Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-237-19

2021 CAF 157

Alexion Pharmaceuticals Inc. (appelante)

c.

Procureur général du Canada (intimé)

et

Ministre de la Santé de la province de la Colombie-Britannique (intervenant)

Répertorié : Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général)

Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Webb et Rennie, J.C.A.—Par vidéoconférence, 20 et 21 octobre 2020; Ottawa, 29 juillet 2021.

Brevets –– Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelante d’une décision du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés concernant un médicament breveté –– L’appelante a mis au point le Soliris et, aujourd’hui, elle le fabrique et le met en marché –– Le Soliris constitue une percée dans le traitement de deux troubles sanguins rares et potentiellement mortels –– La Cour fédérale a conclu que la décision du Conseil était raisonnable, car le Conseil a droit à une grande déférence –– En rendant sa décision, le Conseil a conclu que l’appelante avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris allant à l’encontre de la Loi sur les brevets et a ordonné à l’appelante de restituer les revenus excédentaires qu’elle avait gagnés de 2009 à 2017 –– Pour conclure que l’appelante avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris, le Conseil s’est fondé sur le fait que le prix courant du Soliris était supérieur à celui pratiqué dans l’un des sept pays qui ont servi aux fins de comparaison –– La question était de savoir si le Conseil a outrepassé les limites de son pouvoir, si celles-ci sont interprétées convenablement, afin de conclure à un prix excessif aux termes de l’art. 85 de la Loi sur les brevets — L’art. 85(1) de la Loi confère au Conseil compétence pour décider si le prix d’un médicament vendu sur un marché canadien est excessif –– Il énonce cinq facteurs que le Conseil doit prendre en considération — Dans une affaire de prix excessif, le Conseil doit interpréter l’art. 85 en examinant le texte, le contexte et l’objet –– La Cour fédérale a eu tort d’indiquer que, pour décider si le prix d’un médicament est excessif ou non, le Conseil n’a pas l’obligation d’appliquer un critère particulier et qu’il n’y a pas qu’un seul bon critère –– Il existe un critère à l’art. 85 de la Loi et, pour être raisonnable, le Conseil doit, en rendant sa décision, interpréter et suivre ce critère –– Le Conseil n’a pas traité l’observation de l’appelante selon laquelle la décision du Conseil d’exiger que le prix du Soliris soit inférieur aux prix pratiqués dans les sept pays de comparaison était contraire à l’art. 85 –– Le Conseil a tranché la question en se fondant sur les critères définis à l’art. 85(1), mais il a aussi examiné la question des coûts en application de l’art. 85(2), ce qu’il ne pouvait pas faire aux termes de l’art. 85(2) –– Le Conseil a écarté les décisions portant sur la question des dispositions de la Loi relatives aux prix excessifs –– L’art. 85 mentionne des prix « excessifs », et non des prix « raisonnables » –– Le Conseil n’a pas examiné l’objet de l’art. 85 et de la Loi dans son ensemble; il a dérogé également à ses lignes directrices (qui renvoient au prix international le plus élevé en tant que comparateur) –– Dans les circonstances de l’espèce, cette dérogation aux lignes directrices exigeait une explication cohérente et relativement détaillée –– La Cour fédérale a conclu que les raisons du Conseil de s’écarter des lignes directrices étaient sérieuses et impérieuses, mais il n’y avait aucun fondement à cette conclusion –– Le Conseil a ordonné à l’appelante de restituer à la Couronne les revenus excédentaires qu’elle avait générés au cours d’une période donnée; il l’a fait en vertu du pouvoir qui lui est conféré par l’art. 83 de la Loi –– L’ordonnance réparatrice était déraisonnable sur le fond; le Conseil n’a pas examiné le texte, le contexte et l’objet de l’art. 83 –– La décision de la Commission ne pouvait donc être retenue — La décision a été annulée et renvoyée au Conseil pour qu’il la réexamine –– Appel accueilli.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante d’une décision du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés concernant un médicament breveté de l’appelante –– La Cour fédérale a conclu que la décision du Conseil était raisonnable, car le Conseil avait droit à une grande déférence –– Après que le Conseil a rendu sa décision et que la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt de principe (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov) concernant le contrôle judiciaire sur le fond des décisions administratives –– L’arrêt Vavilov n’a pas modifié substantiellement la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale concernant le caractère déraisonnable des résultats obtenus par le décideur administratif, mais il a modifié le droit de manière importante, car il exige que la cour de révision soit en mesure de discerner une explication motivée pour la décision du décideur administratif –– L’approche, qui est contextuelle, consiste à étudier la portée du caractère acceptable et justifiable des décisions que peut prendre le décideur administratif –– Cette modification du droit a eu une incidence sur le résultat du présent appel –– L’arrêt Vavilov exige à présent de vérifier l’existence d’une explication motivée et suffisante pour appuyer la décision du Conseil –– Si ce n’est pas le cas, la décision est déraisonnable et doit être annulée –– En l’espèce, la décision du Conseil souffrait de lacunes importantes –– L’examen selon la norme de la décision raisonnable conformément à l’arrêt Vavilov exige d’évaluer si le résultat obtenu est acceptable et justifiable –– En l’espèce, il était impossible de discerner une explication motivée pour certains points centraux de la décision du Conseil –– Il se peut que le Conseil ait essayé d’obtenir un résultat qui n’était raisonnablement pas à sa portée, compte tenu des faits et du droit.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelante d’une décision du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés concernant un médicament breveté. L’appelante a mis au point le médicament breveté Soliris. Aujourd’hui, elle le fabrique et le met en marché. Le Soliris constitue une percée dans le traitement de deux troubles sanguins rares et potentiellement mortels.            

La Cour fédérale a conclu que la décision du Conseil était raisonnable, car le Conseil a droit à une grande déférence. En rendant sa décision, le Conseil a conclu que l’appelante avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris allant à l’encontre de la Loi sur les brevets et a ordonné à l’appelante de restituer les revenus excédentaires qu’elle avait gagnés de 2009 à 2017. Pour conclure que l’appelante avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris, le Conseil s’est fondé sur le fait que le prix courant du Soliris était supérieur à celui pratiqué dans l’un des sept pays qui ont servi aux fins de comparaison. Autrement dit, selon le Conseil, le prix du Soliris aurait dû être inférieur à celui pratiqué dans chacun des sept pays de comparaison. C’était la première fois que le Conseil imposait cette exigence.           

La question était de savoir si le Conseil a outrepassé les limites de son pouvoir, si celles-ci sont interprétées convenablement, afin de conclure à un prix excessif aux termes de l’article 85 de la Loi.          

Arrêt : l’appel doit être accueilli.       

Après que le Conseil a rendu sa décision et que la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt de principe concernant le contrôle judiciaire sur le fond des décisions administratives : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov. L’arrêt Vavilov ne modifie pas substantiellement la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale concernant le caractère déraisonnable des résultats obtenus par le décideur administratif. L’approche de la Cour suprême du Canada, qui est contextuelle, consiste à étudier la portée du caractère acceptable et justifiable des décisions que peut prendre le décideur administratif. L’arrêt Vavilov a toutefois modifié le droit de manière importante, car il exige que la cour de révision soit en mesure de discerner une explication motivée pour la décision du décideur administratif. Cette modification du droit a eu une incidence sur le résultat du présent appel. Avant l’arrêt Vavilov, la Cour suprême enjoignait la cour de révision à faire de son mieux pour essayer d’appuyer les résultats obtenus par les décideurs administratifs. Si le présent appel avait été examiné avant l’arrêt Vavilov, il aurait fallu déterminer s’il fallait raccommoder la décision du Conseil. Ce n’est plus le cas. Les enseignements dans l’arrêt Vavilov font ressortir les lacunes de l’état antérieur du droit et y remédient. Il est nécessaire à présent de vérifier l’existence d’une explication motivée et suffisante pour appuyer la décision du Conseil. Si ce n’est pas le cas, la décision est déraisonnable et doit être annulée. En l’espèce, la décision du Conseil souffrait de lacunes importantes. L’examen selon la norme de la décision raisonnable conformément à l’arrêt Vavilov exige d’évaluer si le résultat obtenu est acceptable et justifiable. Ce résultat doit respecter les contraintes qu’imposent notamment le sens véritable de la loi habilitante (y compris la mission du décideur administratif, la portée de son pouvoir discrétionnaire et la nature du décideur administratif), les éléments de preuve présentés et les observations des parties — des questions qui varient selon le contexte. En l’espèce, il est possible que l’incapacité de discerner une explication motivée pour certains points centraux de la décision du Conseil ait découlé du problème de la norme de la décision raisonnable. Il se peut que le Conseil ait essayé d’obtenir un résultat qui n’était raisonnablement pas à sa portée, compte tenu des faits et du droit.          

