immigration. Elle n’a accordé que peu de valeur, voire aucune valeur, à la présomption contre la redondance (aux paragraphes 56 et 57) : Canada (Procureur général) c. Distribution G.V.A. Inc., 2018 CAF 146, au paragraphe 35. Elle a affirmé, au paragraphe 49, que l’alinéa 34(1)e) pouvait avoir une vaste portée, faisant abstraction des limites intrinsèques de cette disposition. Toujours au paragraphe 49, elle a analysé l’interprétation qu’elle privilégiait au regard des faits de l’affaire Dleiow [Dleiow c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 129531 (C.I.S.R.)] et a conclu que ces faits étayaient sa conclusion.

[66]      Sur ce dernier point, le tribunal appelé à interpréter un texte législatif directement peut vérifier son interprétation en en examinant les effets : Williams, au paragraphe 52. Cependant, la cour de révision ne devrait normalement pas procéder ainsi, car sa tâche n’est pas d’interpréter elle-même la disposition, mais d’examiner l’interprétation qu’en a faite le décideur administratif. Quoi qu’il en soit, l’évaluation que la Cour fédérale a faite en l’espèce, en se fondant sur les faits établis par le décideur administratif dans la décision Dleiow — à savoir des incidents graves et répétés de violence familiale — est discutable. Il convient tout au moins de se demander si une interprétation de l’alinéa 34(1)e) qui empêche le décideur de conclure à l’interdiction de territoire au Canada dans des circonstances telles que celles décrites dans la décision Dleiow s’harmonise avec l’objet de l’article 3 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

2)    La décision de la Section de l’immigration dans l’affaire Dleiow

[67]      Dans la décision Dleiow, la Section de l’immigration a suivi la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration. Elle a rendu sa décision avant que la Cour fédérale ne prononce son jugement dans l’affaire Mason. Son choix de suivre la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration était raisonnable, car cette décision constituait à l’époque le précédent le plus récent et le plus convaincant sur le sens de l’alinéa 34(1)e).

[68]      La Section de l’immigration a examiné l’observation de M. Dleiow selon laquelle la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration était erronée. Elle a rejeté cette observation, au paragraphe 11. Ce faisant, elle n’a pas considéré qu’elle était liée par la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration ni par quelque autre décision rendue par cette instance. Cette conclusion est compatible avec la jurisprudence qui était en vigueur à l’époque et qui le demeure aujourd’hui : voir, par exemple, Vavilov, aux paragraphes 129 à 132; voir aussi Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd., 2016 CAF 257, [2017] 3 R.C.F. 123, aux paragraphes 33 à 51, et la jurisprudence qui y est mentionnée. La Section de l’immigration a toutefois reconnu la valeur de la certitude et de la cohérence dans la prise de décisions. Elle a donc appliqué, aux paragraphes 12 à 14, le seuil qui, à son avis, devait être atteint pour qu’elle puisse déroger à la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration. Cette approche était défendable. Elle a finalement conclu, au paragraphe 15, que le seuil n’avait pas été atteint. Elle a donc adopté l’interprétation énoncée par la Section d’appel de l’immigration dans la décision Mason. Elle a conclu que l’alinéa 34(1)e) n’exige pas qu’il existe de lien avec la sécurité nationale.

[69]      Dans la décision Dleiow, à la Section de l’immigration a ensuite appliqué l’alinéa 34(1)e) aux faits qui lui avaient été présentés. Elle a conclu que le schéma de violence familiale de M. Dleiow constituait un « acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». M. Dleiow ne conteste pas cette conclusion dans son avis de demande de contrôle judiciaire ni dans son avis d’appel. Dans l’ensemble, la décision que la Section de l’immigration a rendue dans l’affaire Dleiow, laquelle repose largement sur la décision Mason, est raisonnable.

[70]      La Cour fédérale a entendu la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire Dleiow après avoir rendu sa décision dans l’affaire Mason. La Cour fédérale a annulé la décision Dleiow de la Section de l’immigration uniquement parce qu’elle estimait devoir suivre le jugement qu’elle avait rendu dans l’affaire Mason. Comme le jugement rendu par la Cour fédérale dans l’affaire Mason doit être annulé, son jugement dans l’affaire Dleiow doit lui aussi être annulé.

[71]      Avant de clore, j’aimerais formuler quelques dernières observations.

[72]      En premier lieu, ce ne sont pas tous les arguments possibles sur l’interprétation des lois qui ont été présentés aux décideurs administratifs. Par exemple, dans leurs observations écrites présentées à la Section d’appel de l’immigration, ni M. Mason ni M. Dleiow n’ont invoqué la Convention sur les réfugiés, à savoir la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, qui a été signée à Genève le 28 juillet 1951, [[1969] R.T. Can. no 6], et le Protocole relatif au statut des réfugiés, qui a été signé à New York, le 31 janvier 1967, [606 R.T.N.U. 267]. Par conséquent, ni l’un ni l’autre des décideurs administratifs n’a examiné si la Convention sur les réfugiés était utile à l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) et, le cas échéant, de quelle manière elle l’était.