Le paragraphe 85(1) confère au Conseil compétence pour décider « si le prix d’un médicament vendu sur un marché canadien est excessif ». Il énonce cinq facteurs que le Conseil doit prendre en considération. Après avoir examiné ces critères, ce n’est seulement que si le Conseil se trouve dans l’incapacité de décider si un prix est excessif ou non qu’il peut également examiner les coûts de réalisation et de mise en marché et tous les autres facteurs qu’il estime pertinents. Dans une affaire de prix excessif, le Conseil doit interpréter l’article 85. Pour y arriver, il en examine le texte, le contexte et l’objet. Cela s’applique également à la définition des autres critères pertinents que le Conseil pourrait examiner en application du paragraphe 85(2). Dans la présente affaire, la Cour fédérale a indiqué que, pour décider si le prix d’un médicament est excessif ou non, le Conseil n’a pas l’obligation d’appliquer un critère particulier et qu’il n’y a pas qu’un seul bon critère. C'était une erreur. Il existe un critère à l’article 85 et, pour être raisonnable, le Conseil doit, en rendant sa décision, interpréter et suivre ce critère. L’article 85, interprété conformément à son texte, son contexte et son objet, fournit le critère et, s’il confère au Conseil un pouvoir discrétionnaire très large, un pouvoir discrétionnaire est toujours soumis aux limites imposées par le sens véritable du texte législatif qui le prévoit et il doit toujours demeurer strictement dans ces limites.  

En l’espèce, l’appelante a indiqué au Conseil que la décision du Conseil d’exiger que le prix du Soliris soit inférieur aux prix pratiqués dans les sept pays de comparaison était contraire à l’article 85, dans la mesure où elle accordait au critère des prix pratiqués à l’étranger, prévu à l’alinéa 85(1)c), un statut supérieur à celui de tous les autres critères (en particulier) et dans la mesure où elle écartait dans les faits le critère de l’indice des prix à la consommation, prévu à l’alinéa 85(1)d). L’observation de l’appelante était cruciale pour l’issue de l’affaire et elle touchait à la question la plus centrale de toutes les questions à laquelle une cour de révision doit répondre : la question de savoir si le décideur administratif a outrepassé ou non les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi habilitante, raisonnablement interprétée. Pourtant, le Conseil n’a pas semblé avoir traité l’observation de l’appelante, que ce soit explicitement ou implicitement. Le Conseil a obscurci la discussion sur ce point, empêchant ainsi la cour de révision de comprendre s’il s’est octroyé ou non un pouvoir qui ne lui avait pas été conféré par la loi. Plus préoccupant encore, le Conseil pourrait s’être octroyé des pouvoirs que la loi ne lui a pas conférés. En l’espèce, le Conseil semble avoir décidé qu’il était en mesure de trancher la question en se fondant sur les critères définis au paragraphe 85(1). Par conséquent, aux termes du paragraphe 85(2), il ne pouvait pas se fonder sur le paragraphe 85(2). Toutefois, sans fournir d’autre explication dans ses motifs — et il n’y en avait pas en l’espèce — le Conseil a semblé avoir continué en examinant la question des coûts en application du paragraphe 85(2). Le Conseil a mal compris la mission que le législateur lui a confiée aux termes de l’article 85. Tout au moins, il manquait une explication motivée à cet égard. Selon plusieurs sources faisant autorité, les dispositions de la Loi relatives aux prix excessifs ont pour objet de contrôler les abus de droits de brevets, et non de contrôler le caractère raisonnable des prix, de réglementer les prix ou de protéger les consommateurs de manière générale. La Loi a pour objet de préserver l’équilibre entre l’encouragement de la recherche, d’une part, et l’élaboration de médicaments brevetés et leur introduction au Canada, d’autre part, au moyen de l’octroi d’un monopole et de protections contre un abus de ce monopole. Le contrôle des prix en général n’a pas sa place dans cet exercice. À en juger par les motifs donnés, le Conseil a écarté la plupart des décisions portant sur cette question. À cet égard, l’article 85 mentionne des prix « excessifs », et non des prix « raisonnables ». Ces deux aspects sont très différents. S’il n’y avait en fait aucune différence en l’espèce, le Conseil aurait dû expliquer pourquoi, mais il ne l’a pas fait du tout. Des signes indiquaient que le Conseil s’est prévalu d’une mission de réglementation des prix en général. Le Conseil n’a à aucun moment examiné de façon rigoureuse l’objet de l’article 85 et de la Loi dans son ensemble. L’une des parties les plus controversées de la décision du Conseil dans la présente affaire concernait le fait que le Conseil a dérogé aux lignes directrices qu’il a adoptées pour s’aider et aider d’autres organismes à appliquer l’article 85. Ces lignes directrices renvoient au prix international le plus élevé en tant que comparateur clé. Le Conseil a plutôt conclu que le prix du Soliris était excessif, au motif qu’il était supérieur au prix international le plus bas. L’obligation du Conseil d’expliquer sa décision de déroger aux lignes directrices en l’espèce était forte, étant donné que cette décision était de la plus haute importance pour l’appelante. Cette décision a quasiment multiplié par vingt la responsabilité de l’appelante. De même, la dérogation du Conseil aux lignes directrices et le fait d’exiger que le prix du médicament demeure inférieur à celui pratiqué dans n’importe lequel des sept pays de comparaison sont sans précédent. Cela constituait une dérogation à la compétence du Conseil. Dans les circonstances de l’espèce, cela exigeait une explication cohérente et relativement détaillée. La Cour fédérale a conclu que les raisons du Conseil de s’écarter des lignes directrices étaient « sérieuses et impérieuses », mais il n’y avait aucun fondement à cette conclusion. Le Conseil n’a jamais justifié ses décisions en se fondant sur l’article 85 ou, plus précisément, sur le texte, le contexte et l’objet de l’article 85. Il a ordonné à l’appelante de restituer à la Couronne les revenus excédentaires qu’elle avait générés de 2009 à 2017. Il l’a fait en vertu du pouvoir qui lui est conféré par l’article 83. Soit que cette ordonnance réparatrice était déraisonnable sur le fond, soit qu’il n’était pas possible d’en discerner l’explication motivée. Le Conseil n’a pas examiné, que ce soit de manière implicite ou explicite, le texte, le contexte et l’objet de l’article 83.

En ordonnant la mesure de redressement, le Conseil n’a pas examiné les prix réels du Soliris que l’appelante avait reçus. Des éléments de preuve lui avaient été présentés à cet égard. Pourtant, il a préféré utiliser les prix courants. Par conséquent, le montant d’argent que l’appelante a été condamnée à payer à la Couronne comprenait des revenus que l’appelante n’a jamais réellement touchés. Ce résultat semblait incohérent par rapport à la formulation ou à l’objet de l’article 83. À tout le moins, le Conseil n’a pas fourni d’explication motivée pour justifier la conformité de ce résultat à l’article 83. La décision du Conseil ne pouvait donc être retenue. Elle a été annulée et renvoyée au Conseil afin qu’il la réexamine.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 83, 85, 96(4).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114; Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431; Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 R.C.F. 425; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121.

DÉCISIONS mentionnÉES :

Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Bonnybrook Park Industrial Development Co. Ltd. c. Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, [2018] 4 R.C.F. F-23; Bell Canada c. British Columbia Broadband Association, 2020 CAF 140, [2021] 3 R.C.F. 206; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, [2018] 4 R.C.F. F-4; Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22; Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263; Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328; Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] 2 R.C.F. F-3; Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224; Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335, inf. pour un autre motif 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 R.C.F. 203; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, [2018] 4 R.C.F. F-19; Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 725, [2020] 4 R.C.F. 180; Canada (Procureur général) c. Sandoz Canada Inc., 2015 CAF 249, [2016] 2 R.C.F. F-6; ICN Pharmaceuticals, Inc. c. Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, 1996 CanLII 11903, [1996] 2 C.F. F-27, (C.F. 1re inst.), conf. par [1997] 1 C.F. 32 (C.A.); Manitoba Society of Seniors Inc. v. Canada (Attorney-General) (1991), 77 D.L.R. (4th) 485, 70 Man. R. (2d) 141 (Q.B.); Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Merck Canada Inc. c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 4541; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Schmidt c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 55, [2019] 2 R.C.F. 376.

DOCTRINE CITÉE

Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés Canada. Compendium des politiques, des Lignes directrices et des procédures, Mise à jour en février 2017, en ligne : <www.pmprb-cepmb.gc.ca>.

APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 734, [2019] 4 R.C.F. 418) rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelante d’une décision du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés concernant un médicament breveté. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

D. Geoffrey Cowper, c.r., Stanley Martin et Tom A. Posyniak pour l’appelante.

Christine Mohr, Joseph Cheng et Jon Bricker pour l’intimé.

Ashley A. Caron pour l’intervenant.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l., Vancouver, pour l’appelante.

La sous-procureure générale du Canada pour l’intimé.

Ministère du Procureur général, Direction des services juridiques, Victoria, pour l’intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : La société Alexion Pharmaceuticals Inc. a mis au point le médicament breveté Soliris. Aujourd’hui, elle le fabrique et le met en marché. Le Soliris constitue une percée dans le traitement de deux troubles sanguins rares et potentiellement mortels.

[2]        Le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés a engagé une procédure afin de déterminer si la société Alexion avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris allant à l’encontre de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Il a conclu que ce prix était excessif [Dans l’affaire intéressant la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, dans sa version modifiée et dans l’affaire intéressant Alexion Pharmaceuticals Inc. et son médicament « Soliris », décision du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, 27 septembre 2017]. Il a ordonné à Alexion de restituer les revenus excédentaires qu’elle avait gagnés de 2009 à 2017.

[3]        Pour conclure qu’Alexion avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris (aux paragraphes 167 et 168), le Conseil s’est fondé sur le fait que le prix courant du Soliris était supérieur à celui pratiqué dans l’un des sept pays qui ont servi aux fins de comparaison. Autrement dit, selon le Conseil, le prix du Soliris aurait dû être inférieur à celui pratiqué dans chacun des sept pays de comparaison. Il s’agit de la première fois que le Conseil impose cette exigence.

[4]        Alexion a présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. La Cour fédérale (le juge Gleason) a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’Alexion : 2019 CF 734, [2019] 4 R.C.F. 418. La Cour fédérale a conclu que la décision du Conseil était raisonnable, car le Conseil a droit à une grande déférence. Alexion interjette maintenant appel devant notre Cour.

[5]        Je suis d’avis que nous devrions annuler le jugement de la Cour fédérale. Rendant le jugement qui aurait dû être celui de la Cour fédérale, nous devrions accueillir la demande de contrôle judiciaire d’Alexion, annuler la décision du Conseil et renvoyer l’affaire au Conseil pour qu’il la réexamine, le tout avec dépens.

A.    Introduction : quelques éléments de contexte jurisprudentiel

[6]        Après que le Conseil a rendu sa décision et que la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’Alexion, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt de principe concernant le contrôle judiciaire sur le fond des décisions administratives : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (arrêt Vavilov).

[7]        L’arrêt Vavilov ne modifie pas substantiellement la jurisprudence de la Cour concernant le caractère déraisonnable des résultats obtenus par le décideur administratif : Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374 (arrêt Entertainment Software Association), aux paragraphes 22 à 37. L’approche de la Cour suprême du Canada, qui est contextuelle, consiste à étudier la portée du caractère acceptable et justifiable des décisions que peut prendre le décideur administratif ou, en d’autres termes, les contraintes imposées au décideur administratif. L’arrêt Vavilov modifie toutefois le droit de manière importante, car il exige que la cour de révision soit en mesure de discerner une explication motivée pour la décision du décideur administratif. Cette modification du droit a une incidence sur le résultat du présent appel.

[8]        Avant l’arrêt Vavilov, la Cour suprême nous enjoignait à faire de notre mieux pour essayer d’appuyer les résultats obtenus par les décideurs administratifs. Par conséquent, pour y arriver, la cour de révision pouvait prendre la plume du décideur administratif et rédiger des motifs supplémentaires à l’appui des résultats que le décideur avait obtenus. Cela plaçait parfois la cour de révision dans la position ingrate et inconfortable de prête-plume du décideur administratif, chargé de raccommoder les décisions de ce dernier. Voir, de manière générale, l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

[9]        Nous étions plusieurs à avoir des réserves à cet égard. Nous estimions que cette situation était contraire au rôle d’examinatrice indépendante d’une cour de révision : voir Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114 (arrêt Lemus), au paragraphe 33; Bonnybrook Park Industrial Development Co. Ltd. c. Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, [2018] 4 R.C.F. F-23, aux paragraphes 89 à 94 des motifs dissidents. Qui plus est, nous étions préoccupés par le fait « [qu’en] tentant de maintenir une décision reposant sur un raisonnement erroné, la cour de révision [tentait peut-être] en fait de raccommoder une décision que l’administrateur, mis au fait de son erreur, n’aurait peutêtre luimême pas prise » : arrêt Lemus, au paragraphe 33.

[10]      Si nous avions examiné le présent appel avant l’arrêt Vavilov, nous aurions dû examiner si nous devions raccommoder la décision du Conseil. Ce n’est plus le cas. Les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov font ressortir les lacunes de l’état antérieur du droit et y remédient. Nous devons à présent vérifier l’existence d’une explication motivée et suffisante pour appuyer la décision du Conseil. Si ce n’est pas le cas, la décision est déraisonnable et doit être annulée. En l’espèce, la décision du Conseil souffre de lacunes importantes.

[11]      Qui plus est, l’explication motivée que le Conseil a fournie — en l’état — soulève à certains égards de sérieux doutes concernant son caractère raisonnable sur le fond. Plus précisément, certains termes employés par le Conseil indiquent qu’il s’est écarté de la mission qui lui a été confiée par la loi, en réglementant le caractère raisonnable du prix au lieu d’empêcher un prix abusif, c.-à-d. un prix excessif rendu possible par un abus du pouvoir monopolistique découlant d’un brevet.