[73]      M. Mason a tenté d’invoquer la Convention sur les réfugiés dans ses observations devant notre Cour. Cependant, comme il s’agit d’une question nouvelle pour notre Cour, nous ne sommes pas censés l’examiner : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 23 à 26. Il s’agit d’une question de fond concernant l’interprétation de l’alinéa 34(1)e). Selon le présent régime législatif, cette question aurait dû être soumise aux décideurs sur le fond, plus précisément à la Section d’appel de l’immigration, et non à une cour de révision ou à une cour siégeant en appel d’une cour de révision : Première Nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, [2019] A.C.F. no 577 (QL); Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75.

[74]      De plus, certains documents d’information et d’autres instruments nécessaires à la compréhension des obligations internationales ne nous ont pas été présentés en preuve, car ils n’avaient pas été présentés en preuve aux décideurs administratifs. La tribune pour la présentation d’éléments de preuve est la procédure devant le décideur administratif, et non la cour de révision ou la cour siégeant en appel de la cour de révision : Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] A.C.F. no 93 (QL), aux paragraphes 14 à 20; Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, [2015] A.C.F. no 1396 (QL), aux paragraphes 13 à 28; Bell Canada c. 7262591 Canada Ltd. (Gusto TV), 2016 CAF 123, [2016] A.C.F. no 447 (QL), aux paragraphes 7 à 11.

[75]      Différentes observations et de nouveaux éléments de preuve à l’appui peuvent être présentés à des décideurs administratifs qui examineront ultérieurement l’interprétation de l’alinéa 34(1)e). Ces décideurs ne sont pas liés par les décisions rendues par les décideurs administratifs dans les affaires Mason et Dleiow. Ils peuvent statuer différemment, à condition que leur décision soit raisonnable et qu’ils motivent de façon raisonnée leur choix de s’écarter de décisions antérieures : Vavilov, aux paragraphes 129 à 132; voir aussi Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd. [précité], aux paragraphes 33 à 51, et la jurisprudence qui y est mentionnée. Bien que la norme de la décision raisonnable permette que des interprétations concurrentes de dispositions législatives coexistent, les divergences chroniques peuvent susciter des doutes importants à l’égard de l’uniformité et de la primauté du droit : Vavilov, au paragraphe 129; voir également les réserves exprimées par notre Cour dans l’arrêt Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467.

[76]      En conformité avec l’arrêt Hillier, je n’ai pas fait ma propre interprétation de l’alinéa 34(1)e). Mais, toujours conformément à l’arrêt Hillier, j’ai pris connaissance de l’état de la situation quant à l’interprétation de cette disposition en vue d’effectuer un examen selon la norme de la décision raisonnable. De ce point de départ, j’ai observé que certains éléments du texte, du contexte et de l’objet de l’alinéa 34(1)e) étayent les interprétations auxquelles sont parvenus les décideurs administratifs en l’espèce, mais que ce n’est pas le cas pour d’autres éléments. En l’espèce, la meilleure façon de décrire la question de l’interprétation du texte législatif est de parler d’une question où il y a matière à discussion.

[77]      Pour éviter d’éventuelles interprétations contradictoires de l’alinéa 34(1)e) — et éviter toutes les incertitudes, incohérences et iniquités susceptibles d’en résulter — les décideurs administratifs tentés de retenir une interprétation différente auraient sans doute avantage à privilégier une autre voie. À tout stade d’une procédure, les « offices fédéraux », comme la Section d’appel de l’immigration, peuvent « renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit  » : paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Il va sans dire que, lors d’un tel renvoi, les Cours fédérales n’auraient pas à faire preuve de retenue envers un processus décisionnel administratif particulier et qu’elles pourraient recevoir tous les éléments de preuve et observations nécessaires pour statuer correctement sur l’état du droit.

[78]      En l’espèce, les faits des présentes affaires soulèvent une importante question isolée d’interprétation des lois. Il s’agit d’une question purement juridique, qui exige un examen du texte, du contexte et de l’objet. Contrairement à certains décideurs administratifs, comme l’Office national de l’énergie dans l’arrêt Forest Ethics, précité, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ne possède pas d’expertise particulière susceptible d’enrichir l’analyse du texte, du contexte et de l’objet. Il se pourrait très bien qu’un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié conclue à l’avenir qu’il est tout à fait indiqué de renvoyer cette question à la Cour fédérale afin de la régler une fois pour toutes.

[79]      En formulant ces observations, je n’exprime ni expressément ni implicitement quelque accord ou désaccord quant à l’interprétation adoptée par les décideurs administratifs dans les deux affaires dont notre Cour a été saisie.

C.   Conclusion et dispositif proposé

[80]      Pour les motifs qui précèdent, la décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Mason et la décision de la Section de l’immigration dans l’affaire Dleiow sur l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont raisonnables. La Cour fédérale, dans ces deux affaires, n’aurait pas dû annuler ces décisions.

[81]      Je répondrais à la question certifiée dans chaque appel de la façon suivante :

Q. Est-il raisonnable d’interpréter l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés d’une manière qui n’exige pas la preuve d’une conduite liée à la « sécurité nationale » ou à la « sécurité du Canada »?

R. Oui.

[82]      J’accueillerais les appels, j’annulerais les jugements rendus par la Cour fédérale le 2 octobre 2019 et le 16 janvier 2020 dans les dossiers IMM-1645-19 et IMM-4199-19 respectivement et, rendant les jugements que la Cour fédérale aurait dû rendre dans chacun de ces dossiers, je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire.

Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Mactavish, J.C.A. : Je suis d’accord.

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