B.    L’arrêt Vavilov et les explications motivées

[12]      La Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, nous enseigne qu’une explication motivée comprend deux composantes :

•      Le caractère adéquat. La cour de révision doit pouvoir discerner « une analyse [...] cohérente et rationnelle » que « la cour de révision doit être en mesure de suivre » et de comprendre. Le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque le raisonnement comprend des « lacune[s] fondamentale[s] », lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou « [lors]qu’il est impossible de comprendre […] le raisonnement du décideur sur un point central », de sorte qu’il n’y a aucun véritable raisonnement : arrêt Vavilov, au paragraphes 85, 96, 102 et 103 à 104.

•      La logique, la cohérence et la rationalité. Le raisonnement doit être « rationnel et logique » et dénué de « faille décisive dans la logique globale » : arrêt Vavilov, au paragraphe 102. Le raisonnement donné par le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle », possèdent un « fondement erroné », révèlent une « analyse déraisonnable » ou une « analyse irrationnelle » ou comprennent des « erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 96 et 103 à 104.

[13]      Ces lacunes doivent être manifestes et concerner un « point central » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 102 et 103. Un « point central » repose, entre autres, sur les « questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 127 et 128. Certains points sont par ailleurs « suffisamment [capitaux] ou [importants] » pour indiquer que « la décision […] souffre de lacunes graves » : arrêt Vavilov, au paragraphe 100. Les lacunes ne doivent pas être « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » : Vavilov, au paragraphe 100.

[14]      Des deux composantes, celle que j’ai appelée « le caractère adéquat » est la plus difficile. Que doit vérifier la cour de révision pour évaluer le caractère adéquat d’une explication motivée?

[15]      Les motifs explicites constituent seulement l’un des éléments que la cour de révision peut examiner. Le fait que le décideur administratif ne mentionne pas explicitement quelque chose dans ses motifs ne constitue pas nécessairement un manque « de justification, d’intelligibilité ou de transparence » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 94 et 122. Il faut examiner les motifs écrits par le décideur administratif en les lisant « de façon globale et contextuelle » et « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 97 et 103.

[16]      Par conséquent, le silence dans les motifs explicites sur un point précis ne constitue pas nécessairement une « lacune fondamentale » justifiant une intervention de la cour de révision. Les motifs du décideur administratif, lus séparément ou au regard du dossier de façon globale et sensible, peuvent conduire légitimement la cour de révision à conclure que le décideur administratif a tiré une conclusion implicite. Le dossier de la preuve, les observations présentées, les points compris par le décideur administratif compte tenu des précédents auxquels il renvoie ou qu’il doit connaître, la nature de la question que le décideur administratif doit trancher et les autres affaires connues du décideur administratif peuvent également alimenter le fondement permettant à la cour de révision de conclure que le décideur administratif a tiré des conclusions implicites : arrêt Vavilov, aux paragraphes 94 et 123; voir, par exemple, Bell Canada c. British Columbia Broadband Association, 2020 CAF 140, [2021] 3 R.C.F. 206.

[17]      Lorsqu’une cour de révision examine les motifs d’un décideur administratif, elle a le droit de « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » : décision Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11; arrêt Vavilov, au paragraphe 97.

[18]      Imaginons, par exemple, le cas d’un décideur administratif qui doit analyser plusieurs éléments avant de trancher une question. Il a conscience de ces éléments (dont certains, implicites, sont issus d’observations ou de précédents auxquels il renvoie), mais il en traite seulement deux de manière détaillée. Les circonstances peuvent permettre à la cour de révision de conclure que le décideur administratif connaissait tous les éléments et qu’il les a examinés, mais que, par souci de concision, il ne les a pas tous mentionnés de manière explicite. Même lorsque des éléments de l’analyse sont exclus et que, tout bien considéré, les omissions sont minimes ou sans conséquence, la décision n’est pas « [compromise] […] dans son ensemble » et doit être maintenue : arrêt Vavilov, au paragraphe 122.

[19]      Dans quels cas une explication motivée sur un point central est-elle inadéquate?

[20]      Le décideur administratif doit fournir suffisamment d’éléments pour « assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération » et démontrer qu’il « a effectivement écouté les parties » et qu’il s’est montré « effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 127 et 128. Pour y arriver, la Cour a mentionné la nécessité pour les cours de révision de comprendre « le fond de la décision », au même titre que « la raison pour laquelle le décideur administratif a pris une telle décision », afin de « permettre au tribunal de révision d’évaluer, valablement, si le décideur [administratif] a satisfait aux normes minimales de la légalité » : Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 R.C.F. 425, au paragraphe 16.

[21]      Dans certains cas, toutefois, le niveau d’exigence à l’égard de l’explication motivée est plus élevé (arrêt Vavilov, au paragraphe 133) :

[…] Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné.

Dans de tels cas, la cour de révision peut insister sur le fait que le décideur administratif doit démontrer qu’il a compris et examiné les conséquences de sa décision : arrêt Vavilov, au paragraphe 134, renvoyant à l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.

[22]      Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême rappelle toutefois aux cours de révision qu’elles sont uniquement des cours de révision. Elles ne doivent pas appliquer l’exigence d’une explication motivée de manière à transformer le contrôle selon la norme du caractère raisonnable en un contrôle selon la norme de la décision correcte. Cela nous renverrait aux années 1960 et 1970, lorsque les cours de révision invoquaient toutes sortes de prétextes pour annuler des décisions qui leur déplaisaient — et ce, fréquemment : voir l’arrêt Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, [2018] 4 R.C.F. F-4, aux paragraphes 61 à 65.

[23]      Une cour de révision commet l’erreur d’effectuer un contrôle selon la norme de la décision correcte lorsqu’elle examine les motifs « au regard d’une norme de perfection » et lorsqu’elle assujettit le décideur administratif « aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 91 et 104.

[24]      La cour de révision doit garder à l’esprit que le décideur administratif, et non la cour de révision, est le décideur sur le fond : Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 14 à 20; Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux paragraphes 13 à 28. En décidant sur le fond, le décideur administratif, qui n’est pas nécessairement un avocat, peut ne pas « [déployer] toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge », de sorte que « la “justice administrative” ne ressemble pas toujours à la “justice judiciaire” » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 92 et 119. Espérer le contraire reviendrait à judiciariser de façon excessive les processus administratifs, ce qui menacerait leur efficacité et risquerait de compromettre les motifs précis pour lesquels le législateur a confié cette compétence à l’administration, à l’origine : voir, par exemple, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, au paragraphe 39.

[25]      En fin de compte, « la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur [administratif] “se tient” » : arrêt Vavilov, au paragraphe 104.

C.   L’arrêt Vavilov et le résultat

[26]      Comme je l’ai mentionné précédemment, l’examen selon la norme de la décision raisonnable conformément à l’arrêt Vavilov exige également d’évaluer si le résultat obtenu est acceptable et justifiable. Ce résultat doit respecter les contraintes qu’imposent notamment le sens véritable de la loi habilitante (y compris la mission du décideur administratif, la portée de son pouvoir discrétionnaire et la nature du décideur administratif), les éléments de preuve présentés et les observations des parties — des questions qui varient selon le contexte. Ces contraintes ont une incidence sur les décisions qui sont à la portée du décideur et qui résisteront à un examen selon la norme de la décision raisonnable. Beaucoup a été dit dans l’arrêt Entertainment Software Association, aux paragraphes 26 à 36, sur la façon dont ces contraintes peuvent s’appliquer dans la pratique.

[27]      En l’espèce, l’appelante soulève la question de savoir si le Conseil a outrepassé la plus importante de toutes les contraintes — les limites de son pouvoir, si on les interprète convenablement — afin de conclure à un prix excessif aux termes de l’article 85 de la Loi sur les brevets. L’appelante affirme qu’au lieu de surveiller les prix excessifs aux termes de l’article 85, le Conseil a entrepris de réglementer et de contrôler cet aspect, afin de veiller à l’application de prix raisonnables, un exercice qui, selon l’appelante, n’est pas régi par l’article 85.

D.   Résultat et explications motivées : la relation entre les deux

[28]      L’arrêt Vavilov est fondé sur l’idée qu’il existe une relation étroite entre les explications motivées et le résultat.

[29]      D’un point de vue théorique, la Cour suprême examine à plusieurs reprises dans l’arrêt Vavilov ces deux concepts comme s’ils étaient distincts. Dans la pratique, toutefois, ils peuvent s’entremêler. Par exemple, le décideur administratif peut ne pas avoir fourni d’explication motivée pour appuyer un résultat, car il n’est pas possible d’en fournir une selon la formulation employée dans la loi habilitante. Si le caractère inadéquat d’un raisonnement pose problème, le plus gros problème peut toutefois être le fait que le décideur administratif a essayé d’obtenir un résultat déraisonnable. Dans plusieurs cas, il s’agit des deux faces d’une même médaille.

[30]      Concrètement, exiger que le décideur administratif veille à fournir une explication motivée facile à discerner le contraint à réfléchir soigneusement au problème, à le saisir et à prendre une décision sur le fond. Après tout, il s’agit de la tâche que le législateur lui a confiée.

[31]      Certains décideurs administratifs se contentent de faire valoir un résultat, mais la cour de révision, si elle ne peut en discerner l’explication motivée, ne peut pas savoir si ces décideurs ont rempli leur mission. À l’inverse, lorsque le résultat expliqué par le décideur administratif semble, de prime abord, très incomplet ou irrationnel, cela peut vouloir dire que les faits et le droit ne justifient pas ce résultat.

[32]      J’explique plus loin que je suis dans l’incapacité de discerner une explication motivée pour certains points centraux de la décision du Conseil. Il est toutefois possible, en l’espèce, que cela découle du problème de la norme de la décision raisonnable. Il se peut que le Conseil ait essayé d’obtenir un résultat qui n’était raisonnablement pas à sa portée, compte tenu des faits et du droit. Par conséquent, à certains points dans la présente analyse, il se peut que mon incapacité de discerner une explication motivée découle du caractère déraisonnable du résultat que le Conseil a essayé d’obtenir. Autrement dit, dans l’analyse qui suit, l’exigence d’une explication motivée et celle d’un résultat acceptable et justifiable se chevaucheront régulièrement.

[33]      En fin de compte, pour les motifs qui suivent, la présente affaire devrait être renvoyée au Conseil pour qu’il la réexamine. Pour y arriver, le Conseil devra — de manière ouverte et non tendancieuse — examiner les éléments de preuve, interpréter le texte législatif, appliquer ce texte de manière juste à la preuve et veiller à justifier le résultat au moyen d’une explication motivée et facile à discerner.

E.    Analyse de la décision du Conseil

[34]      L’article 85 de la Loi sur les brevets constitue le droit applicable. L’analyse du Conseil devrait commencer par ce droit. Toutes les décisions du Conseil doivent être compatibles avec le droit.

[35]      Le paragraphe 85(1) confère au Conseil compétence pour décider « si le prix d’un médicament vendu sur un marché canadien est excessif ». Cinq critères s’appliquent :

a)         « le prix de vente du médicament sur un tel marché »;

b)         « le prix de vente de médicaments de la même catégorie thérapeutique sur un tel marché »;

c)         « le prix de vente du médicament et d’autres médicaments de la même catégorie thérapeutique à l’étranger »;

d)         « les variations de l’indice des prix à la consommation »;

e)         « tous les autres facteurs précisés par les règlements d’application du présent paragraphe ».

Après avoir examiné ces critères, ce n’est seulement que si le Conseil se trouve dans l’incapacité de décider si un prix est excessif ou non qu’il peut également examiner « les coûts de réalisation et de mise en marché [et] tous les autres facteurs […] qu’il estime pertinents » : au paragraphe 85(2).

[36]      Dans une affaire de prix excessif, le Conseil doit interpréter l’article 85. Pour y arriver, il en examine le texte, le contexte et l’objet : arrêt Vavilov, au paragraphe 120; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, (arrêt Rizzo); Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601. Cela s’applique également à la définition des autres critères pertinents que le Conseil pourrait examiner en application du paragraphe 85(2). En interprétant l’article 85, le Conseil doit démontrer « qu’il était conscient [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet, et à tout le moins « ne prendre en compte que les aspects principaux » : arrêt Vavilov, aux paragraphes 120 à 122.

[37]      Le Conseil doit également interpréter l’article 85 de manière honnête, non tendancieuse et non opportune : arrêt Vavilov, aux paragraphes 120 et 121. Une analyse axée sur le résultat n’a pas sa place dans cet exercice : arrêt Vavilov, aux paragraphes 120 et 121; voir aussi l’arrêt Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174 (arrêt Williams), aux paragraphes 41 à 52; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328, aux paragraphes 73 à 86; Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, aux paragraphes 18 et 24 à 27; Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224 (arrêt Utah), au paragraphe 15 (tous dans le contexte des tribunaux judiciaires, mais également applicables aux décideurs administratifs).

[38]      Le Conseil a également adopté des lignes directrices pour s’aider et aider les autres à appliquer l’article 85 : Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, Compendium des politiques, des Lignes directrices et des procédures, mis à jour en février 2017 [les lignes directrices], consultable en ligne à l’adresse <www.pmprb-cepmb.gc.ca>. Il en a le pouvoir : Loi sur les brevets, au paragraphe 96(4). Les lignes directrices elles-mêmes constituent seulement un encadrement non contraignant, et non le droit. Elles doivent être compatibles avec le droit applicable, en l’espèce l’article 85 : Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 6 et 7; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335, au paragraphe 53, inf. pour un autre motif par l’arrêt 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909. Le Conseil n’a aucun pouvoir de modifier l’article 85 au moyen des lignes directrices.

[39]      Puisque les lignes directrices constituent un encadrement non contraignant, il est possible d’y déroger. Toute dérogation doit toutefois être raisonnable, c.-à-d. à tout le moins ne pas être incompatible avec une interprétation raisonnable de l’article 85. En outre, toute dérogation doit être accompagnée d’une explication motivée.

[40]      La Cour fédérale a indiqué (au paragraphe 60) que, pour décider si le prix d’un médicament est excessif ou non, le Conseil « n’a pas l’obligation d’appliquer un critère particulier » et « [qu’il] n’y a pas qu’un seul bon critère. » La Cour fédérale faisait peut-être référence au fait que le champ d’application de l’article 85 est relativement large et que les éléments à examiner sont quelque peu flottants. Toutefois, il existe très certainement un critère à l’article 85 et, pour être raisonnable, le Conseil doit, en rendant sa décision, interpréter et suivre ce critère : Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 R.C.F. 203, demeurant valide après l’arrêt Vavilov et étant conforme à celui-ci. L’article 85, interprété conformément à son texte, son contexte et son objet, fournit ce critère. Même si l’article 85 confère au Conseil un pouvoir discrétionnaire très large, un pouvoir discrétionnaire est toujours soumis aux limites imposées par le sens véritable du texte législatif qui le prévoit et il doit toujours demeurer strictement dans ces limites : Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121 (arrêt Roncarelli); Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231.

[41]      En l’espèce, Alexion a indiqué au Conseil que la décision du Conseil d’exiger que le prix du Soliris soit inférieur aux prix pratiqués dans les sept pays de comparaison était contraire à l’article 85, dans la mesure où elle accordait au critère des prix pratiqués à l’étranger, prévu à l’alinéa 85(1)c), un statut supérieur à celui de tous les autres critères et dans la mesure où elle écartait dans les faits le critère de l’indice des prix à la consommation, prévu à l’alinéa 85(1)d) : réponse modifiée et caviardée d’Alexion à l’exposé des allégations, datée du 16 février 2016 (dossier d’appel, vol. 1, à la page 205). Alexion nous a présenté les mêmes observations. Devant la Cour, elle a ajouté que, ce faisant, le Conseil avait écarté six des sept pays qui lui servent normalement aux fins de comparaison, en s’attachant à seulement un, celui dans lequel le prix est le plus bas.

[42]      L’observation d’Alexion est cruciale pour l’issue de l’affaire et elle touche à la question la plus centrale de toutes les questions à laquelle une cour de révision doit répondre : la question de savoir si le décideur administratif a outrepassé ou non les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi habilitante, raisonnablement interprétée.

[43]      Pourtant, le Conseil semble ne pas avoir traité l’observation d’Alexion, que ce soit explicitement ou implicitement. Le Conseil a affirmé (au paragraphe 134) pouvoir « décider de la pertinence et du poids à accorder aux facteurs pris individuellement », mais la majeure partie de son analyse n’est qu’une conclusion : « [a]près examen approfondi des observations des parties et de la preuve en l’espèce, […], en s’appuyant sur ses connaissances spécialisées et son jugement » (au paragraphe 121).

[44]      Au mieux, le Conseil a obscurci la discussion sur ce point, empêchant ainsi la cour de révision de comprendre s’il s’est octroyé ou non un pouvoir qui ne lui a pas été conféré par la loi. En obscurcissant la discussion, le Conseil s’est dans les faits placé au-delà de tout examen sur ce point, de sorte qu’il demande à la Cour de lui signer un chèque en blanc. Néanmoins, la Cour ne signe pas de chèques en blanc. Le décideur administratif ne peut pas échapper à son obligation de rendre des comptes : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294, aux paragraphes 102 à 105; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, [2018] 4 R.C.F. F-19, aux paragraphes 23 et 24.

[45]      Plus préoccupant encore, comme nous le verrons, le Conseil pourrait s’être octroyé des pouvoirs que la loi ne lui a pas conférés. L’absence d’explication motivée pour certains points signifie que nous ne pouvons pas être plus catégoriques que cela.

[46]      En l’espèce, le Conseil semble avoir décidé qu’il était en mesure de trancher la question en se fondant sur les critères définis au paragraphe 85(1). Par conséquent, aux termes du paragraphe 85(2), il ne pouvait pas se fonder sur le paragraphe 85(2). Pour faire bonne mesure, le Conseil a indiqué explicitement à une occasion (aux paragraphes 135 à 140) qu’il n’examinerait pas les critères définis au paragraphe 85(2), plus précisément le coût de réalisation et de mise en marché du médicament.

[47]      Toutefois, sans fournir d’autre explication dans ses motifs — et il n’y en a pas en l’espèce — le Conseil semble avoir continué en examinant la question des coûts en application du paragraphe 85(2). Il a examiné les prix pratiqués dans d’autres marchés à titre de substituts raisonnables pour estimer le coût de réalisation et de mise en marché du médicament, un critère prévu au paragraphe 85(2) (au paragraphe 160). De même, le Conseil a conclu (aux paragraphes 33, 166 et 202) que le prix pratiqué dans d’autres pays, et plus précisément au Royaume-Uni, lui permettait de conclure que les coûts du Soliris permettaient à Alexion de rentrer dans ses frais et que ce médicament générait un taux de rendement nominal. Le Conseil a également examiné les coûts lorsqu’il a indiqué (au paragraphe 182) qu’il était « juste de présumer que le prix en vigueur dans les pays de comparaison est fixé de manière à couvrir les coûts du breveté » [note de bas de page omise]. Il a par ailleurs examiné (au paragraphe 152) certains commentaires sur l’état des prix dans des pays autres que les sept pays de comparaison, alors qu’il ne disposait pas d’éléments de preuve concernant le prix réel pratiqué dans l’un de ces pays. Normalement, cette question ne pouvait être tranchée qu’en application du paragraphe 85(2) et en s’appuyant sur des éléments de preuve.

[48]      Un autre doute fondamental concerne le fait que le Conseil a mal compris la mission que le législateur lui a confiée aux termes de l’article 85. Tout au moins, il manque une explication motivée à cet égard.

[49]      Selon plusieurs sources faisant autorité, les dispositions de la Loi sur les brevets relatives aux prix excessifs ont pour objet de contrôler les abus de droits de brevets, et non de contrôler le caractère raisonnable des prix, de réglementer les prix ou de protéger les consommateurs de manière générale : Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 725, [2020] 4 R.C.F. 180 (décision Médicaments novateurs Canada), aux paragraphes 76 à 89; Canada (Procureur général) c. Sandoz Canada Inc., 2015 CAF 249, [2016] 2 R.C.F. F-6, au paragraphe 26; ICN Pharmaceuticals, Inc. c. Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, T-2541-95, le 15 février 1996, 1996 CanLII 11903, [1996] 2 C.F. F-27, (C.F. 1re inst.) (décision ICN Pharmaceuticals, Inc.), conf. par l’arrêt [1997] 1 C.F. 32 (C.A.); arrêt Manitoba Society of Seniors Inc. v. Canada (Attorney-General) (1991), 77 D.L.R. (4th) 485, 70 Man. R. (2d) 141 (Q.B.) (Manitoba Society of Seniors Inc.), aux paragraphes 19 à 21. Dans un arrêt, la Cour suprême évoque occasionnellement et de manière souple le fait que ces dispositions peuvent avoir pour objet de protéger les consommateurs et elle invoque certains discours de politiciens à cet effet : Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3 (arrêt Celgene). Elle limite toutefois cet objet aux besoins précis de la lutte contre les abus de brevet : aux paragraphes 28 et 29, citant la décision ICN Pharmaceuticals, Inc. Si les dispositions de la Loi sur les brevets fédérale relatives aux prix excessifs avaient pour objet l’établissement de prix raisonnables, la réglementation des prix et la protection des consommateurs en général, leur constitutionnalité serait mise en doute : voir, par exemple, les décisions Médicaments novateurs Canada et Merck Canada Inc. c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 4541.

[50]      Dans ce domaine, la Loi sur les brevets a pour objet de préserver l’équilibre entre l’encouragement de la recherche, d’une part, et l’élaboration de médicaments brevetés et leur introduction au Canada, d’autre part, au moyen de l’octroi d’un monopole et de protections contre un abus de ce monopole : arrêt Manitoba Society of Seniors Inc., au paragraphe 21; décision ICN Pharmaceuticals, Inc. Le contrôle des prix en général n’a pas sa place dans cet exercice.

[51]      À en juger par les motifs donnés, le Conseil a écarté la plupart des décisions mentionnées précédemment. Il s’est plutôt emparé d’un extrait de l’arrêt Celgene pour interpréter sa mission (au paragraphe 108) comme s’il concernait la protection des consommateurs en général. Cela l’a conduit à indiquer qu’il avait pour mission de veiller à ce que les prix soient raisonnables, et non d’empêcher les cas de prix abusifs qui nuisent à l’équilibre des objectifs mentionné au paragraphe précédent. Le Conseil s’y est pris de deux grandes façons :

•      Il a évoqué sa prétendue mission de « protection du consommateur » (au paragraphes 107 à 109, 161, 233, 244 et 246). La jurisprudence que j’ai définie précédemment n’indique pas que le Conseil possède une telle mission.

•      Il a cité sa prétendue mission générale d’établissement de « prix raisonnables », selon lequel le Conseil devrait veiller à ce que les prix des médicaments brevetés n’atteignent pas des « niveaux inacceptables »; il a également mentionné la norme, prévue par la loi, à appliquer au prix du Soliris pour vérifier s’il est « raisonnable » ou non, par opposition à un prix « excessif » : motifs du Conseil, aux paragraphes 108, 152, 161, 162, 166 et 216. Une fois de plus, la jurisprudence que j’ai définie précédemment indique que cette tâche ne revient pas au Conseil.

[52]      À cet égard, l’article 85 de la Loi sur les brevets mentionne des prix « excessifs », et non des prix « raisonnables ». Ces deux aspects sont très différents. S’il n’y avait en fait aucune différence en l’espèce, le Conseil aurait dû expliquer pourquoi. Il ne l’a expliqué nulle part. En effet, à aucun moment il n’a examiné le concept de « prix excessif » ou démontré avoir dû examiner cette question aux fins d’interprétation du texte législatif, en tant que point central de la présente affaire.

[53]      Le Conseil a tiré la norme du « prix raisonnable », entre autres, de certaines déclarations faites à l’occasion de débats du législateur. Cependant, la prudence s’impose. Ces déclarations ont « [de] nombreuses lacunes » et une « valeur probante […] restreinte » : arrêt Rizzo, au paragraphe 35; arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, au paragraphe 106. Le sens véritable du texte législatif, en l’espèce l’article 85 de la Loi sur les brevets, constitue le droit, et non ce que des politiciens peuvent avoir dit à cet égard en un lieu précis et à un moment précis, quelle qu’en soit la raison : Schmidt c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 55, [2019] 2 R.C.F. 376, au paragraphe 31; arrêt Williams, aux paragraphes 50 et 51. De même, on trouvera à l’occasion, dans les motifs du jugement rendu par une cour, une formulation générale qui n’a pas vocation à exposer le sens véritable d’un texte législatif en fonction de son texte, de son contexte et de son objet. Par exemple, un juge utilise parfois, par souci de clarté et d’économie, des mots et des formulations informels afin de résumer un point, au lieu d’une formulation juridique et technique. Le décideur administratif doit toujours garder à l’esprit que ces formulations informelles ne l’emportent pas sur le sens véritable du texte législatif, c.-à-d. sur le droit : arrêt Utah, au paragraphe 28 et les affaires auxquelles le juge renvoie.

[54]      Il est vrai que le Soliris est un médicament très coûteux et que cela a une incidence potentiellement importante sur les budgets en matière de soins de santé. Beaucoup de médicaments qui ont exigé des dizaines d’années d’élaboration, comme le Soliris, et qui servent dans ces cas extrêmement rares, comme les conditions que le Soliris permet de traiter, sont très coûteux. Toutefois, en l’absence de toute forme d’explication motivée (si tant est qu’il en existe une), cela ne nous apporte aucune indication sur la question de savoir si le prix du Soliris est « excessif » ou non au sens de l’article 85 de la Loi sur les brevets.

[55]      De nombreux autres signes nous indiquent que le Conseil s’est prévalu d’une mission de réglementation des prix en général. Dans sa décision, le Conseil a tenu compte des éléments qui suivent :

•      Les répercussions du prix du Soliris sur le budget des provinces (aux paragraphes 27, 166 et 167). Il pourrait s’agir d’un critère logique si le Conseil était censé veiller au contrôle des prix, c.-à-d. s’il avait pour tâche de veiller à ce que les prix soient « raisonnables ». Il est toutefois difficile de voir la pertinence de cet élément par rapport à celui du prix excessif qui est mentionné à l’article 85. À tout le moins, le Conseil aurait dû donner une explication motivée concernant la pertinence du budget des provinces. Il ne l’a pas fait.

•      Le simple fait que le prix du Soliris a fait l’objet d’un examen en Irlande et en Nouvelle-Zélande (au paragraphe 152), sans indication toutefois concernant le prix réel pratiqué dans ces pays (au paragraphe 154). Sans autre explication, ce point ne permet pas de conclure logiquement au fait que le prix pratiqué au Canada est « excessif ».

•      Des commentaires formulés dans d’autres pays, selon lesquels le prix du Soliris serait [traduction] « exorbitant » et [traduction] « astronomique » et qu’Alexion « [aurait] refusé de proposer un prix viable et raisonnable » (au paragraphe 152). La conclusion selon laquelle le prix d’un médicament est très élevé et non viable pour le budget de santé d’autres pays ne permet pas nécessairement de conclure, sans explication, que ce prix est « excessif » au Canada ou au sens de l’article 85 de la Loi sur les brevets.

•      Le fait que le prix du Soliris au Royaume-Uni est contesté pour son caractère déraisonnable (au paragraphe 162). Le fait qu’un prix est contesté ne signifie pas nécessairement qu’il est déraisonnable, même si le « caractère déraisonnable » avait constitué en l’espèce la norme prévue par la loi.

•      Le fait que les médicaments brevetés sont en général plus coûteux à l’étranger, plus précisément aux États-Unis, qu’au Canada (au paragraphe 163). Cet élément constituerait un critère pertinent pour la réglementation des prix en général. S’il était pertinent pour le critère du prix « excessif » aux termes de l’article 85 de la Loi sur les brevets, le Conseil aurait dû l’expliquer.

•      Le fait que le prix appliqué par Alexion aux États-Unis indique qu’elle serait prête à vendre le Soliris à un prix bien moindre (au paragraphe 165) et qu’il serait « généreux d’autoriser Alexion » à vendre ce médicament à un prix comparable au prix international le plus bas (au paragraphe 162). Si cet élément peut constituer un indicateur du fait que le prix d’un médicament breveté est raisonnable, il ne constitue pas nécessairement un indicateur du fait que le prix est excessif. À tout le moins, cela exige une explication.

•      Le fait que la population canadienne devrait bénéficier du prix le plus faible par rapport à ceux pratiqués dans les pays de comparaison (au paragraphes 166 et 167). Le Conseil a ajouté que « les Canadiens ne devraient jamais payer davantage pour [le] Soliris que le plus bas prix en vigueur dans tous les pays de comparaison » (au paragraphe 202). Ce type de déclarations, sans explication au regard de la norme prévue dans la loi, s’apparente à un contrôle des prix, et non à un contrôle de leur caractère excessif.

[56]      Le Conseil n’a à aucun moment examiné de façon rigoureuse l’objet de l’article 85 de la Loi sur les brevets dans son ensemble, notamment l’équilibre important que j’ai mentionné au paragraphe 50 qui précède.

[57]      En l’espèce, l’une des parties les plus controversées de la décision du Conseil concerne le fait que le Conseil a dérogé aux lignes directrices — qui renvoient habituellement au prix international le plus élevé en tant que comparateur clé — afin de conclure que le prix du Soliris est excessif, au motif qu’il est supérieur au prix international le plus bas.

[58]      Lorsqu’un décideur déroge à une pratique de longue date, à la jurisprudence interne établie ou à des lignes directrices, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cette dérogation dans ses motifs. S’il ne s’acquitte pas de ce fardeau, la décision sera jugée déraisonnable : arrêt Vavilov, au paragraphe 131.

[59]      L’obligation du Conseil d’expliquer sa décision de déroger aux lignes directrices en l’espèce était forte, étant donné que cette décision était de la plus haute importance pour Alexion. Cette décision a quasiment multiplié par vingt la responsabilité d’Alexion : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 27; motifs du Conseil, au paragraphe 11. En outre, cette décision était cruciale pour l’issue de l’affaire, dans la mesure où elle permettait au Conseil de contourner commodément certaines lacunes dans les éléments de preuve, qui auraient autrement empêché le Conseil de rendre une ordonnance contre Alexion : le Conseil a indiqué aux paragraphes 193 à 196 que les éléments de preuve auraient pu être insuffisants pour conclure au caractère excessif du prix au moyen de la mesure du « prix international le plus élevé » habituelle. Finalement, la décision du Conseil de s’écarter des lignes directrices a eu pour effet de restreindre dans un avenir prévisible le prix du Soliris « de manière à ce qu’il ne dépasse pas le prix le plus bas » parmi ceux pratiqués dans les pays de comparaison : motifs du Conseil, au paragraphe 1.

[60]      De même, la dérogation du Conseil aux lignes directrices et le fait d’exiger que le prix du médicament demeure inférieur à celui pratiqué dans n’importe lequel des sept pays de comparaison sont sans précédent. Cela constitue une dérogation à la compétence du Conseil. Dans les circonstances de l’espèce, cela exige une explication cohérente et relativement détaillée. À défaut d’une telle explication, la dérogation semble arbitraire et irrespectueuse des principes et du droit; elle ne constitue rien de moins que le produit d’un [traduction] « pouvoir discrétionnaire sans entraves » : arrêt Roncarelli, précité.

[61]      Le Conseil a affirmé (au paragraphe 166) se trouver face à des « circonstances uniques » justifiant qu’il déroge aux lignes directrices, mais il n’a pas précisé ces circonstances, sauf pour souligner ce qui suit :

•      Un rapport produit au Royaume-Uni critique le prix du Soliris pratiqué dans ce pays et l’estime potentiellement déraisonnable (au paragraphe 162). Le Conseil a conclu que cela démontrait qu’il serait généreux d’autoriser Alexion à vendre ce médicament à ce prix. Le rapport ne fournit toutefois aucune conclusion explicite concernant le caractère raisonnable ou excessif du prix pratiqué au Royaume-Uni.

•      Les prix d’autres médicaments au Canada sont généralement inférieurs à ceux pratiqués aux États-Unis, alors que celui du Soliris au Canada est supérieur à celui pratiqué aux États-Unis à certains égards (aux paragraphes 163 et 164). Le Conseil a également commis une erreur en affirmant que les prix pratiqués au Canada étaient supérieurs de 20 p. 100 à ceux pratiqués aux États-Unis en 2016.

Dans sa plaidoirie, le procureur général n’a pas été en mesure de souligner une autre « circonstance unique », de quelque nature que ce soit, sur laquelle le Conseil aurait pu se fonder.

[62]      Les deux critères que le Conseil a exposés indiquent seulement que le Soliris est également coûteux dans d’autres pays et qu’il déroge à la tendance générale selon laquelle les médicaments sont plus abordables au Canada qu’aux États-Unis. Néanmoins, à eux seuls, ces deux critères ne suffisent pas à étayer de façon logique la décision de déroger aux lignes directrices, à moins que le Conseil ait agi ainsi aux seules fins d’obtenir un résultat précis, ce qui constituerait un motif d’annuler la décision : arrêt Vavilov, aux paragraphes 120 et 121.

[63]      La Cour fédérale a conclu que les raisons du Conseil de s’écarter des lignes directrices étaient « sérieuses et impérieuses » : motifs de la Cour fédérale, aux paragraphes 63 à 68. Je ne trouve aucun fondement à cette conclusion. Les raisons du Conseil — examinées de manière globale et au regard du dossier, en prêtant attention aux conclusions tant implicites qu’explicites — sont pauvres et ténues. Il ne suffit pas de mentionner vaguement des « circonstances uniques », puis d’en mentionner seulement deux qui ne semblent pas uniques et qui sont loin d’appuyer logiquement la dérogation importante et sans précédent aux lignes directrices que le Conseil s’est permise en l’espèce.

[64]      De même, il convient de noter que, dans cette partie de ses motifs, le Conseil ne justifie jamais ses décisions en se fondant sur l’article 85 de la Loi sur les brevets ou, plus précisément, sur le texte, le contexte et l’objet de l’article 85. S’il avait fourni une explication motivée concernant le sens véritable de l’article 85 plus tôt dans ses motifs, la Cour aurait pu être en mesure de comprendre en quoi l’utilisation sans précédent du prix international le plus bas était justifiée. Je n’ai toutefois discerné aucune explication motivée à cet égard.

[65]      Le Conseil a ordonné à Alexion de restituer à la Couronne les revenus excédentaires qu’elle avait générés de 2009 à 2017. Il l’a fait en vertu du pouvoir qui lui est conféré par l’article 83 de la Loi sur les brevets. Soit que cette ordonnance réparatrice est déraisonnable sur le fond, soit qu’il n’est pas possible d’en discerner l’explication motivée.

[66]      Le Conseil n’a pas examiné, que ce soit de manière implicite ou explicite, le texte, le contexte et l’objet de l’article 83. S’il l’a fait, il n’est pas possible d’en discerner les raisons, qu’elles soient implicites ou explicites.

[67]      Comme je l’ai mentionné précédemment, le Conseil a appliqué l’article 85 en utilisant le prix international le plus bas parmi ceux pratiqués dans les sept pays de comparaison, à titre de point de comparaison pour décider si le prix du Soliris était excessif ou non. Néanmoins, il a ensuite appliqué l’article 83 pour ordonner une mesure de redressement en se fondant cette fois-ci sur le prix international le plus élevé. Il n’a pas expliqué cette incohérence de manière claire et cohérente, notamment en quoi cette approche est conforme au texte, au contexte et à l’objet de l’article 83. Par ailleurs, plus tôt dans ses motifs, le Conseil a refusé de statuer sur certaines objections à l’encontre d’éléments de preuve concernant les données sur le prix international le plus élevé (aux paragraphes 193 à 196); cependant, il n’a pas expliqué pourquoi il était tout de même en mesure d’ordonner une mesure de redressement en se fondant sur ces mêmes données. Sans explication adéquate, cette ordonnance semble arbitraire et irrespectueuse des principes ou du droit, rien de moins que le produit d’un pouvoir discrétionnaire sans entraves.

[68]      En ordonnant la mesure de redressement, le Conseil n’a pas examiné les prix réels du Soliris qu’Alexion avait reçus. Des éléments de preuve lui avaient été présentés à cet égard. Pourtant, il a préféré utiliser les prix courants. Par conséquent, le montant d’argent qu’Alexion a été condamné à payer à la Couronne comprend des revenus qu’Alexion n’a jamais réellement touchés. Ce résultat semble incohérent par rapport à la formulation ou à l’objet de l’article 83. À tout le moins, le Conseil n’a pas fourni d’explication motivée pour justifier la conformité de ce résultat à l’article 83.

F.    Conclusion

[69]      Pour les motifs qui précèdent, la décision du Conseil ne peut être retenue. Elle doit être annulée et renvoyée au Conseil afin qu’il la réexamine.

[70]      Après avoir reçu les observations des parties concernant le nouvel examen, il sera loisible au Conseil de prendre la décision qui lui semblera adéquate, quelle qu’elle soit, en s’appuyant sur une interprétation raisonnable du texte législatif tel qu’il s’applique aux éléments de preuve en l’espèce. Il lui sera loisible de conclure que le prix est excessif ou non aux termes de l’article 85. S’il conclut que le prix est excessif, il pourra ordonner ou non une mesure de redressement en application de l’article 83. Le cas échéant, il pourra rendre une ordonnance plus ou moins favorable que la précédente, selon son interprétation raisonnable de l’article 83 tel qu’il s’applique aux éléments de preuve en l’espèce. En rendant sa décision, le Conseil devra veiller à fournir une explication motivée et facile à discerner pour les questions centrales — les questions sur lesquelles l’affaire reposera et les questions de grande importance que les parties auront soulevées dans leurs observations.

G.   Règlement proposé

[71]      J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale daté du 12 juin 2019, dossier no T-1596-17, et, rendant le jugement qui aurait dû être celui de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire d’Alexion et je renverrais l’affaire au Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, afin qu’il la réexamine. J’accorderais les dépens à Alexion pour la présente instance et pour les instances inférieures.

            Le juge Webb, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

            Le juge Rennie, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.